« La terre parle arabe », dit une vieille chanson égyptienne. Un adage qui pourrait être remis en question, notamment avec la vive concurrence des langues étrangères. Partout dans le monde, des peuples réclament le respect et la conservation de leur langue maternelle pour défendre leur identité menacée. Mais que pourrions-nous dire de notre langue maternelle, l’arabe? En fait, notre langue nationale n’est pas associée aux valeurs de respect et de fierté. Quand nous cherchons la meilleure école pour nos enfants, pourquoi choisissons-nous celle qui a un bon niveau en langues étrangères ? Violée partout dans la publicité, sur les façades des boutiques, dans les rues, à l’école et à l’université, la langue arabe est-elle en train de mourir? Prospectus, publicités, affiches, panneaux, l’arabe y est rarement présent, même les factures et les reçus de nos achats quotidiens les plus banals sont rédigés en anglais. Aujourd’hui, il est devenu rare de trouver des personnes qui parlent uniquement l’arabe sans faire rentrer des mots étrangers. Certains sont même fiers de ne pas parler leur langue maternelle. Et certains parents ont désormais tendance à parler français ou anglais avec leurs enfants, à tel point parfois de les réprimander s’ils s’expriment en arabe. Croyant que les langues étrangères sont la garantie de la réussite professionnelle de leur progéniture, ces parents oublient le fait que l’arabe est un atout non négligeable dans le monde du travail, en Orient comme en Occident. Pour d’autres, le français et l’anglais sont synonymes de statut social élevé.
La suprématie de l’anglais
Les méthodes d’enseignement de l’arabe sont en partie responsables de la décadence
de cette langue.
Le problème concerne tant l’arabe dialectal que l’arabe classique. Celui-ci n’est presque jamais utilisé en tant que langue de communication et d’usage quotidien, mais limité et entendu seulement aux discours officiels, dans les journaux et dans certains programmes télévisés. « Je préfère parler l’anglais. J’ai fait toute ma scolarité dans cette langue et aujourd’hui, on me demande de maîtriser l’arabe ! », lance Ihab Mostafa, un jeune interne en médecine qui se plaint d’avoir une nouvelle fois échoué à son examen final d’arabe. Selon lui, l’anglais est devenu la langue usuelle dans le monde entier, à l’encontre de l’arabe, une langue archaïque et démodée. Cela dit, la méconnaissance de l’arabe est pour lui un handicap, et il en voit les conséquences tous les jours. « A l’hôpital, il m’est arrivé plusieurs fois de commettre des fautes dans des rapports ou des ordonnances. Heureusement, les infirmières me relisent toujours, elles me connaissent bien maintenant et vérifient ce que j’écris, en se moquant gentiment de moi », poursuit-il. Idem pour Riham, une étudiante diplômée d’une école internationale et qui voit que l’apprentissage de l’arabe classique est utile uniquement pour ceux qui se spécialisent dans la langue et la culture arabes ou ceux qui s’intéressent au domaine de l’enseignement, du journalisme, des métiers de la justice ou de la prédication et de la religion. « La société a changé, et il faut désormais maîtriser l’anglais, c’est plus utile, surtout dans la vie professionnelle », estime-t-elle.
Résultat : on se trouve parfois face à des polyglottes qui ne maîtrisent aucune des langues qu’ils parlent. A l’exemple de la famille de Rami, un comptable marié à une Arménienne libanaise et ayant deux enfants âgés de 5 et de 6 ans. Les parents parlent médiocrement le français, la nounou, un anglais approximatif. Et les enfants arrivent à l’école avec une langue hybride, ni anglais, ni français, ni arabe.
Les écoles internationales sont accusées de ne pas donner suffisamment d’importance à l’enseignement de l’arabe.
Pourtant, la langue arabe, née il y a près de 2000 ans au Moyen-Orient, est l’une des langues les plus parlées du monde: près de 422 millions de personnes s’en servent tous les jours. C’est la langue officielle de 26 pays. Cette langue sémitique millénaire, qui a connu une grande expansion au fil des siècles, s’est imposée avec la révélation coranique qui lui a conféré son statut de langue sacrée. Son caractère unique et sa beauté ont forgé l’admiration des musulmans au-delà des disparités ethniques et géographiques. Dans la diversité de ses formes, classique ou dialectales, de l’oralité à la calligraphie poétique, la langue arabe a donné naissance à une esthétique fascinante, dans des domaines aussi variés que l’architecture, la poésie, la philosophie, la chanson, etc. Elle a aussi donné accès à une incroyable variété d’identités et de croyances, et son histoire raconte la richesse de ses liens avec d’autres langues. Et ce n’est pas tout. Ayant joué un rôle de catalyseur des savoirs, favorisant la transmission des sciences et des philosophies grecque et romaine à l’Europe de la Renaissance, l’arabe a assuré le dialogue des cultures le long des routes de la soie, des côtes de l’Inde à la Corne de l’Afrique. Mais son histoire s’est heurtée à divers événements: conquêtes arabes, essor scientifique, colonisation occidentale, tentative de réforme grammaticale ou adaptation au monde moderne. Elle a même une journée mondiale: le 18 décembre! Car le 18 décembre 1973, l’arabe est devenu la 6e langue officielle de l’Onu, après l’anglais, le chinois, le français, l’espagnol et le russe.
Malmenée par les uns, négligée par les autres, cette langue, qui a fait jadis la gloire de la science et de la littérature, a aujourd’hui perdu de sa superbe. Elle se trouve réduite à un usage détrôné par l’anglais, le français ou l’allemand. La question de la compatibilité de la langue arabe avec le langage de la médecine, la science, la recherche, bref du savoir, est de plus en plus posée. Mais qu’est-ce qui a fait que la langue arabe, qui a contribué naguère à l’essor de l’humanité, soit confinée dans une aussi piètre posture ?
De nombreuses raisons l’expliquent. Pour certains experts, les écoles privées, notamment les méthodes d’enseignement de l’arabe et le bas niveau des enseignants d’arabe, doivent être tenus pour responsables de cette crise. « Les méthodes d’apprentissage et d’examen sont dépassées et rétrogrades, et semblent favoriser la mémorisation au détriment du raisonnement, rendant la relation des élèves à la langue fastidieuse et rebutante. Sans oublier le flot de règles grammaticales qui décourage l’élève et lui donne une perception faussée de sa langue », explique Hicham Abdel-Rahman, professeur de pédagogie à l’Université de Aïn-Chams, qui déplore la régression persistante du niveau des étudiants en arabe littéral et dénonce également les usages des médias dont les présentateurs parlent une langue relâchée (rakika). Il ajoute qu’il est assez édifiant de voir l’attachement des étudiants étrangers à leur langue maternelle, contrairement à nos jeunes Egyptiens qui rechignent la maîtrise parfaite de l’arabe.
Un « franco-arabe » qui tue les langues
L’initiative « Parlez en arabe », lancée par le ministère de l'Immigration et des Affaires des Egyptiens à l’étranger, vise à défier la guerre d’identité en reliant les enfants des Egyptiens vivant à l’étranger à leur patrie.
A la question de savoir si les élèves aiment les cours d’arabe, Nadine Sabri, 17 ans, élève en terminale dans une école privée, a la même réaction: un rire suivi d’un simple « Non ». Pour elle, le cours d’arabe se résume en quatre mots : « Tu retiens, tu recraches ».
Dr Mohamed Hamdi, enseignant à la faculté de Dar Al-Oloum, pense que lorsqu’on évoque le déclin de l’arabe classique, on se réfère plutôt à son déclin au niveau de l’alphabétisation face à l’usage croissant des dialectes ou des langues étrangères, et ce, à cause du difficile accès aux supports de qualité, permettant de garder l’arabe classique en vie. « Alors que les taux d’alphabétisation dans les pays arabes évoluent positivement, ces données ne permettent pas d’affirmer que les personnes arrivent à améliorer leur niveau en arabe classique », souligne-t-il, tout en ajoutant que la jeunesse d’aujourd’hui préfère utiliser l’anglais et a de plus en plus de mal à parler et à écrire l’arabe de manière correcte.
Le kottab fut longtemps la base de l’apprentissage du Coran et de la lecture pour les enfants dans le monde rural.
Sans oublier le numérique. Là, ce n’est pas que l’arabe qui souffre, mais toutes les langues. Les jeunes écrivent des SMS avec un franco-arabe, un mélange d’anglais, d’arabe et de chiffres. « Lorsque j’ai reçu un SMS de mon ami qui me disait: roo7 nam bala sa2aleh, je pensais qu’il avait oublié comment écrire au clavier et que les chiffres étaient juste des fautes de frappe. Un vrai charabia. Il s’est moqué de moi et a répondu: je dois t’apprendre à écrire en 3arabi (arabe) numérique », raconte Dr Hamdi.
Une autre question majeure est celle de la lecture, de moins en moins prisée par la jeunesse arabe. Selon Mohamad Ragab, propriétaire d’une maison d’édition, les jeunes ne lisent pas en arabe, et bien que la littérature pour enfants ait beaucoup évolué, elle n’arrive pas encore à rentrer en compétition avec les livres en langues étrangères. Il explique par ailleurs que le monde arabe ne publie plus que 15000 à 18000 livres par an, autant que les éditions américaines Penguin et Random House (deux maisons d’édition les plus importantes au niveau des Etats-Unis et de l’Angleterre) produisent à elles seules. « En matière de chiffres également, la Grèce traduit 5 fois plus de livres en grec que les pays arabes. Il fut un temps où l’Egypte était le plus grand producteur de livres en arabe dans la région, publiant entre 7000 et 9000 par an. Jusqu’aux années 2000, la production était encore en hausse, mais elle a brusquement chuté de 70% après la Révolution de 2011. En 2016, elle montrait des signes de reprise, mais sans réussir à décoller réellement », affirme Mohamad Ragab, qui conseille d’encourager la publication de livres plus accessibles qui puissent instiller le goût de la lecture aux jeunes. « La langue a besoin d’être associée à la modernité, à la créativité et à la culture, afin de redorer le blason de l’identité arabe », ajoute-t-il.
Se réconcilier avec l’arabe
L’arabe n’est pas seulement la langue du Coran et des enseignements du prophète, mais aussi d’une culture vieille de plus de 2 000 ans.
Cependant, Dr Salah Fadl, membre au Centre de la langue arabe, constate que le fait d’oublier la langue mère du pays contribue à anéantir le génie d’une culture. « Le déclin de l’arabe est lié à une crise identitaire, une dépréciation de la culture du pays. Certains pensent que ce qui vient de l’étranger est forcément mieux. On a une mauvaise estime de notre propre héritage. Mais la déliquescence du dialecte procède aussi d’une méconnaissance, car on oublie souvent la richesse de la langue arabe, son élégance. On pense, à tort, qu’une langue est un outil seulement technique. Or, la langue est porteuse d’une culture, notamment religieuse », affirme-t-il, tout en rappelant le rôle important joué autrefois par le kottab, la base de l’apprentissage du Coran et de la lecture pour les enfants dans le monde rural.
Le constat est-il alarmiste? Oui, répond Amna Nosseir, enseignante de religion et de philosophie et ancienne doyenne de la faculté des études islamiques de l’Université d’Al-Azhar, et qui voit que notre belle langue est devenue étrangère dans sa patrie. « En tant que culture, nous avons tendance à penser que les autres valent mieux que nous. Ce n’est pas juste une question de technologie et de mondialisation, car le problème vient aussi de l’image des Arabes véhiculée par les médias, en particulier après le 11 Septembre. Aux nouvelles, les images de terroristes sont associées à la langue arabe, langue de l’islam », se désole-t-elle. Quant au psychiatre Yéhia Al-Rakhawi, il estime que les Arabes ont besoin de se réconcilier avec l’arabe. « Réconciliation ne signifie pas enfermement, mais attachement, valorisation et promotion d’une langue dont la richesse et la beauté sont intarissables ».
Protéger donc la langue arabe est aussi le leitmotiv du ministère de l'Immigration et des Affaires des Egyptiens à l’étranger, qui vient de lancer l’initiative « Parlez égyptien » ou « Parlez en arabe ». Une initiative nationale qui défie la guerre d’identité et vise à relier les fils d’Egypte à la patrie. « L’apprentissage de la langue arabe et de notre dialecte égyptien constituait un pont important pour communiquer avec les jeunes générations à l’étranger, les informer des défis que relève la patrie et renforcer la loyauté et l’appartenance non seulement pour les enfants, mais aussi pour les familles, afin de les aider à développer la langue arabe et à renforcer l’identité nationale », a expliqué la ministre de l'Immigration et des Affaires des Egyptiens à l’étranger, Nabila Makram, dans une allocution officielle. Et de conclure: « La langue étrangère est un ajout à la personnalité, mais vous ne devez pas perdre votre langue et votre identité, et vous devez vivre en Egypte avec toutes nos coutumes et traditions », a-t-elle précisé aux enfants des Egyptiens à l’étranger .
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