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Les magasins d’antan, témoins d’une époque révolue

Chahinaz Gheith, Mardi, 19 janvier 2021

Shamla, Hannaux, Cicurel, Sednaoui et Orosdi-Back (Omar Effendi), des noms qui ont brillé jusque dans les années 1950. Ces grands anciens magasins ont forgé l’histoire du centre-ville du Caire khédivial. Aujourd’hui, il ne reste que la nostalgie des seniors qui ont connu ces jours de gloire.

Les magasins d’antan, témoins d’une époque révolue
Autrefois, les magasins de Omar Effendi s’évertuaient à étaler dans leurs vitrines les mêmes modèles dernier cri vendus en Europe. (Photo : Bassam Al-Zoghby)

« Al-Sira atwal men al-omr (la réputation d’une personne lui survit). Le grand magasin de Sednaoui et l’histoire de ses fondateurs sont une parfaite manifestation de la persistance et du grand succès », lance Rafiq William, 89 ans, ancien bijoutier d’origine arménienne, au centre-ville. « A chaque fois que je regardais la succursale de Sednaoui devant moi, après avoir été transformée en un centre commercial avec une marque différente dessus, je sens un pincement au coeur », relate-t-il, tout en se rappelant le bon vieux temps où Cicurel et Sednaoui étaient les grands magasins de l’élite des années 1950, tandis que la rue Mouski était destinée aux magasins des classes moyenne et modeste. « Les lieux, comme les gens, ont changé. A chaque saison, ces magasins s’évertuaient à étaler dans leurs vitrines les modèles dernier cri vendus en Europe. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Comme un client faisant du lèche-vitrines devant un Sednaoui au centre du Caire, vous savez que cela ne vaut pas la peine d’être acheté, mais vous y jetez un coup d’oeil ou un regard furtif, uniquement parce que c’est en vitrine, puis vous continuez votre chemin », explique William, qui semble être un chroniqueur de cette époque révolue. D’ailleurs, tous les employés le surnomment « Am Rafiq Al-Baraka » (le béni oncle Rafiq, en signe de respect et d’affection).

Les magasins d’antan, témoins d’une époque révolue
Les années de prospérité des grands magasins du Caire ont pris fin après la nationalisation.

Les souvenirs défilent, et c’est avec nostalgie qu’il nous livre les moindres détails des magasins Sednaoui qui reflétaient, en fait, l’âge d’or de l’Egypte cosmopolite. « Le premier magasin Sednaoui, ouvert à Al-Khézindar dans le quartier de Mouski en 1913, était le résultat des efforts de son propriétaire Samaan Sednaoui, commencés dès 1878, quand il n’était qu’un marchand ambulant qui a fui vers l’Egypte suite à la poursuite des Grecs catholiques dans la Syrie ottomane. Il a fondé avec son frère un petit magasin de mercerie, et très vite, son commerce s’est développé avec une chaîne de plus de 70 succursales dans tout le pays », raconte Am William. Il laisse échapper un grand soupir et un large sourire se dessine sur son visage, puis dit : « Dès 1891, les frères Sednaoui annonçaient dans les journaux leur nouvelle collection d’été présentant à leur clientèle les derniers tissus à la mode importés d’Europe. A cette époque, ils possédaient des magasins au Caire, à Alexandrie, à Mansoura, à Paris et en Angleterre. En 1908, Sélim Sednaoui est décédé et ses successeurs ont pris la relève, toujours avec succès ».

Mais les changements politiques sont passés par là et les magasins Sednaoui ont été nationalisés en 1961, ce qui a mis fin à l’entreprise familiale en Egypte, après plusieurs décennies de grand succès. « Ce qui reste actuellement, ce sont les branches, avec leurs conceptions architecturales uniques et les souvenirs qu’ils conservent d’une Egypte dont beaucoup rêvent encore », ajoute-t-il.

Les nationalisations, un tournant

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Cicurel proposait des vêtements, des tissus et des articles ménagers de la meilleure qualité, satisfaisant ainsi les clients les plus exigeants et les plus fortunés qui le fréquentaient.

Ceux de la même génération de William, qui ont grandi au Caire, ont tous le souvenir de ces grands magasins ayant pour noms : Adès, Cicurel, Hannaux, Benzion, Carnaval de Venise, Shamla, Gattegno, Pontremoli, Rivoli, Salon Vert et Omar Effendi (Orosdi-Back), dont la clientèle était surtout la bourgeoisie et l’aristocratie. On dirait qu’ils étaient plus que de simples reliques d’une époque dorée, représentant la société cosmopolite scintillante d’une époque révolue en Egypte. Avant l’exode des années 1960, ces magasins étaient des entreprises appartenant à des hommes d’affaires étrangers qui résidaient en Egypte (et qui étaient tous d’origine juive, à l’exception des frères Sednaoui, qui étaient des chrétiens d’origine syrienne). Ils étaient arrivés de Syrie, de Tunisie, de Turquie et d’Europe centrale au début du XXe siècle et avaient créé un ensemble de grands magasins dont les plus grands rivalisaient avec les quartiers marchands de Londres, New York et Paris. On trouvait aussi de grands magasins dont les propriétaires étaient des Egyptiens comme La Compagnie des produits égyptiens fondée par Talaat Harb en 1933. Cependant, les années de prospérité de ces grands magasins ont pris fin peu d’années après la Révolution de 1952. Après la nationalisation du Canal de Suez et des banques, les grands magasins ont subi le même sort peu après. En 1961, ils ont été nationalisés dans leur totalité, ouvrant la voie à ce que l’historien Samir Raafat a appelé « l’époque des comptoirs tristes ». Les grandes familles commerçantes d’origine étrangère, qui avaient déjà transféré leurs biens hors du pays, n’avaient plus aucune raison d’y demeurer, et ont quitté le pays à leur tour.

« Nous assistons à la gloire d’un passé révolu, dont il ne reste presque rien aujourd’hui. Ces magasins ont été largement réduits à rien de plus que des espaces anonymes de distribution », se plaint Samia Al-Gazéirli, 72 ans. A vrai dire, cette ancienne styliste s’avère triste en voyant les noms des magasins qui ont été dévalués avec la qualité de leurs marchandises. « Avant de devenir des magasins où des marchandises tout à fait quelconques se trouvent en abondance, ces grands magasins affirment leur vocation : la mode et la nouveauté. Par exemple, le magasin Cicurel, situé dans la rue Fouad 1er (plus tard rue du 26 Juillet), proposait des vêtements, des tissus et des articles de ménage de la meilleure qualité satisfaisant ainsi les clients les plus exigeants et les plus fortunés qui le fréquentaient. Et comme la mode, les goûts et les envies de ses clients passaient vite, le directeur du Cicurel mettait au point une méthode ingénieuse afin de rester en permanence au goût du jour. Il se rendait aux courses et à l’Opéra, accompagné d’une dessinatrice qui copie discrètement les toilettes des élégantes, griffées des plus grands couturiers. Elles étaient ensuite confectionnées avec des adaptations dans les plus brefs délais », raconte-t-elle. Samia n’oublie pas non plus le magasin Orosdi-Back (Omar Effendi), sur 3 étages, qui était tout proche et qui tirait parti de son réseau d’acheteurs à travers le monde pour fournir les marchandises proposées dans ses catalogues et qui alimentaient ses ventes innombrables.

A l’époque, une révolution des modes de consommation

Les magasins d’antan, témoins d’une époque révolue
Avant de devenir les magasins proposant des marchandises tout à fait quelconques en abondance, les grands magasins étaient des enseignes de luxe d’un quartier commercial au centre-ville.

« Le shopping était devenu, sous l’impulsion des grands magasins, une activité de loisirs. Les vitrines jouaient un grand rôle dans la théâtralisation de l’espace de vente : elles éveillaient toutes les envies et tous les désirs. De modestes bourgeoises, des ouvrières même accédaient à l’euphorie d’un choix vestimentaire jusque-là hors d’atteinte », se rappelle-t-elle, tout en ajoutant qu’à l’époque, les vitrines attiraient les clients et les soldes réguliers mettaient les marchandises à la portée des acheteurs aux revenus modestes pour lesquels les produits de luxe figurant de manière proéminente chez Cicurel étaient inaccessibles.

Un retour au passé et une nostalgie qui font que seules les personnes âgées sont les plus attachées à ce genre de magasins. Pourtant, elles regrettent le fait que les jeunes générations n’aient aucune idée de la valeur et de l’histoire de ces endroits et ne s’y intéressent même pas. Fatima, sa petite-fille âgée de 20 ans, dit qu’elle connaît le centre commercial de la place Talaat Harb par le nom de City Plaza et qu’elle n’a jamais remarqué que son nom ancien était Cicurel. « Ici, j’achète des ustensiles de cuisine, en particulier des choses dont ma mère a besoin », confie-t-elle, tout en ajoutant que non seulement l’époque et les gens sont aujourd’hui différents, mais aussi la consommation a changé et les attentes des consommateurs ont évolué, notamment avec le magasinage en ligne.

Cependant, Abdel-Razeq Al-Qabbani, un ancien employé à Omar Effendi (d’origine syrienne), estime que l’audace et la modernité jalonnent le parcours de cette plus ancienne et connue chaîne en Egypte. Il raconte que ce magasin a été fondé en 1856 au Caire par la famille Adolf Orosdi, un officier aux forces armées hongroises. Ce dernier a réussi à multiplier ses filiales et à attirer une clientèle en raison des prix bon marché de ses marchandises qui couvraient toute une gamme d’étoffes, d’appareils ménagers et électroménagers. « La première filiale de ces magasins avait été créée à la rue Abdel-Aziz au Caire sous le nom de Orosdi-Back et avait pour but de satisfaire les besoins en marchandises des Egyptiens et des étrangers », souligne Al-Qabbani, tout en ajoutant qu’en 1920, après la Première Guerre mondiale, les magasins Omar Effendi furent vendus en raison de la haine par les Anglais de toute chose autrichienne. C’est alors que les nouveaux propriétaires donnèrent le nom de Omar Effendi au réseau des magasins. En fait, le nom appartient à Omar Al-Arnaouti, un homme d’origine albanaise qui travailla dans l’un des magasins Orosdi-Back. « Omar portait à l’époque le costume et le tarbouche, c’est pourquoi il fut surnommé Effendi. Les propriétaires ont mis à profit la bonne relation entre la clientèle et Omar Al-Arnaouti et donnèrent son nom aux magasins », poursuit Al-Qabbani.

Une nostalgie bousculée par le réel

Les magasins d’antan, témoins d’une époque révolue

Cependant, le fait de visiter aujourd’hui l’un de ces temples de commerce, c’est comme dépoussiérer un meuble antique. Derrière les coulisses de ces anciens magasins, c’est tout un monde qui est en train de s’éteindre. Le nom ne signifie plus grand-chose de nos jours. Seul l’emplacement stratégique de ces magasins a une grande valeur pour les investisseurs et ne peut être comparé à aucun espace. « En tant qu’espace commercial, ce sont des actifs sous-utilisés et ils possèdent un potentiel considérable. Les investisseurs sont à la recherche d’espaces et de force de distribution », affirme Hazem Samir, un banquier d’affairesm à propos des chaînes Omar Effendi et Sednaoui. Selon lui, la nationalisation conduisit les grands magasins vers une médiocrité grise, vendant des marchandises de basse qualité. Des plaintes s’élevèrent contre les prix exagérés et les grands stocks restés invendus. Mais en dépit de la nationalisation, les affaires se développèrent, Omar Effendi détient aujourd’hui 82 succursales et Sednaoui 74 magasins. Et ce n’est pas tout. La Compagnie Holding pour le Tourisme, Hôtels & Cinéma (HOTAC, qui possède actuellement les grands magasins)m les a fusionnés en 4 organismes : High Fashion Stores Company (Hannaux, Cicurel, Pontremoli, Gattegno et Salon Vert), Modern Fashion Company (Benzion, Adès et Rivoli), Egyptian Products Company et Sednaoui.

Les magasins d’antan, témoins d’une époque révolue
Aujourd'hui, Omar Effendi possède 82 succursales réparties à travers le pays, ainsi que 15 dépôts de marchandises

Narvine Al-Qoussi, ancienne habitante du centre-ville, pense que la dégradation est aussi due à la mondialisation et à l’apparition de nouveaux pôles commerciaux, à savoir d’abord la rue Al-Chawarbi, ensuite les boutiques à Mohandessine et, aujourd’hui, les centres commerciaux. Un simple regard jeté sur ces magasins situés à la rue de Qasr Al-Nil, Talaat Harb ou bien à Abdel-Aziz suffit pour voir comment ils sont devenus de moins en moins attractifs et délaissés par leur clientèle. En fait, les vendeurs chassent les mouches. On n’y trouve plus l’intensité commerciale qui les caractérisait dans les années 1950. « Ces magasins illustrent également le déclin du centre-ville autrefois très élitiste, un lieu où se montraient les riches femmes à la recherche d’articles de qualité. Mais aujourd’hui, s’il reste quelques symboles de cette époque fastueuse, ils n’en soulignent que davantage le changement et la nostalgie bousculée par le réel », indique Narvine, qui dit avoir acheté son trousseau et ses lingeries fines en soie de Cicurel et aussi équipé son appartement de Omar Effendi, alors qu’aujourd’hui, personne ne sait ces noms sauf celles de sa génération. « Aujourd’hui, lorsque mes enfants se moquent d’un camarade mal habillé, ils l’accusent d’avoir acheté ses vêtements à Hannaux ou à Omar Effendi. Alors qu’ils étaient le monopole de la classe aisée d’antan. A l’époque, pour susciter l’envie chez les clients, ces magasins emplissaient leurs catalogues d’illustrations où les vêtements étaient pour la première fois montrés portés. Depuis, la publicité s’ébauchait et exportait dans le monde le mythe de l’Egyptienne, icône du chic. Puissent-ils retourner à cette belle notoriété d’antan ? », conclut Narvine.

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