L’aragoz, c’est l’histoire du bonhomme égyptien, telle est la conclusion de ce pittoresque spectacle de marionnettes à gant joué par une troupe d’étudiantes. Trois projecteurs émettent une lumière intense pour vaincre l’obscurité et un roulement de tambour retentit dans la salle où l’on peut voir, au milieu, le castelet ou le kiosque où se joue le théâtre de marionnettes. Cinq aragoz apparaissent sur scène et chacun possède un trait de caractère qui le représente : le sarcastique, le méchant, le vilain, le bon et l’arrogant. Derrière les coulisses, 7 jeunes filles se tiennent à genoux dans un espace qui ne dépasse pas 1,2 m. Malgré leur allure conservatrice, ces jeunes étudiantes ont fait montre d’audace et ont fait preuve de talent et de compétence lors du spectacle de l’aragoz. Leur professeur, se tenant devant elles durant la répétition, leur apprend comment prêter la voix et faire mouvoir avec la main une marionnette, afin de transmettre aux spectateurs des émotions alors que la chanson du célèbre film de Omar Al-Chérif Al-Aragoz résonne dans toute la salle.
Dans un autre coin de la salle, d’autres étudiantes sont en train de mettre les dernières touches qui donnent les expressions du visage des marionnettes-personnages qui vont accompagner l’aragoz lors du spectacle. Et un troisième groupe prépare le décor qui servira de toile de fond.

Cette initiative tente de présenter l’aragoz avec une figure moderne qui attire la génération du numérique. (Photo : Ahmad Aref)
Cette scène fait partie d’une initiative estudiantine lancée par la faculté d’éducation spécifique de l’Université du Caire. Après l’inscription à l’Unesco de l’aragoz et des marionnettes à gant sur la liste du patrimoine culturel immatériel nécessitant une sauvegarde urgente, le milieu culturel en Egypte témoigne d’un intérêt croissant. Dr Nabil Bahgat, professeur de théâtre à la faculté de lettres à l’Université de Hélouan, a pris l’initiative de documenter les histoires ainsi que les personnages qui figurent dans le spectacle de l’aragoz. Ses efforts de documentation ont servi comme source d’information et d’inspiration. « On a donc décidé de constituer un archivage audiovisuel de ces spectacles. Mon équipe, qui compte 28 étudiants et 4 bénévoles, a décidé d’apprendre à fabriquer l’aragoz ainsi que les marionnettes personnages qui font partie du spectacle. On a fabriqué 157 marionnettes à gant dont 37 différents aragoz », explique Dr Ossama Mohamad Ali, professeur adjoint d’art et de marionnettes à l’Université du Caire.
« Les spectacles de marionnettes m’ont toujours fasciné. La célèbre opérette Al-Leila Al-Kébira et les oeuvres de l’artiste Nagui Chaker ont marqué ma génération et forgé mon esprit », affirme Dr Ali, qui a préparé sa thèse de doctorat sur le théâtre des marionnettes et enseigne les techniques de leur fabrication. « Cette initiative a donc pour objectif de faire revivre cet art. L’équipe qui participe à ce travail va servir de noyau, afin que la nouvelle génération préserve cet héritage culturel, car l’aragoz joue un rôle pédagogique et éducatif, et l’enfant peut en tirer des leçons et absorber les messages sans même se rendre compte, tout en appuyant sur les bonnes habitudes et coutumes. Il incarne la personnalité de l’Egyptien dans des situations humaines dans la vie de tous les jours (l’aragoz comme prétendant, l’aragoz en tant qu’époux, l’étudiant, etc.). On aspire donc à faire revivre cet art en faisant rentrer ce théâtre dans les écoles et en donnant des spectacles de rue », poursuit-il, en ajoutant que l’équipe a participé à la première exposition de marionnettes programmée par l’UNIMA (Union Internationale de la Marionnette) et a présenté l’Egypte au Festival euro-méditerranéen pour le théâtre des jeunes en Tunisie, et ce, sans compter les 13 spectacles présentés à l’Université du Caire après la fondation de la troupe Khoyout (fils) constituée d’étudiants et de bénévoles.
Moderniser le spectacle

Les personnages de l’aragoz sont inspirés de la vie de tous les jours. (Photo : Ahmad Aref)
Mais une question s’impose donc : la nouvelle génération, qui est plongée actuellement dans le monde numérique, va-t-elle accepter le spectacle de l’aragoz classique ? « La réponse est bien évidemment non. Le spectacle doit évoluer, sinon l’aragoz risque de disparaître s’il ne parvient pas à s’adresser aux enfants d’aujourd’hui. Ces derniers vont le trouver très démodé », avance professeur Ossama. Raison pour laquelle le théâtre de marionnettes tente actuellement de profiter de la technologie et des outils numériques. Aujourd’hui, les nouveaux spectacles de l’aragoz ont recours au multimédia, au mixage de son et écrans cinématographiques qui servent de toile de fond, etc. « J’ai préparé ma thèse de magistère sur l’école Bauhaus de l’artiste allemand Oskar Schlemmer, qui a donné des spectacles où des marionnettes côtoyaient les danseurs de ballet et des personnages portant masques et costumes de carnaval. J’ai l’intention de m’inspirer de cette expérience riche dans les spectacles de l’aragoz », poursuit Dr Ossama.
D’ailleurs, pour enrichir la scène, le spectacle de l’aragoz ne compte pas uniquement sur un seul manipulateur de marionnettes derrière le kiosque, le nombre de marionnettistes peut atteindre les 7.

Une initiative estudiantine qui a pour objectif de préserver l’aragoz, inscrit sur la liste du patrimoine culturel qui nécessite une sauvegarde urgente. (Photo : Ahmad Aref)
Et si la matriochka est la poupée russe par excellence, Punch et Judy au Royaume-Uni et Giopinno en Italie, l’aragoz demeure le roi des marionnettes en Egypte. Selon Sara Hassan, professeure adjointe à la faculté d’éducation spécifique et qui participe aussi à cette initiative, estime que l’aragoz figure au Musée de la société géographique vêtu en blanc, et c’est le chanteur populaire Choukoukou qui a habillé son aragoz en rouge.
Aujourd’hui, dans le cadre de l’évolution, l’aragoz de chaque gouvernorat doit avoir sa propre tenue vestimentaire avec des traits de caractères communs à ses habitants (dialecte, couleur de peau, accessoires, etc.), mais aussi les thèmes à aborder, et ce, pour être proche des spectateurs auxquels il va s’adresser.
Tout un travail

Les étudiants s’apprêtent à fabriquer des marionnettes pour les présenter dans leur spectacle. (Photo : Ahmad Aref)
Dans un autre coin de la salle se trouvent des étagères sur lesquelles sont placées les marionnettes portant des traits de caractère différents. On a l’impression que nous sommes dans les coulisses d’un théâtre où les personnages s’apprêtent à jouer leur rôle. Les jeunes étudiantes servent de maquilleuses qui mettent les dernières touches sur les visages des marionnettes avant de monter sur scène. « Au début, on doit faire un patron de la main du manipulateur, puis introduire des tuyaux cylindriques qui facilitent le mécanisme du mouvement. Ensuite, chaque partie de la marionnette est fabriquée solennellement. Le visage s’avère la partie la plus importante et c’est ce qui distingue le trait de personnalité de chaque marionnette. Le fait de sculpter des traits du visage avec des fils de chaussettes de filet est très difficile », explique Hadir Achraf, étudiante de 21 ans.
Nourane Imam, une autre étudiante de 23 ans, partage cet avis. Elle assure que cette expérience leur a appris à observer attentivement les expressions du visage de personnes rencontrées dans la rue égyptienne, afin de remarquer les différences concernant les métiers, les couches sociales et le caractère. « Certains étudiants ont fabriqué des poupées qui ressemblent à leurs voisins ou à leurs parents. L’objectif est que les personnages qui entourent l’aragoz soient vivants et omniprésents dans notre quotidien », assure Nourane, en poursuivant que ceci demande une étude profonde sur le caractère avant de dessiner les traits du visage ainsi que l’accoutrement de la marionnette.
Or, cette initiative a sans doute fait face à de véritables défis. Hadir et Nourane confient que leurs parents n’ont pas apprécié l’expérience, car le travail prenait beaucoup de leur temps les obligeant à s’absenter longtemps de la maison. « Les parents avaient un regard péjoratif vis-à-vis de l’art de l’aragoz. Mais quand ils ont assisté à la dernière exposition, ils ont remarqué que nos fantoches ont été bien appréciés par des VIP comme le doyen de l’Université du Caire, le directeur de l’UNIMA et le directeur du théâtre de marionnettes. D’ailleurs, certains ont ressenti une familiarité avec certaines marionnettes qui ressemblaient à des membres de leur entourage lorsqu’ils étaient petits. Le père d’une étudiante m’a même avoué que cet univers lui rappelait les années 1950, alors qu’il habitait le quartier de Gamaliya. Ceci a créé une nostalgie qui a renforcé chez les familles des étudiantes l’esprit d’appartenance. Elles ont commencé à croire que nous faisons partie d’un projet national pour la préservation de notre héritage culturel », commente Dr Ossama.

(Photo : Ahmad Aref)
Et ce n’est pas tout. Bien que le spectacle de l’aragoz s’avère parmi ceux qui n’exigent pas de grand budget, le fait de moderniser cette marionnette a aussi son prix. « Il suffit de dire que pour faire uniquement un enregistrement vocal de qualité, on a besoin de louer un studio dont les frais peuvent s’élever à 5 000 L.E. et ce, sans compter que la fabrication d’une seule marionnette peut coûter 800 L.E. Et les coûts ne sont pas que matériels, car il faut 120 heures de travail pour initier les étudiants à la confection d’une marionnette, l’organisation d’une exposition et la présentation d’un spectacle », précise-t-il.
Une initiative très prometteuse qui a réussi, selon Hadir Achraf, à rassembler les jeunes de son université autour d’un projet commun et à leur apprendre surtout à travailler en équipe. « Je rêve de pouvoir réussir à préserver cet art, mais avec des thèmes profonds. Les spectacles de l’aragoz ne doivent être ni stupides ni superficiels, car il exprime l’état d’âme de tout un peuple, ses maux, ses problèmes et ses aspirations », conclut la jeune étudiante.
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