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Quand l’oud règne en maître

Chahinaz Gheith, Dimanche, 16 mai 2021

Héritier du savoir-faire de sa famille, réputée pour la fabrication de l’oud depuis 90 ans, Khaled Azzouz dévoile les secrets de cet instrument phare de la musique orientale. Visite guidée dans son atelier, ce monde fascinant où la transformation de la matière fait chanter le bois.

Quand l’oud règne en maître
Le processus de fabrication de l'oud nécessite, à chaque étape, un savoir-faire spécifique pour soigner les détails. (Photo: Ahmad Agamy)

Quand l’oud règne en maître

Patience, instinct et préci­sion: tels sont les maîtres mots de Khaled Azzouz, 50 ans, un des artisans spé­cialisés dans la fabrication de l’« oud » (instrument proche du luth) qui se comptent sur les doigts. Son usine, située au quartier d’Al-Marg, dans le nord de la capitale, est son monde à lui, lance-t-il, le sourire enchanté. Ce local divisé, sans l’être vraiment, en de petits ateliers s’avère le plus grand atelier de fabrication d’Egypte. En premier lieu, c’est l’odeur agréable du matériau, combi­née à la simplicité et à l’hospitalité des artisans-artistes, qui nous plonge dans une atmosphère des plus sereines. Ici l’expression « joindre l’utile à l’agréable » trouve aussi tout son sens. Pourtant, nous sommes bien dans une usine où travaille une cinquantaine d’ouvriers. Une vraie ruche. Alors que Mohamad assemble à coups de marteau les côtes de l’oud pour former la caisse de résonance, Amer fait danser les copeaux de bois sur l’établi, Moustapha enlève les agrafes de la voûte, Hassan s’ap­plique à poncer et creuser les cais­sons de bois et Ali commence à les polir, tandis que Soliman visse à la main les chevilles du cordier, chacun dans son coin.

Une fois l’ouvrage quasiment achevé, Ahmad applique son pinceau imbibé de vernis dense par des traits minutieux, presque empreints de ten­dresse. Cela fait déjà près d’une semaine qu’ils travaillent sur ces pièces, pourquoi céder à l’impa­tience? Le bois doit prendre le temps de sécher, ce qui fait de l’humidité l’ennemie du luthier. D’autant plus que cette étape, dont l’intérêt semble à première vue purement esthétique, contribue également de manière non négligeable à la qualité ultérieure du son. Ils doivent poncer puis peindre chaque nouvel instrument plusieurs fois pour l’affiner à de nombreux égards: ces opérations lui confèrent une couche protectrice, soulignent les délicates veinures du bois, lui donnent sa couleur flamboyante, mais aussi et surtout, influent incon­testablement sur la qualité du son. Et dans cet écrin, on imagine déjà les notes s’échapper des futurs instru­ments en cours de fabrication.

Un métier d’âme et d’harmonie

Quand l’oud règne en maître
Khaled Azzouz, le fabricant officiel de Beit Al-Oud (la maison de l'oud). (Photo: Ahmad Agamy)

Khaled Azzouz explique que son métier nécessite une grande connais­sance technique et une forte sensibilité artistique. C’est ce qu’on perçoit dès les premières scènes: la découpe du bois et le collage précis des différentes pièces du futur instrument. « La fabrication de l’oud est un art authentique et un savoir-faire qui échappent à toute ten­tative de contrefaçon », confie-t-il. Et d’ajouter: « Chaque oud est unique. Il possède une âme qui lui est propre. L’âme et la barre d’harmonie confèrent à chaque oud une qualité de son tout à fait personnelle. Il faut que le son soit puissant, qu’il irradie, que l’oud soit sensible pour pouvoir transmettre des émotions subtiles ». Depuis plus de 35 ans, cet artisan a été le maître d’oeuvre de milliers d’oud, luth oriental fabriqué avec amour et passion. Installé au milieu de ses créations, Khaled confie avec fierté que son atelier est aujourd’hui une référence incontour­nable pour les professionnels parmi les musiciens et les chanteurs. Et pourquoi pas puisqu’il est issu d’une famille réputée pour la fabrication de l’oud depuis 90 ans.

Quand l’oud règne en maître
(Photo: Ahmad Agamy)

« L’oud et moi, c’est une longue histoire d’amour », indique Azzouz, nommé, il y a cinq ans par le grand luthiste Nassir Chamma, comme étant le fabricant officiel de Beit al-oud (la maison de l’oud), une école dédiée et dotée de plusieurs antennes dans le monde arabe, surtout au Soudan et en Iraq. Un peu comme Obélix et la potion magique, il est tombé dans le monde du luth dès son plus jeune âge. Lorsqu’il fabrique son premier oud, il a 15 ans. A 22 ans, c’est déjà un professionnel aguerri, il ouvre son propre atelier de fabrication de cet instrument. A force de persévé­rance et de minutie, il assoie sa supré­matie sur le marché, en perpétuant le savoir-faire de son père et en étant plus à l’écoute des demandes particu­lières. Sa réputation est ainsi faite et les demandes fusent de partout. Aujourd’hui, son atelier produit entre 750 et 850 objets par mois et exporte vers 12 pays, de la Suède à la Tunisie en passant par les Etats-Unis et l’Ara­bie saoudite, son plus gros client depuis 2017. « J’ai fait des pièces aussi belles qu’un tapis persan. Je fabrique l’oud de A à Z, mais l’Egypte n’a pas de forêts, alors tous les bois trouvés ici sont importés d’Inde, d’où viennent les meilleurs comme le palis­sandre et le sesham, de Chine, d’Afrique ou d’Amérique du Nord pour les autres (ébène, acajou, bois de rose, wengé et hêtre). C’est princi­palement la qualité du bois qui impacte le prix final de l’oud: à envi­ron 100 dollars pour les débutants jusqu’à 2000 dollars pour les oud professionnels, voire plus », précise le luthier, tout en ajoutant que l’an der­nier, la pandémie du coronavirus a attisé la passion de l’oud chez les Egyptiens. « Le problème de l’oud, c’est qu’il faut le travailler trois ou quatre heures par jour, et d’habitude, les gens n’ont pas le temps. Mais l’an dernier avec le confinement imposé par le coronavirus, tout le monde s’est ennuyé et l’a contacté par Internet pour des commandes », se rappelle-t-il.

Les mêmes principes

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L’oud se distingue par ses ornementations, ses ciselures et l’emploi de matériaux précieux. (Photo: Ahmad Agamy)

L’oud, littéralement le bois, est l’ancêtre de la guitare occidentale. C’est un instrument à cordes pincées composé d’une caisse de résonance en forme de demi-poire, construite autour d’un gabarit, et d’un court manche coudé. Les cordes en boyau sont pincées à l’aide d’un plectre. Appelé le « sultan » des instruments arabes, il occupe une place centrale dans la musique arabe traditionnelle basée sur les maqamate. Son origine remonte à l’Iraq lorsqu’il est apparu dans des peintures murales vieilles de 2000 ans, et il s’est déplacé en Europe à travers l’Espagne et a changé ses formes. Mais, au XVIIIe siècle, remplacé par des instruments au son plus puissant, l’oud perd sa suprématie et tombe dans l’oubli.

Depuis quelques années, il resurgit et suscite l’engouement de musiciens de tous les styles et de tous les pays. Pourtant depuis toujours, les principes de fabrication de l’instrument sont restés les mêmes. « Il faut d’abord courber des lamelles de bois à la flamme d’un butagaz: collées, elles formeront la caisse de résonance. On y ajoute ensuite la table d’harmonie, puis le manche, la tête et toutes les autres pièces. Un détail joue un rôle crucial et a une influence immense sur le son : l’emplacement et la forme des barrages, des morceaux de bois situés sous la table d’harmonie, et qui la maintiennent », dit Ahmad, expliquant les différentes étapes de la fabrication de cet instrument. L’atelier embauche aussi des luthistes.

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L’un des principaux facteurs qui déterminent la qualité ou le prix est le type de bois. (Photo: Ahmad Agamy)

Omar Ismaïl, un luthiste iraqien, évoque l’évolution de l’oud durant les dernières décennies, ainsi que les grandes figures du XXe siècle associées à l’instrument, certaines ayant été de véritables icônes de la musique arabe ou turque comme Chérif Mohieddine, Haydar, Mounir Bashir, Farid Al-Atrache, Riyad Al-Sonbati, Cinuçen Tanrıkorur et Nassir Chamma. « Ce qui est incroyable, c’est que le son de l’instrument varie d’un pays à l’autre. L’oud iraqien n’a pas la même sonorité que l’égyptien, le persan, l’iranien ou l’indien. En fait, le son de la voix se reflète dans le timbre de l’instrument », constate-t-il.

Bien que les usages de l’instrument-roi des musiques arabo-turques aient passablement évolué à travers les siècles et durant les dernières décennies de notre époque, l’idée à retenir est qu’il n’a pas disparu et que son utilisation s’est au contraire généralisée à une échelle géographique et culturelle de plus en plus large. « L’oud fait partie de l’orchestre arabe classique, mais on le joue aussi en solo et dans de petits ensembles. On peut l’entendre aujourd’hui dans les répertoires traditionnel et contemporain, dans l’ethno-jazz et le folk méditerranéen, la World Fusion, la musique soufie, le qawwali et le New Age », souligne le luthiste.

A l’écoute des petits détails

Quand l’oud règne en maître
Façonner un oud est un art minutieux, un travail absorbant. (Photo: Ahmad Agamy)

Des sons proviennent d’une autre pièce, car une fois le travail manuel terminé, place à l’écoute. Jamais un oud n’offre un son parfait après le premier assemblage. Khaled et Omar sont donc les premiers à en jouer pour épier chaque fausse note. S’ensuit l’étape de l’ajustage. « Non seulement il faut avoir l’oreille musicale pour pouvoir améliorer la sonorité de l’instrument tout en veillant à ses aspects esthétiques, mais aussi il faut être patient et à l’écoute. Car le plus difficile, c’est de comprendre ce que veut exactement le luthiste, ce qui lui plaît et ce qu’il n’aime pas. Puis de fabriquer un instrument qui va répondre précisément à ses envies et à ses besoins, qui va résonner avec ses émotions », assure Azzouz.

Entre techniques traditionnelles, travail manuel et réflexions, ce maître artisan cherche les fonctions mécaniques du bois. Tout en musicalité! Selon lui, les techniques de la fabrication de l’oud sont un grand art, comme la musique. D’où le secret qu’entretiennent les maîtres en la matière au sujet de leurs recettes personnelles. C’est une question de mesures et de calculs. Il faut préciser les mesures des morceaux de l’instrument et quelles sont les pièces utiles. Le genre de bois joue un rôle dans la perfection de l’oud. Pour sa qualité de sècheresse et de densité. Cela donne à un instrument plus de résonance. « Un oud qui ne résonne pas bien on l’appelle un oud sourd. On dirait que c’est un travail d’orfèvre et une précision diabolique », assure Zizi, du haut de son expérience et de son savoir-faire qu’elle a acquis tout au long des années de travail avec son mari Khaled.

Azzouz contemple une dizaine d’oud suspendus au-dessus de lui. Certains richement décorés en incrustations de nacre et d’ivoire, avec un travail remar­quable de marqueterie. Sur une étagère, non loin de lui, quelques oud attendent leur refrettage et la restauration de leur manche. Des dizaines d’instruments que leurs propriétaires lui ont confiés comme on confie son corps malade au chirurgien, en espérant qu’il fera des miracles. Et c’est souvent le cas. « Entre ses mains, on pouvait être sûr que l’ins­trument serait complètement rénové », affirme un musicien. Ce client bienheu­reux, qui vient de récupérer son instru­ment réparé des mains de Khaled, se lance dans un solo improvisé. Joie, belle étincelle divine, quel métier !

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Il faut faire attention à la position du manche par rapport à la caisse, sur laquelle sera collée la table d’harmonie. (Photo: Ahmad Agamy)

Cependant, le luthier ne s’interdit pas d’interpréter et de laisser libre cours à son imagination. « Je fonctionne à l’envie et aux coups de coeur. J’ai com­mencé à réaliser des oud pour les enfants débutants, mais ma prochaine étape est d’ouvrir des expositions dans divers pays tels que le Soudan, l’Arabie saoudite et la Grèce », affirme Azzouz, dont l’usine est une sorte d’école d’en­seignement et de perfectionnement pour qui bon voudra apprendre. Partant du principe que le savoir-faire ne se garde pas, mais se transmet non seule­ment à ses fils mais aussi à tous les passionnés du luth.

Soliman Seddiq, venu du Soudan, parfait sa découpe d’un morceau de bois. Amer, déjà luthier, est venu chez Khaled pour acquérir le savoir du maître. A ses jeunes fils, Azzouz a donné le choix s’ils veulent lui emboî­ter le pas. Car pour lui, la passion n’est pas forcément héréditaire. Et seule la passion sauve l’art. Pourtant, ses quatre enfants n’hésitent pas à tra­vailler avec lui. La passion les prit et, dès lors, ne les lâcha plus .

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