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Des étudiants qui portent le flambeau de l’alphabétisation

Manar Attiya, Dimanche, 24 janvier 2021

Depuis des décennies, la lutte contre l’analphabétisme est une priorité pour l’Etat. Aujourd’hui, une nouvelle initiative est venue s’ajouter à ces efforts: des cours d’alphabétisation dispensés par des étudiants au sein des universités dans les différents gouvernorats. Focus.

Des étudiants qui portent le flambeau de l’alphabétisation
(Photo: Mohamad Abdou)

Séance de lecture dans cette classe pas comme les autres. Ici, il n’y a pas d’âge pour apprendre à lire et à écrire. Une trentaine d’enfants, de femmes et d’hommes, tous âges confondus, se retrouvent plusieurs fois par semaine pour suivre des cours d’alphabétisation. Objectif : s’initier à la lecture, à l’écriture et au calcul. Certains chahutent en écrivant sur des ardoises, tandis que d’autres s’appliquent à tracer les lettres de l’alphabet dans leurs cahiers d’écolier. Des femmes âgées balbutient en prononçant l’alphabet. Curieux, plusieurs adolescents observent de loin la situation tout en suivant le cours. L’étudiant bénévole fait participer tous les élèves. Il leur demande de répéter, à tour de rôle et à haute voix, quelques mots. Plusieurs personnes, en majorité des filles, font de longs trajets à pied pour participer au cours d’alphabétisation au sein du village Nihaya (qui veut dire fin) situé au gouvernorat d’Assiout, en Haute-Egypte, à 400 km au sud du Caire.

Agée de 18 ans et étudiante en 1re année à la faculté d’histoire, Sondos Sayed eut l’idée d’ouvrir une classe au sein de l’université pour enseigner aux enfants et aux adultes analphabètes la lecture et l’écriture. Au mois de septembre dernier, au début de l’année universitaire, la classe comptait entre 10 et 15 élèves. Au fil des jours, leur nombre a augmenté, ils sont 30 actuellement. Cette petite classe a été rebaptisée « Unité d’alphabétisation pour enfants et éducation d’adultes ». Sondos s’est portée volontaire pour assumer la fonction d’enseignante. Elle ne cesse de répéter à tout le monde que les cours d’alphabétisation ont lieu deux à trois fois par semaine de 15h à 17h. « J’organise mon emploi du temps en fonction de mes cours. Ici, la plupart des filles ne sont jamais allées à l’école. Les parents dans ce village suivent les traditions familiales. Ils ne sont pas convaincus de l’importance de l’éducation des filles, prédestinées, très jeunes, au statut d’épouses. Et si elles sont scolarisées, elles quittent en général à la 2e année primaire, découragées par leurs parents car elles doivent parcourir à pied une longue distance pour se rendre à l’école », explique Sondos, très enthousiaste d’enseigner la lecture et l’écriture aux personnes en situation d’illettrisme. Cette dernière raconte avoir eu du mal à convaincre ses parents de poursuivre ses études. Elle a franchi les barrières, consciente de l’importance de l’instruction pour garantir une meilleure qualité de vie. Aujourd’hui, Sondos continue de convaincre d’autres parents en leur expliquant que l’éducation des femmes, des filles, des garçons et des hommes du village est le meilleur moyen de lutter contre la pauvreté.

Des disparités entre les gouvernorats

Des étudiants qui portent le flambeau de l’alphabétisation
Le taux d’analphabétisme était de 40  % en 1991, il est désormais de 19,2  %. (Photo: Mohamad Abdou)

En fait, la participation des étudiants à l’éradication de l’analphabétisme est un protocole de coopération lancé par l’Etat au début de l’année universitaire 2020. Il a été signé entre le Conseil supérieur des universités, le ministère de l’Enseignement supérieur, représenté par 23 universités se trouvant dans les quatre coins de la République, la Commission nationale pour l’éducation, les sciences et la culture et les services communautaires et du développement environnemental au sein de chaque université, ainsi que les ONG, avec à leur tête l’Organisme général pour l’alphabétisation et l’éducation des adultes. Participent au projet les 7 facultés de chaque université : commerce, langues, droit, arts, éducation, enseignement spécifique et le Collège des filles. Le protocole de l’expérimentation est rentable tant pour l’étudiant que pour le bénéficiaire ou l’Etat: le fait d’inciter les étudiants à entrer très tôt dans le monde du travail a son importance. Ceci leur permet aussi de s’intégrer au mieux dans la société. Par ailleurs, faire participer les étudiants à ce service est un devoir national. De tels efforts communautaires vont contribuer à éradiquer le problème de l’analphabétisme. Et cette décision pilote pourrait résoudre les difficultés que rencontre l’Etat depuis longtemps.

« Jusqu’au mois d’août 1991 (date d’élaboration de la loi sur l’alphabétisation), le taux d’analphabétisme en Egypte atteignait les 40%. Aujourd’hui, ce taux a chuté, atteignant 19,2%. Pour la tranche d’âge de 15 ans et plus, le taux moyen est de 27 % environ », déclare Dr Achour Emary, président de l’Organisme général d’alphabétisation et d’éducation des adultes, tout en expliquant qu’il existe des différences entre les différents gouvernorats: « Le taux d’analphabétisme est élevé dans les gouvernorats de Haute-Egypte: 39% à Minya, 37% à Qéna, 36% à Béni Souef et 35% à Sohag, tandis que dans le gouvernorat du Caire, le taux est de 18%. Et il est plus bas dans quatre autres gouvernorats: 17% à Damiette, 16% à Suez, 15% à Port-Saïd et 13% au gouvernorat de la mer Rouge ».

Vu la nécessité, l’Etat a décidé de faire contribuer les universités au programme d’alphabétisation. Et donc, les universités ont commencé à jouer un rôle efficace avec la participation d’un grand nombre d’étudiants, soit 3,5 millions au total qui organisent des cours pour apprendre à lire et à écrire aux personnes analphabètes habitant dans les gouvernorats du Caire, de Guiza, de Qalioubiya, d’Alexandrie, de Charqiya, de Damiette, de Ménoufiya, de Suez et surtout de Haute-Egypte.

Un projet gagnant-gagnant

Des étudiants qui portent le flambeau de l’alphabétisation
Pour les femmes analphabètes, l’apprentissage de la lecture peut améliorer leurs conditions de vie. (Photo: Mohamad Abdou)

« Chaque étudiant doit prendre en charge un petit groupe d’illettrés comme condition pour obtenir son diplôme universitaire. Dans les gouvernorats où le taux d’analphabétisme est faible, l’étudiant peut s’occuper de 4 élèves; tandis que dans les gouvernorats où le taux est plus élevé, l’étudiant doit prendre au moins 8, et ce, avant la fin de l’année universitaire. Et en échange, il recevra 250 L.E. Une somme attribuée aux étudiants par l’Organisme de l’alphabétisation, en plus des 50 L.E. fournies par l’université en guise d’encouragement », lance Dr Mohamad Qassem, directeur du Centre des études et d’entraînement à l’Unité d’alphabétisation et d’éducation des adultes, basé au sein de la faculté des lettres à l’Université de Aïn-Chams. Et d’ajouter: « L’étudiant qui prend plus de 4 illettrés peut bénéficier d’une exemption des frais universitaires pour l’année qui suit. Et en plus d’un certificat d’appréciation, il peut recevoir un don de 5 000 L.E. octroyé par la Banque Misr ».

Salma, étudiante en psychologie à l’Université du Caire, a constitué un petit groupe composé de 4 femmes adultes, toutes désireuses d’apprendre à lire et à écrire. Mais l’apprentissage de l’alphabet est difficile pour ces femmes déjà en difficulté et épuisées par leur vie et leur quotidien pénible. Une d’entre elles demande: « Peux-tu m’apprendre à lire l’arabe ? ». Une autre, dans la même classe, n’ose pas écrire un mot car son niveau est très faible.

Dix équipes de bénévoles constituées d’étudiants de différentes universités ont rendu visite à plus de 200 familles à leur domicile pour recenser les personnes illettrées partout dans le pays. Certains bénévoles se sont rendus dans les usines et les entreprises gouvernementales et privées. D’autres ont contacté des femmes de la bourgeoisie et la classe moyenne qui emploient des servantes analphabètes dans les travaux ménagers. Ils tentent, tous, de chercher les femmes, les jeunes filles et les hommes qui ne savent ni lire ni écrire et de les encourager à s’inscrire aux cours d’alphabétisation.

Changer de vie

Des étudiants qui portent le flambeau de l’alphabétisation
(Photo: Mohamad Abdou)

Grâce à cet enseignement, d’énormes progrès ont été accomplis et les bénéficiaires témoignent des changements encourageants dans leur quotidien. « Avant, je vendais au marché et je ne réalisais pas de bénéfices parce que je ne savais pas compter. Je perdais de l’argent en rendant la monnaie. Maintenant que je sais lire, écrire et compter, tout a changé. C’est un apport important dans la vie de ma famille », lance Fawziya, 42 ans.

Après avoir quitté l’école très jeune, Fawziya n’a jamais pensé avoir une autre chance d’accéder à l’éducation. Alors que ses frères et soeurs avaient reçu une éducation, elle ne savait ni lire ni écrire et elle manquait de confiance en elle-même. Elle voulait transformer sa vie, et elle savait que l’éducation l’y aiderait. « Surtout quand j’ai vu à quel point les gens avaient évolué grâce à l’éducation, j’ai voulu être comme eux et apprendre comme eux », dit-elle avec enthousiasme.

Au-delà de la lecture et de l’écriture, les cours d’alphabétisation ont permis d’améliorer les capacités d’action et les compétences en calcul des jeunes femmes. Des thèmes, tels que le mariage précoce, les mutilations génitales féminines et la participation civique, ont également été abordés en classe. « Aujourd’hui, je me soucie de mon éducation », explique Soraya. « Je veux étudier davantage pour atteindre un haut niveau et me battre pour arriver à faire ce que je veux, même si c’est difficile », ajoute-t-elle.

En participant à ces cours, Soraya a plus confiance en elle-même et elle a même amélioré ses compétences en communication. « Avant, je ne pouvais pas sortir seule car je ne savais même pas lire les panneaux d’inscription, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui », dit-elle. Désormais, Soraya aime socialiser. Elle a créé un groupe WhatsApp pour communiquer avec les autres jeunes femmes de sa classe. Elle les corrige même lorsqu’elles font des fautes d’orthographe. Soraya rêve de poursuivre ses études en sciences à l’université.

Apprendre à lire et à écrire à toutes ces femmes améliore leur vie au quotidien, car l’autonomie et l’indépendance passent par cet apprentissage. Il est plus facile de soigner son enfant quand on sait lire une ordonnance ou une notice de médicaments ou de l’envoyer à l’école quand on connaît les bienfaits de la lecture et de l’écriture. Plus facile aussi, pour ces dernières, de trouver du travail et de sortir de la misère.

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