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Les maîtres du papyrus

Manar Attiya, Lundi, 13 septembre 2021

Al-Karamosse est le seul village en Egypte où l’on fabrique du papyrus. Aujourd’hui, les artisans font face à l’instabilité du marché et beaucoup d’ateliers ont fermé leurs portes. Reportage.

Les maîtres du papyrus
Cet art de fabrication du papyrus est un métier familial. (Photo : Mohamad Abdou)

« Le métier qui a fait notre réputation est en train d’agoniser », s’alarme Abdel-Naïm, 59 ans, qui fabrique du papyrus depuis l’âge de 8 ans. Aujourd’hui, il jette un regard lucide sur une profession qui vit de mauvais jours. Et même s’il aime toujours son métier, Abdel-Naïm se dit désabusé, car la diminution du nombre de touristes étrangers a eu un impact direct sur le secteur de l’artisanat, et en particulier les fabricants de papyrus qui ne peuvent plus écouler leurs productions comme par le passé. « Un des problèmes auxquels l’industrie est confrontée est sa dépendance vis-à-vis du tourisme, ce qui l’expose à des fluctuations. Je regrette que nous ayons perdu tout notre potentiel artisanal », poursuitil. Quant à son frère, il tient à rappeler l’importance de son village : « C’est le plus réputé dans la fabrication du papyrus ». Abdel-Naïm et Gamal sont deux frères qui tentent, tant bien que mal, de préserver le métier familial en continuant d’exercer cet art traditionnel tout en conservant quelques machines pour satisfaire le goût de certains clients.

Ces deux artisans ont connu les hauts et les bas de la fabrication du papyrus au village Al-Karamosse, situé à 150 km du Caire, dans le gouvernorat de Charqiya, dans le Delta du Nil. A Al-Karamosse, le commerce du papyrus était florissant. Tous les membres d’une même famille participaient à la fabrication du papyrus et les ateliers étaient collés les uns aux autres, le long des ruelles. « Aujourd’hui, c’est l’un des secteurs d’activité les plus touchés par la baisse du tourisme due à la pandémie du coronavirus. Cela a déjà été le cas à cause d’autres crises. Or, sans touristes, les fabricants de feuilles de papyrus ne peuvent pas écouler leur production. Avant, les terres cultivées en papyrus dans le village dépassaient les 500 feddans, aujourd’hui, il ne reste que 100 feddans seulement. Le nombre de fabricants s’élevait à 400 personnes, aujourd’hui, on en compte 50 seulement. Le revenu d’un fabricant de papyrus atteignait les 1 700 L.E., aujourd’hui, il ne dépasse pas les 700 L.E. », affirme Ahmad Mansour, directeur de l’unité locale d’Al-Karamosse.

Un métier familial

Les maîtres du papyrus
Al-Karamosse, le village le plus réputé dans la fabrication du papyrus. (Photo : Mohamad Abdou)

Ici, ce sont souvent des entreprises familiales où tous les membres de la famille participent à la fabrication du papyrus. Les hommes s’occupent des tâches difficiles nécessitant de grands efforts, tandis que les femmes font de petits travaux. Et les enfants aussi aident leurs parents. Bref, tous les membres de la famille s’entraident pour planter, fabriquer et vendre du papyrus. Assis à même le sol, ils effectuent les différentes étapes de la fabrication des feuilles de papyrus.

Des tas de tiges sont accumulés un peu Am Saïd Tarkhane. Ce dernier fait partie des pionniers de la culture et de la fabrication du papyrus au sein de cette bourgade. Il a commencé à exercer ce métier au début des années 1980. Il habite avec ses frères, ses soeurs, ses neveux et nièces dans une grande demeure qui s’élève sur cinq étages. Am Saïd a transmis les secrets du métier à tous les membres de sa famille. « Avant, la journée de travail commençait à l’aube. Les pères de famille se rendaient aux champs pour récolter les tiges qui sont plantées à partir du mois d’avril jusqu’à la fin du mois d’août. Ils commençaient par couper cette plante constituée d’une longue tige ligneuse de deux à trois mètres de hauteur et d’une texture molle (le coeur du papyrus) avec une scie électrique, tout en respectant des dimensions précises : 30x80 cm, 70 cmx1 m ou 30x40 cm », raconte Am Saïd avec nostalgie.

Après la récolte de la plante, chacun regagnait son atelier où l’attendaient les autres membres de la famille. Dans son petit atelier (une pièce de 3 m de longueur et 3,3 m de largeur, située au fond de la demeure), des femmes sont assises à même le sol, entourées de tas de morceaux de tiges de 30 cm et 40 cm. Elles sont chargées de les couper en fines lamelles. Am Saïd tient à nous expliquer les différentes étapes de la fabrication du papyrus. « Le processus de découpage qui semble facile repose sur la main-d’oeuvre féminine », dit-il. Une main équipée d’un solide morceau de ficelle dont l’extrémité est fixée à un arbre, l’autre servant à trancher, les femmes saisissent des morceaux de tiges pour les découper en petites bandelettes qu’elles empilent tout près d’elles. « Cela semble très simple comme travail, mais ce découpage en tranches peut causer de fortes douleurs aux mains et aux muscles des épaules chez celles qui n’y sont pas habituées », confie Oum Badawiya.

La méthode Hassan Ragab

Les maîtres du papyrus
Le processus de découpage qui semble facile repose sur la main-d’oeuvre féminine. (Photo : Mohamad Abdou)

Etymologiquement, le mot papyrus vient du latin, emprunté de l’égyptien antique, per-paraâ, dont le pluriel est papyri. Il était utilisé par les Anciens Egyptiens pour écrire et documenter les incidents, mais il a disparu de l’Egypte depuis le VIIe siècle. Bien que les Anciens Egyptiens aient documenté de nombreux détails sur de nombreux sujets, ils n’ont pas expliqué comment ils fabriquaient ce matériau ancien. Au début des années 1960, Dr Hassan Ragab, fondateur du Village pharaonique (un parc touristique), et personne-clé dans la préservation du papyrus, déclarait que le problème n’était pas la culture de la plante, mais le fait de savoir comment fabriquer ce papier. C’était là le vrai défi. Au fil des ans, il a entamé ses recherches sur le sujet et a réussi, en 1966, à fabriquer un papier pouvant être utilisé pour l’écriture après 1 000 ans d’oubli.

En 1977, Dr Hassan Ragab a obtenu un brevet pour sa méthode. « Sa méthode repose sur l’utilisation de compresseurs qu’il a conçus et de produits chimiques qui ont conféré au papyrus des caractéristiques différentes de celles de l’Egypte Ancienne, dont la plus importante est le potentiel en matière de réalisation d’illustrations. Ces compresseurs sont fabriqués dans des ateliers appartenant à des personnes qui ont appris les secrets de cette industrie de leurs prédécesseurs », note Dr Racha Raafat, directrice du Comité de préservation des métiers artisanaux auprès du gouvernorat de Charqiya. A Al-Karamosse, l’histoire du papyrus date de la fin des années 1970. Après avoir assisté à une mission scientifique avec Dr Hassan Ragab, Dr Anas Moustapha, qui habite le village, professeur d’arts plastiques et spécialiste en papyrologie, a voulu appliquer le même procédé que son prédécesseur. Il eut l’idée de faire du papier portant des illustrations artistiques.

En 1978, Dr Anas Moustapha a réintroduit cette rare plante herbacée africaine dans son village natal. Cet homme a acheté un semis du Soudan, qu’il a ensuite cultivé sur une terre qu’il possédait dans le village. Dr Hassan Moustapha a ensuite mis en oeuvre la même méthode dans un atelier qu’il avait installé dans le village où il a commencé à former la population locale. Par le biais de stages de formation qui ont duré deux ans, on a appris aux habitants d’Al-Karamosse comment cultiver et travailler le papyrus.

Une activité jadis florissante

Les maîtres du papyrus
L’observation minutieuse de nombreux papyrus montre le savoir-faire et l’habileté des fabricants. (Photo : Mohamad Abdou)

Parmi la cinquantaine d’ateliers qui restent aujourd’hui, figure celui de Am Alaa Aboul-Ezz, qui détient les compétences techniques nécessaires en matière de fabrication de papyrus. Am Alaa, 65 ans, a tout appris de son père, qui, lui-même, a tout appris du sien, puisque le métier de papyrus se transmet d’une génération à l’autre. « Les enfants commencent à s’exercer au métier dès l’âge de 5 ans. Ils arrivent à produire leurs propres oeuvres artisanales et participer à des concours avec d’autres enfants », dit le maître Alaa Aboul-Ezz qui habite une toute petite maison composée de deux pièces. « La réputation d’Al-Karamosse dépasse les frontières, ses productions étaient exportées dans plusieurs pays, dont l’Arabie saoudite, les pays du Golfe, la Hollande, la France et d’autres encore », relate Alaa Aboul- Ezz. « Fini le temps où notre commerce était florissant ! Dans les années 1970 et 1980, notre village occupait la première place au monde en ce qui concerne la fabrication de papyrus. Aujourd’hui, nous n’occupons aucune place », regrette Sélim Hafez, l’un des artisans du métier. Un autre, Moustapha Sidhoum, dit carrément craindre de voir disparaître ce métier. « De nombreux jeunes sont passés par mon atelier pour se former, parfaire leurs connaissances et faire du beau travail. Cela a duré trente ans, alors qu’aujourd’hui, ce n’est plus possible car il n’y a plus de débouchés. Pourquoi former un jeune qui court le risque de ne pas trouver de travail par la suite ? Je ne veux pas qu’il se lance dans une voie sans issue. En plus, les nouvelles normes imposées aux ateliers risquent de mettre à mal ce secteur artisanal. Plusieurs ont dû mettre la clé sous le paillasson », dit-il tristement, espérant que l’Etat interviendra pour redonner vie à cette activité. Et que le tourisme retrouvera les beaux jours d’antan.

QUELQUES DÉTAILS

1 700 L.E.

Le revenu d’un fabricant de papyrus.

150 km

Le trajet du Caire vers le gouvernorat de Charqiya.

500 feddans

Les terres cultivées en papyrus dans le village dépassaient ce chiffre.

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