Terrasses, restaurants, boutiques, théâtre à ciel ouvert, postes d’amarrage pour les yachts et bien d’autres services. La corniche du Nil est en train de se métamorphoser dans une partie de la capitale, précisément dans la région d’Imbaba où une nouvelle passerelle est en cours de construction. Baptisée « la passerelle du peuple d’Egypte », elle va s’étendre sur 4 km, entre Imbaba et la zone de Mazallat.
95 % de la population vit au bord du Nil sur une surface qui ne dépasse pas 5 % de la superficie totale du pays. ((Photo :Hachem Aboul-Amayem))
Ce projet n’est ni le premier du genre ni le dernier au bord du fleuve. Tout au long des années, les aménagements ne manquaient pas ici et là. Car le Nil, pour les Egyptiens, c’est toute leur vie. 95% de la population vit au bord du Nil, bien que cette surface ne dépasse pas 5% de la superficie totale du pays. Chaque citoyen est lié d’une façon ou d’une autre aux deux bandes de terre qui bordent ce fleuve.
Traversant l’Egypte du nord au sud (22 villes au total), ce fleuve a joué un rôle important dans la vie sociale depuis l’époque des pharaons. Ces derniers, très attachés au Nil, source intarissable de nourriture, occupaient les rives du Nil et c’est là où ils ont fondé leur civilisation. La vie des habitants a toujours été intimement liée au fleuve sacré, y compris la mort. La preuve, selon l’historien Sameh Al-Zahar, est que tous les monuments importants, les temples et les résidences de la royauté étaient situés à proximité de la rive Est du Nil, là où se lève le soleil, et les tombes des notables du côté de la rive ouest, où le soleil se couche. « Le Nil a été divinisé par les Anciens Egyptiens et cette sacralisation a façonné la relation entre l’Egyptien et le fleuve durant cette période de l’histoire », ajoute-t-il.
Beaucoup de familles qui n’ont pas les moyens ne peuvent pas aller plus loin que sur la corniche.
Ce lien s’est poursuivi jusqu’à l’époque moderne, comme l’explique Al-Zahar, sauf qu’après les pharaons, cette relation n’était plus basée sur la sacralisation, mais sur le respect et la gratitude. « Les Fatimides et les Mamelouks ont construit leurs bâtisses importantes et leurs palais à proximité du Nil ainsi que des châteaux d’eau pour stocker l’eau portable », précise-t-il. Les historiens, continue-t-il, mentionnent dans leurs livres que les Egyptiens ont continué à vivre et célébrer les fêtes au bord du Nil. Les Fatimides ont ajouté un petit quelque chose à ces fêtes en faisant des promenades le long du fleuve autour duquel ils ont construit de grands jardins. « Ils mangeaient du poisson, buvaient du jus de citron et faisaient des balades en felouques ». Des scènes narrées par Al-Maqrizi (1364-1442), un historien égyptien considéré comme l’un des auteurs les plus importants de l’historiographie égyptienne.
Mille ans après les Fatimides, des milliers d’années après les pharaons, les Egyptiens continuent de tourner autour du même axe sur les rives du fleuve: ils y habitent, pratiquent l’agriculture, font de la pêche et célèbrent leurs fêtes. Et même lorsque l’un d’eux décide de se donner la mort, il ne trouve de meilleur endroit que le Nil pour s’y jeter !
Avec vue sur le Nil
Beaucoup de familles qui n’ont pas les moyens ne peuvent pas aller plus loin que sur la corniche.
Habiter sur le Nil, c’est le rêve d’un grand nombre de personnes, mais seule une minorité peut le réaliser. « Il habite sur la corniche », dit-on, façon de dire que c’est une personne distinguée. Les immeubles qui se dressent tout le long de la corniche, surtout de Maadi, Zamalek et Agouza, sont toujours les plus chers. « Les prix des appartements avec vue sur le Nil diffèrent des autres dans ces mêmes quartiers et coûtent excessivement chers. Le prix d’un logement à Maadi ou à Zamalek sur la corniche, atteint les 5, 7 ou 12 millions pour des superficies qui varient entre 300 et 500 m2. Et, il peut atteindre les 21 millions lorsqu’il s’agit d’un appartement ultra luxe de 500 m2 à Zamalek », explique Samir Chaabane, courtier.
Il ajoute que malgré la construction de nouvelles villes aux alentours du Caire, et qui sont conçues de façon moderne avec des espaces verts, des piscines, etc., avoir un appartement avec vue sur le Nil reste très prisé. Samir en donne la preuve en disant que les prix des chambres dans les hôtels situés au bord du Nil sont nettement plus chers. « Les clients s’y rendent pour avoir une vue sur le Nil et admirer ce beau fleuve sacré », dit Chaabane. Et c’est le cas dans les autres villes qui possèdent une corniche. Habiter au bord du Nil reflète la position sociale d’un individu qui est à l’aise financièrement. De plus, cela lui permet de préserver sa vie privée et garantir sa sécurité grâce à l’eau qui entoure sa demeure. Alors on trouve toujours, à proximité du Nil, la maison du maire ou celles des grands notables d’un village ou d’une ville.
Et si acheter ou louer un appartement avec vue sur le Nil coûte cher, il y a des personnes qui habitent les îles de Dahab et Warraq au Caire et d’autres endroits qui longent le Nil, dans des maisons modestes construites parfois de boue. Et, ils n’ont dépensé aucun sou pour ça. Même les personnes qui n’ont pas de maisons peuvent vivre gratis sur le Nil, comme les pêcheurs qui possèdent de petites embarcations sur lesquelles ils vivent avec leur famille. Ils ont tout ce dont ils ont besoin sur leurs felouques qu’ils amarrent au coucher du soleil à l’aide d’une corde nouée solidement autour d’un crochet en fer, incrusté dans le sol, et ils la dénouent le lendemain à l’aube pour aller pêcher. Ces derniers ne posent les pieds au sol que pour vendre leurs poissons, autrement, ils sont toujours dans l’eau.
Et entre les résidences huppées et celles bien plus modestes, il y en a d’autres au juste milieu. Ceux qui habitent au bord du Nil dans des dahabiyas, awamas ou péniches stationnaires. Il ne reste actuellement de ces maisons flottantes qu’une dizaine, mais il ne faut pas oublier l’importance de ces résidences, leurs occupants ainsi que le rôle social, politique et littéraire qu’ils ont joué à une certaine période de l’histoire égyptienne.
Sorties, balades et amourettes …
Comme leurs ancêtres, les Egyptiens continueront à exprimer leur joie et leur tristesse au bord du Nil. (Photo : Mohamad Hassanein)
Ces bords du Nil ont toujours accueilli les amoureux du fleuve pour s’y promener et passer des moments agréables. Une des sorties que les Egyptiens ne ratent jamais c’est celle du jour de Pâques. On voit la même scène tout le long des rives du Nil: des familles portant des vêtements de fête se rassemblent autour d’un repas traditionnel composé de poissons salés et d’oignons verts.
Le reste de l’année, on peut faire une balade sur la corniche pour une dizaine de L.E.. S’asseoir sur un des bancs et acheter auprès des marchands ambulants des pois chiches, des graines de lupin, des pépins, des cacahouètes, des boissons gazeuses et même des sandwichs.
Sur les ponts qui lient les deux rives, on trouve, particulièrement en été, des personnes qui offrent aux passants un verre de thé ou du café et une chaise en plastique pour s’assoir en échange d’une petite somme d’argent. C’est presque la seule sortie pour beaucoup de familles qui n’ont pas les moyens de se payer une sortie chère.
Mais il y a aussi des cafés et des restaurants 5 étoiles qui accueillent ceux qui désirent déjeuner ou dîner dans une atmosphère agréable avec une vue sur le Nil. Dans l’eau, les felouques et d’autres embarcations plus grandes ne cessent de faire des va-et-vient toute la journée. Elles proposent aux clients des promenades sur le Nil ou servent d’endroit pour célébrer un mariage ou un anniversaire. Entre ceux-ci et ceux-là, la corniche restera à jamais l’endroit le plus romantique. Des couples s’arrêtent pour s’adosser à la balustrade, les épaules bien collées, donnant le dos aux passants en se chuchotant à l’oreille. Plus loin, des jeunes mariés posent pour des photos souvenirs …
Un lien plus fort dans les campagnes
« Exactement comme leurs ancêtres, les villageois cultivent à proximité du Nil, s’y baignent, font leur vaisselle, lavent leur linge, s’adonnent à la pêche et sont toujours en contact de l’eau. Leur culture et leur vie sont liées à ce fleuve », dit l’écrivain Messaoud Choumane, en rappelant que l’Egypte est un don du Nil comme l’avait dit l’historien grec Hérodote, puisque toute la vie tourne autour de ce fleuve.
« L’attachement au Nil est le même chez tous les Egyptiens, mais plus on s’éloigne des grandes villes, plus on remarque cette relation qui semble être encore plus profonde », dit Mahmoud Al-Dessouqi, écrivain spécialiste dans l’héritage humain égyptien et originaire de Haute-Egypte. Ce dernier affirme que parmi tous les aspects cités, il y a celui des traditions et coutumes qui s’ajoute et qu’on remarque surtout dans les gouvernorats du sud. Les habitants de ces régions, d’après lui, se considèrent les gardiens qui possèdent les clés du portail du Nil.
Couleur brune et âme vivante comme lui, le fleuve fait partie de tous les détails de la vie quotidienne. On plonge le nouveau-né dans l’eau du Nil une semaine après sa naissance. Avant d’emporter le trousseau de la mariée dans sa nouvelle demeure, le cortège doit passer par le bord du Nil, soit à dos d’ânes, de chameaux ou chargé sur des véhicules. Les prêtres ont pour coutume de plonger dans le Nil lors de la fête du Ghitas (épiphanie), comme l’exige la tradition. Les femmes qui désirent tomber enceintes font un plongeon dans l’eau du Nil presque toutes nues après avoir été effarées par d’autres femmes. C’est ainsi, selon la tradition, que le corps de la femme s’ouvre à la fertilité du fleuve.
Lors d’un décès, les femmes vont pleurer et exprimer leur chagrin au bord du fleuve. Il y a des lacs sacrés autour desquels les hommes de Haute-Egypte se retrouvent souvent pour implorer sa bénédiction. « C’est vrai que de telles traditions et d’autres se font de plus en plus rares, mais certaines subsistent, même si elles se font en cachette », dit Sameh Al-Zahar, en achevant que cette passion pour le fleuve demeurera tant que le Nil coulera.
« Il faut développer cette idée et l’appuyer par des projets qui soutiennent la présence de corniche comme celui de la passerelle du peuple de l’Egypte, qui représente un musée ouvert sur le Nil puisqu’on ne peut pas transporter ce fleuve dans un musée comme on peut faire avec les monuments », conclut-il .
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