Place Massaken Sheraton à Héliopolis, une colonne de fumée se dégage du conduit de cheminée installé au-dessus d’un camion-restaurant. Achraf Amer, propriétaire du véhicule, propose une cuisine de rue égyptienne « kebab et kofta » et « barbecue ». Un panneau aluminium indique « Mange debout » et le menu est inscrit à la craie sur une ardoise. Les clients font la queue. Une quinzaine de personnes se sont déplacées ce vendredi soir, des retraités, des trentenaires avec leurs enfants, mais aussi les amis d’Achraf Amer venus soutenir sa démarche.
Des personnes font la queue avant même l’ouverture du camion-restaurant.
Chaque soir, sa cuisine, qu’il a surnommée Touta, change de lieu, toujours aux alentours d’Héliopolis : le lundi à Massaken Sheraton, le mardi à Sainte-Fatima, le mercredi à la place Triomphe, le jeudi à Salaheddine. Les lieux sont indiqués sur sa page Facebook dédiée à cet événement, dans laquelle il publie les photos et même les reportages que les médias lui ont consacrés, dont Sahébet Al-Saada, l’émission présentée par Essaad Younès.
Pour les habitants qui voient disparaître les petits commerces, en particulier les terrasses de café et les gargotes, l’arrivée de ce camion-restaurant dans leur quartier est plutôt vécue comme une bénédiction. Des pizzerias ambulantes circulent dans les quatre coins de la capitale. Des Food trucks servent des hot-dogs bien chauds, préparés en quelques minutes grâce à la machine à hot-dog. Il en existe plusieurs variétés: le classique, le hot-dog au fromage, le hot-dog épicé ou encore le hot-dog végétarien … Les stands de crêpes commencent aussi à se multiplier. Les snacks et les kebabs proposés par les camions-restaurants sont assez consistants et à des prix très attractifs. De nombreux kiosques présentent également des plats frais, des salades ou encore des frites. Tout comme la vente ambulante des glaces, des smoothies et des jus de fruits.
Certains Food trucks s’implantent dans des endroits spécifiques pour proposer leurs plats sucrés ou salés. D’autres s’imposent dans les grandes villes pour vendre des produits sucrés, chocolatés, ainsi que des plats cuisinés. Quant aux cafés ambulants, ils sont devenus les endroits de prédilection des jeunes en ce temps de crise sanitaire. Des milliers de camions itinérants arpentent les rues des villes et villages offrant un service rapide pour bien manger sur place et à des prix très abordables: des plats variés et parfois même sophistiqués. Tout ici est préparé de manière professionnelle.
Ahmad Moustapha, originaire de Baltime, à Kafr Al-Cheikh, (situé à 134 km au nord du Caire), s’est lancé dans l’aventure du Food truck il y a quelques années. Il a transformé sa voiture Volkswagen en restaurant. C’est la plus grande cantine de rue de sa ville natale. Pour se différencier, Ahmad utilise tout ce qui vient d’ailleurs. « Notre cuisine est un mélange d’influences africaine, asiatique et indienne », dit Ahmad. Ce jeune homme de 34 ans n’a aucune formation culinaire, mais il a confiance en ce qu’il présente pour ses clients. « Pour espérer manger un plat de qualité et avec du goût, il faut se rendre au restaurant et payer pas moins de 150 ou 200 L.E. par personne. Ici, au moins, c’est convivial, relax et le coût d’un plat ne dépasse jamais les 20 L.E. », dit Bassem, un ingénieur de 35 ans qui est venu déjeuner. Et d’ajouter: « Je n’ai pas souvent le temps de conduire, d’aller au centre-ville et me poser pour prendre un vrai repas. Ici, c’est parfait ! J’aime ce qui est consistant, et en plus, ce n’est pas cher ».
Des prix abordables et certains avantages à comparer avec les restos classiques. « Ces restaurants ambulants, on les rencontre sur la route, ce qui évite le calvaire de chercher un endroit où se garer », lance Nawal, qui vient de passer un week-end chez ses grands-parents paternels.
Une vieille pratique sous un nouveau jour
En fait, la restauration ambulante a toujours existé, ainsi que d’autres activités de commerces ambulants. Ils sont considérés comme la plus vieille forme de vente. Jadis, les commerçants étaient des gens qui amenaient des produits aux clients et aux acheteurs. A la fin du XIXe siècle, la géographie commerciale s’est organisée autour du déplacement du consommateur. « Dans les années 1950, 1960 et 1970, cette forme de vente était très présente dans la plupart des grandes villes égyptiennes (Le Caire, Alexandrie, Port-Saïd, etc.), à commencer par les petits camions qui vendaient des légumes à la sauvette en passant par ceux qui proposaient des gaufres ou des frites, jusqu’aux charrettes de marchands de glaces (dandorma, en arabe). Cette pratique commerciale très ancienne consistait à vendre des produits aux passants dans l’espace public et se déroulait à la criée, aux carrefours de rues. La rencontre entre le vendeur et le client était une opportunité à saisir par l’un ou l’autre », relate l’historien contemporain Mohamad Afify.
Et dans les années 1980, 1990 et au début des années 2000, le nombre de camions ambulants a nettement diminué. Mais depuis 2011, la mode du prêt-à-manger est devenue un business fructueux qui menace la restauration classique. Le phénomène démarre sous une autre forme, plus chic, devenant la tendance du moment. Il n’est plus l’apanage des petites gens. Aujourd’hui, ce sont de jeunes hommes et de jeunes femmes « in » qui sont au volant de leurs camions mobiles.
Baptisé « Bibo », le restaurant ambulant présente des spécialités de hamburgers style américain. « Attention! On ne fait pas de fast-food ! », explique le chef Ibrahim, surnommé « Bibo ». « Tout ici est préparé sur place, mais vous devez attendre quand même une demi-heure », indique Ibrahim, qui a lancé le premier Food truck de la capitale, il y a une dizaine d’années. Formé à la faculté de tourisme, section hôtellerie, ce Cairote était parti travailler en Arabie saoudite afin d’augmenter ses revenus. « Là-bas, j’ai vu les cafés ambulants. Et durant les vacances d’été, j’ai eu l’occasion de rencontrer des restaurants mobiles lors de mes voyages en Europe et aux Etats-Unis. De retour en Egypte, j’ai voulu imiter ce que j’avais vu ailleurs », raconte Ibrahim, la cinquantaine.
Aujourd’hui, face au grand succès, cet homme ambitieux et persévérant s’apprête à lancer un second et un troisième Food truck. L’aménagement de son van lui a coûté 75000 L.E. Il fournit un salaire de 4500 L.E. par mois au chef cuisinier et l’ouvrier touche 3 000 L.E. par mois. Pour la facture d’électricité, il paye 3700 L.E. par mois. Chez lui, le prix d’un sandwich varie entre 15 et 25 L.E.
Un rempart contre le chômage des jeunes
Ces camions-restaurants et cafés mobiles présentent énormément d’avantages. On les préfère aux restaurants fermés et climatisés, surtout en cette période du Covid-19. « En respirant de l’air pur et en faisant des activités en plein air, on risque moins d’attraper le virus », précise Dr Narguès Albert, professeure de santé générale. Par ailleurs, l’activité Food truck ne demande pas de contrat de location et il y a peu de charges à payer. « Un commerce ambulant permet de réduire l’investissement de départ. Acheter un camion est moins coûteux que de s’installer dans un établissement. Cela permet également d’aller à la rencontre des clients, surtout quand le consommateur habite dans un endroit dépourvu de commerces et de services. Il est plus facile aussi de se déplacer et de changer d’endroit », énumère un chef ambulant.
Un avantage de taille: beaucoup de gens n’ont pas souvent le temps de manger dans un resto, et donc, ils préfèrent un restaurant ambulant pour faire vite. « Après une matinée pénible au boulot, je n’ai pas le temps d’aller manger dans le petit café du coin. Et l’atout du camion-restaurant c’est que j’ai le choix entre un club sandwich, un hamburger maison ou un plat de pâtes à la sauce de tomate ou à la béchamel », témoigne Nadine Chérif, cliente fidèle de ce genre de business.
Dr Hussein Mansour, président de l’Organisme de sécurité alimentaire, travaille en collaboration avec les ministères d’Investissement et de Développement communautaire afin de délivrer l’autorisation de vente de nourriture. Et pour l’obtenir, il faut remplir quelques conditions : acquérir une licence de restaurant ambulant, avoir plus de 18 ans, la nationalité égyptienne, un casier judiciaire vierge, avoir fait le service militaire (pour les jeunes hommes) et le service général (pour les filles), obtenir un certificat d’immatriculation, suivre les recommandations sur chacune des étapes du processus de production indiqué par la loi numéro 92/2018 concernant la restauration ambulante. Comme tout autre commerce, ce genre de business a contribué à faire baisser le taux de chômage, notamment parmi les jeunes. Ce dernier a chuté, atteignant son plus bas niveau depuis 30 ans (7,5 % au 2e trimestre de 2019, contre 9,9 % en 2018, conformément à un recensement publié par l’Organisme général de l’information en octobre 2019).
Les cafés et restaurants ambulants permettent d’aller à la rencontre des clients.
Après avoir obtenu son bac, Safwat Adly, qui habite au village de Nahya dans les environs de Guiza, est resté sans travail durant 5 ans. Il lui est venu l’idée de ce projet qui pourrait donner la chance à d’autres jeunes comme lui de trouver un travail décent. « Je voulais ouvrir une supérette, mais c’était trop compliqué pour moi. L’idée du café mobile a trotté dans ma tête… Et je me suis dit: Pourquoi ne pas aller à la rencontre des gens? Car, dans beaucoup de villages, il n’y a pas de cafés en plein air, surtout en cette période de pandémie, car beaucoup de commerces ont fermé leurs portes suite à la crise sanitaire », dit-il. Et l’idée du café-truck est née. Depuis un an, Safwat sillonne donc la campagne de Nahya à bord de sa camionnette transformée en café ambulant.
Au-delà de l’aspect commercial, le café-truck est devenu un lieu de rencontre pour les habitants du village. « J’installe ma petite terrasse pour que les gens puissent s’attabler. J’ai un petit parasol pour m’abriter et un petit fourneau à l’intérieur de ma camionnette pour préparer du thé, du café et du chocolat au lait bien chaud. Un frigo pour entreposer les jus et les boissons gazeuses. Ce serait parfait d’avoir un petit système de chauffage, mais ce n’est pas possible. Les clientes me disent parfois qu’elles ont froid aux pieds, mais elles restent quand même. Mais je fais mon possible pour les protéger du froid, et surtout les satisfaire », conclut-il avec enthousiasme.
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