« J’ai voulu m’inscrire pour me faire vacciner dès que l’annonce avait été faite et on m’a dit de le faire en ligne. Mais Internet pour moi, c’est du chinois, j’avais l’impression d’être complètement ignorant », lance Hosni Dahi, paysan de 55 ans. Habitant un village situé à 40 km du gouvernorat de Qalioubiya, il raconte sa galère face aux démarches nécessaires qu’il a dû entreprendre pour l’inscription au vaccin anti-Covid-19. Dahi a un téléphone portable, mais pas d’ordinateur, ni courrier électronique, il est peu à l’aise avec l’écrit et n’a d’ailleurs jamais navigué sur Internet. « Pourquoi avoir un ordinateur? Ce n’est pas du tout dans mes priorités. Pour moi, c’est inutile », confie ce paysan qui éprouve des difficultés à intégrer les nouvelles technologies dans son quotidien. « Cette technologie, ce n’est pas pour moi », dit-il. Trop compliqué pour lui donc d’accéder au site web pour l’enregistrement en ligne des candidats éligibles à la vaccination, il a donc demandé l’aide de son fils. « Dans notre village, on n’est pas au bout du monde, mais on est en bout de ligne! Car Internet ne fonctionne pas souvent bien », lâche le fils, un professeur de 35 ans. Et de se demander : « Dans les années à venir, s’il faut tout faire par Internet, est-ce que je ne serai pas aussi démuni que mon père aujourd’hui ? ». Idem pour son voisin Hassan, un fonctionnaire de 61 ans, qui avait un problème avec sa caisse de retraite et qui se perd dans les formulaires. Au début, il ne savait pas comment cela marchait, puis il s’est mis à Internet il y a un peu plus d’un an. Pourtant, il n’arrive toujours pas encore à remplir un formulaire en ligne. « Aujourd’hui, j’ai appris à suivre les infos et regarder Youtube sur mon portable. Mais je ne sais pas encore envoyer un mail avec une pièce jointe », témoigne Hassan.
Un petit garçon apprend à sa grand-mère à se servir d’Internet.
Au sein de notre société de plus en plus connectée, scanner un document, remplir un formulaire en ligne ou paramétrer son compte sur un réseau social ne va pas de soi pour tout le monde. Bien que les chiffres publiés par l’Agence centrale pour la mobilisation publique et les statistiques (CAPMAS) assurent que le nombre d’utilisateurs d’Internet en Egypte est d’environ 49 millions de personnes, soit 50 % de la population, avec un taux de croissance de 19% par an, il existe des millions d’Egyptiens totalement à l’écart de ce monde connecté. Il y a ceux qui sont issus de milieux défavorisés, mais aussi les seniors, effrayés par la technologie, effet de génération oblige. Ce sont ceux qui souffrent d’« illectronisme », un mot nouveau qui signifie l’illettrisme numérique et qui désigne le fait de ne pas être équipé d’appareils informatiques, de ne pas maîtriser leur fonctionnement ou de ne pas disposer de connexion.
Un monde de plus en plus numérique
Surfer sur Youtube et sur les réseaux sociaux ne signifie pas une parfaite maîtrise
de tous les outils numériques.
S’informer, faire des achats en ligne, rechercher un emploi, effectuer des démarches administratives ou garder le contact avec les proches, etc., l’utilisation de l’outil informatique est de plus en plus importante dans la société. La numérisation commence à s’étendre jour après jour. Chaque semaine, une banque, une entreprise ou un service public annoncent la création d’un système entièrement numérisé. Et pourquoi pas, puisque le numérique offre la possibilité de façon beaucoup plus pragmatique de gagner du temps et d’éviter des déplacements pour les démarches administratives? C’est d’ailleurs un objectif fixé par le gouvernement : « Numériser l’Egypte tout entière ». Le premier fruit de cette transformation numérique en est la déclaration de Port-Saïd comme première ville intelligente de l’Egypte. Un projet pilote qui a été lancé et en vertu duquel 25 services gouvernementaux numériques seront fournis à la population à travers le portail numérique en ligne, les téléphones portables et les bureaux de services publics. Tous les segments de la population auront accès à ces services.
Mais plutôt que de faciliter la vie des usagers, Internet est devenu pour beaucoup de personnes un casse-tête, voire un sujet d’angoisse qui risque de leur poser des problèmes et transformer leur vie en cauchemar. « Les démarches en ligne, je trouve ça plus pratique, mais à condition de maîtriser l’usage d’un ordinateur. Plus besoin de se déplacer et de faire la queue », estime Abdallah, un ingénieur de 45 ans. D’autres, en revanche, y voient une contrainte. « J’éprouve une peur de ce monde numérique, du piratage, des fake news et des autres tentatives d’escroquerie. C’est inquiétant. Je ne me sers pas du courrier électronique pour consulter mon compte bancaire, je préfère les lettres manuscrites et les rendez-vous en face-à-face car je suis plus rassurée », souligne Mounira, une retraitée qui, ayant des doutes sur les télé-procédures et la sécurité de ses données, préfère le cash qui a tendance à disparaître au profit des autres types de paiement: cartes bancaires, virement, paiement sans contact, paiement par téléphone, etc. Eloignée du numérique, elle n’utilise Internet que très peu et se sent en difficulté avec les usages, les formats de fichiers et la complexité des sites. « Quand vous ne vous y connaissez pas en informatique, vous êtes à côté de la plaque. Maintenant, certains services publics ont commencé à suivre la tendance en dématérialisant massivement la plupart de leurs démarches. Et ce, avant que nous, les citoyens, n’ayons eu le temps de nous adapter », estime-t-elle, tout en doutant du fait que la complexité administrative se dilue dans les applications numériques.
Simple comme bonjour ? !
Les personnes peu diplômées ou dont le niveau de vie est modeste, sont les plus touchées par l’illectronisme.
La sociologue Samia Salah pense qu’aujourd’hui, l’ordinateur, le smartphone et la tablette numérique ont modifié la façon d’interagir socialement, et surtout administrativement. Non seulement il faut savoir lire et écrire, mais il faut aussi savoir cliquer et déchiffrer le langage informatique. « Grâce aux smartphones, Internet est accessible à tout le monde, partout et tout le temps. Cet écran de poche est introduit dans nos usages quotidiens: regarder des vidéos, faire des jeux, faire ses courses, communiquer, s’informer, payer, se déplacer, voyager… Nous ne pouvons plus nous en passer! Envoyer un message WhatsApp, poster une image sur Instagram ou une vidéo sur TikTok: c’est simple comme bonjour! Mais d’autres usages numériques sont plus compliqués. Remplir un formulaire administratif en ligne, rédiger une lettre de motivation, utiliser des logiciels de bureautique (traitement de texte, tableur, présentation), ou archiver des fichiers électroniques. Ces fonctions, qui constituent pourtant les compétences numériques de base, sont indispensables, et ne pas les maîtriser signifie désormais souffrir d’illectronisme », explique-t-elle, tout en ajoutant que ce phénomène concerne de nombreuses personnes qui se trouvent, en fait, dans l’impossibilité de remplir la moindre des formalités en ligne dans une époque où l’Etat et les acteurs privés s’activent résolument à dématérialiser les démarches.
Par exemple, il y a des seniors qui ont reçu en cadeau des téléphones modernes pour envoyer des photos, des vidéos, ou aller sur Internet… mais qui ne savent pas s’en servir. D’autres ont un ordinateur et savent à peine l’allumer et certains se contentent de surfer un peu sur leur portable sur Facebook et Youtube pour regarder les photos, lire l’actualité ou voir les recettes de cuisine. « Ces derniers ne sont pas déconnectés, mais pauvrement connectés », lance la sociologue. Et de poursuivre : « La crise liée au Covid-19 a mis en valeur les rôles essentiels des outils informatiques, ainsi que les fractures qui en résultent, numériques ou sociales. Ainsi, de plus en plus de retraités ont commencé à pénétrer dans le monde numérique. Nombreux sont les seniors qui, lors de la pandémie, ont échappé à la solitude grâce aux messages WhatsApp ou aux appels vidéo ».
Mais les seniors restent peu à l’aise avec les touches. Tout comme les personnes issues des classes les plus défavorisées. Pourtant, selon la sociologue, il ne faut pas se contenter de catégoriser les gens en fonction de critères simples comme l’âge, la catégorie sociale ou le fait de vivre dans un milieu rural, étant donné que de nombreux usagers quotidiens de différentes catégories sociales et classes d’âge manquent encore de certaines compétences numériques essentielles et se situent dans cette situation d’illectronisme. Car maîtriser Facebook, Instagram ou des jeux vidéo ne garantit pas une parfaite maîtrise de tous les outils numériques. Tel est le cas de Manar, une journaliste de 55 ans. « J’utilise un ordinateur dans mon travail, mais je manque de maîtrise et de connaissances pour accomplir certaines choses dans ma vie personnelle », reconnaît-elle. Tout comme Hicham, fonctionnaire. « Je travaillais dans une administration et je savais simplement comment fonctionnait le logiciel que j’utilisais au quotidien. Dès qu’il y avait eu un problème, j’appelais l’informaticien pour venir à ma rescousse. Arrivé à la retraite, je ne savais pas me servir d’un ordinateur », explique-t-il. Un illectronisme qui est apparu de plus en plus en cette période de pandémie de coronavirus, alors que tout ou presque passait par Internet.
Youtube, Instagram, TikTok sans plus !
Mettre fin aux longues queues, gagner du temps et faciliter la vie aux usagers, tel est le but de l’Etat de la numérisation des démarches administratives.
Paradoxalement, ce handicap touche également de façon non négligeable ce que l’on appelle les « Digital Natives », ceux qui sont nés dans un environnement numérique. Contrairement aux idées reçues, ces derniers ne comptent pas que des virtuoses du numérique. La preuve? Les problèmes rencontrés par les élèves pendant la période de téléenseignement. Ils trouvent parfois des difficultés à faire une recherche sur Google, ignorent souvent les raccourcis claviers et peinent à s’adapter à une nouvelle plateforme qu’ils ne connaissent pas. « Snapchat, Instagram, TikTok, d’accord, mais mettre un objet dans un mail ou nommer et insérer une pièce jointe, pas forcément », dit Nadine, enseignante, tout en ajoutant qu’elle a été surprise du fait que ses élèves, souvent très habiles avec leurs téléphones portables et les applications qui s’y trouvent au quotidien, n’arrivent pas à travailler via Google Classroom, une plateforme utilisée pour les cours à distance. « Ils ont souvent de la peine à rendre un document, et ils le disent. Cette plateforme n’est pas si intuitive, et ils finissent souvent par prendre des photos de leurs devoirs faits à la main », souligne l’enseignante, tout en affirmant que les problèmes se poursuivent à distance, avec une partie des élèves qui font preuve de maladresse, entre autres, avec les e-mails où le message est souvent écrit dans l’espace « Objet ». Omar Khaled, spécialiste du numérique, explique ainsi que l’aisance des adolescents sur leurs téléphones ne signifie pas une aisance numérique généralisée. « La culture numérique juvénile est très spécifique, l’apprentissage se fait autour des centres d’intérêt dans un but récréatif, pas forcément de maîtrise technique. La culture numérique du traitement de texte et des tableurs est très différente », analyse-t-il, tout en assurant que les activités exercées sur un téléphone sont souvent très différentes de celles sur des ordinateurs. Car le support joue aussi un rôle. Rania, une élève au cycle préparatoire, confie ainsi que le smartphone, c’était plus facile. Rania n’a même pas hésité à envoyer une capture d’écran de ses devoirs rédigés dans les notes de son iPhone. « Les interfaces ne sont pas les mêmes. Dans l’univers des applications dont beaucoup d’adolescents ont l’habitude, tout est minimaliste et prêt à l’usage, le système d’exploitation est très lissé. Sur l’ordinateur, c’est très différent, avec de nombreux menus déroulants », commente le spécialiste informatique. Et de conclure: « Il est temps de reconnaître, au même titre que la dyslexie ou la dysorthographie, le dysnumérisme comme un trouble cognitif, un trouble de l’apprentissage de l’informatique et lutter contre cet illettrisme par la formation et la sensibilisation » .
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