Hélmiyet al-zeitoun. Ici, parmi des bâtiments flambant neufs se dresse un vieil immeuble qui date des années 1940. Au premier abord, il est difficile de repérer sa porte d’accès, trop petite à comparer à ses semblables, et l’escalier est si étroit qu’on a du mal à le gravir. Quatre marches avant d’accéder à la terrasse se dresse une immense porte en fer, probablement pour sécuriser les colombiers et pallier l’absence d’un gardien de l’immeuble. Dès le début de l’automne, les colombophiles commencent à préparer leurs pigeons pour qu’ils soient sportivement au top afin de les engager dans des concours qui se déroulent souvent en hiver. « Ces pigeonniers datent de 1948. Ma passion pour les pigeons m’a été transmise par mon père et mon grand-père qui étaient colombophiles. Je continue d’admirer ces volatiles intelligents et sensibles », lance Mohamad Al-Abbassi, un passionné des pigeons voyageurs. Depuis son enfance, il voue un amour indéfectible pour ces volatiles, au point d’avoir tissé des liens étroits avec eux. « Si je reste 2 semaines sans les voir, ils sortent leurs petites têtes à travers les trous de la façade du pigeonnier, une manière à eux de me reprocher ma négligence », poursuit Mohamad, un expert de l’élevage des pigeons voyageurs.
En fait, pour élever et faire concourir des pigeons voyageurs, il faut remplir ces trois critères: avoir le temps à leur consacrer, posséder les moyens financiers et détenir des pedigrees garantissant leur race. Mohamad Al-Abbassi confie que depuis son jeune âge, il s’occupe de l’élevage des pigeons. Depuis, son patrimoine s’est élargi, il possède aujourd’hui 11 pigeonniers. Comme il craint le mauvais oeil, il refuse de dire le nombre des pigeons qui vivent dans ses colombiers. Pour y avoir accès, il faut passer par des couloirs très étroits. Chaque colombier a été conçu selon des dimensions standards: 2 m de longueurx2 m de largeur x2 m de hauteur afin de contenir 24 volatiles. Les colombophiles respectent le nombre des pigeons à élever dans chaque pigeonnier pour leur permettre de voler librement à l’intérieur.
En 1982, Al-Abbassi a restauré ses pigeonniers. Il y a installé des cloisons en bois et des fenêtres en fer forgé pour assurer une bonne aération et favoriser la pénétration de la lumière naturelle. A l’intérieur des colombiers, les pigeons commencent à battre des ailes, à voltiger d’un coin à l’autre du pigeonnier, effrayés par la présence d’un inconnu. Al-Abbassi saisit entre ses mains un de ses pigeons et commence à lui faire des câlins. Il étale ses ailes et les rabat le long de son corps puis le serre contre sa poitrine comme fait une maman avec son enfant. En général, ce volatile craint l’homme. Alors, être doux et tendre avec un pigeon permet à l’oiseau de se sentir en sécurité et de calmer ses battements de coeur, déclenchés par la peur.
Aux petits soins
Un abreuvoir est placé au milieu du pigeonnier. Un couvercle incliné avec des ouvertures pour y avoir accès sert à garder l’eau propre, car si les excréments des pigeons tombent dans le fond de l’abreuvoir, les pigeons risquent d’être victimes d’empoisonnement ou d’attraper des maladies. Farid, le gardien des pigeonniers, nettoie l’abreuvoir et change l’eau tous les jours. Toujours à la terrasse, une petite pièce sert à stocker la nourriture mensuelle des colombidés: des sacs en jute contenant différentes sortes de céréales. Farid est chargé de préparer un mélange de plusieurs variétés de grains, conforme à chaque cycle (élevage, veuvage, mue). Le premier, ayant trait à la reproduction, consiste à nourrir les pigeons de protéines et de féculents. Le deuxième concerne le veuvage, la période durant laquelle les volatiles sont nourris de féculents et d’huiles. Pendant le cycle de la mue, une attention particulière est demandée.
L’aliment des pigeons doit être, pour pouvoir satisfaire ses besoins, d’une composition spéciale en nutriments. Ces colombidés doivent être nourris de céréales durant 4 mois: blé, maïs, orge ainsi que des petits pois mélangés à des graines de tournesol, colza, arachides et sésame. « De juin à septembre, les pigeons ne quittent pas leurs nids. Durant cette période, ils renouvellent l’intégralité de leur plumage. Il ne faut pas exposer les pigeons de couleur au grand soleil car l’éclat de leur plumage en serait moins vif et il faut éviter les rencontres des pigeons qui vivent en couple pour ne pas abîmer leurs nouvelles plumes par les frottements. Le colombophile doit attendre la fin de la mue avant que le pigeon ne reprenne son activité sportive. Un pigeon qui participe à un concours doit avoir des plumes saines et lisses », explique Al-Abbassi. Il ajoute que les morilles blanches qui ornent le dessus du bec reflètent la bonne santé du colombidé et si la couleur de cette partie change, cela signifie que le pigeon est malade. Un complément alimentaire leur est servi toute l’année: le grit qui est un mélange de petits cailloux calcaires divers (briques, coquillages, silex et autres). Ces éléments facilitent la digestion des graines, neutralisent l’acidité gastrique et apportent la quantité nécessaire de minéraux aux pigeons.
Carte d’identité
Durant la mue, les pigeons ne quittent pas le colombier.
(Photo : Nader Ossama)
A côté des pigeonniers, se trouve une autre pièce ayant auparavant servi de débarras. Elle sert de logement au gardien qui s’occupe des pigeons (nettoyage des mangeoires et nichoirs, nourriture des oiseaux). Le roucoulement des pigeons se fait entendre, brisant le calme qui règne sur la terrasse.
Tous les pigeons voyageurs sont bagués. Une sorte de carte d’identité mentionnant l’année de naissance du pigeon, sa race et sa couleur. Au septième jour de la naissance, le pigeonneau va disposer d’une bague qui l’accompagnera jusqu’à la fin de sa vie. La moyenne d’âge d’un pigeon varie entre 18 et 20 ans et parfois 25 ans. « Une bague magnétique est placée à l’autre patte du pigeon, le jour du concours. Cette bague est censée enregistrer le moment du retour du colombidé au pigeonnier », explique Moustapha Al-Sémari, un colombophile au quartier de Doqqi, à Guiza. Il s’agit d’une antenne installée à l’entrée du pigeonnier, reliée aux câbles de l’horloge électronique qui va enregistrer le retour: heure, minute, seconde dans le temps. Au retour du dernier pigeon, le colombophile détache l’horloge des câbles et se dirige vers la fédération afin de vider les informations enregis trées et connaître les premiers gagnants à ce concours.
Préparation au championnat
Elever des pigeons voyageurs nécessite beaucoup de patience
et de temps.
(Photo : Nader Ossama)
D’après Al-Abbassi, dès que le pigeon voyageur renouvelle ses plumes, il est incapable de voler. Il faut le placer au sommet du colombier, et comme il n’en est pas habitué, il va voltiger quelques minutes et retourner à son pigeonnier. « A cette phase, il suffit au colombophile de faire un simple geste en levant le bras vers le haut pour que le pigeon reprenne le vol. Deux moments idéals pour faire voler les pigeons voyageurs, de 15h à 17h ou de 17h à 19h durant l’été et une heure plus tôt en hiver pour éviter l’obscurité du soir », dit Al-Abbassi. Ainsi, poursuit-il, graduellement, le pigeon va finir ses 2 heures d’entraînement au quotidien. Puis, les pigeons sont enlogés (c’est-à-dire placés dans des cages) afin d’être transportés par le colombophile à 50 km de leur colombier pour les faire voler dans des zones désertiques, loin des hauts immeubles et des câbles électriques. « Chaque jour, j’allonge la distance. Les pigeons sont lâchés de plus en plus loin et comme ils ont la faculté de s’orienter, ils retournent sans difficulté à leur pigeonnier », ajoute Al-Abbassi.
Mais comment expliquer ce sens de l’orientation des pigeons? Beaucoup de recherches ont été faites par des scientistes qui ont présenté plusieurs hypothèses, à savoir que les pigeons se repèrent grâce au champ magnétique terrestre, au soleil mais aussi à la vue et à l’odorat, mais le plus probable est que le pigeon voyageur a un véritable système de navigation dans la tête comme un GPS lui permettant de s’orienter.
Lors des concours, trois types de distances sont proposés : courtes distances de 50 km à 200 km, moyennes distances de 250 km à 500 km et longues distances de 500 km à 1300 km. « Un pigeonneau de 5 mois peut participer à un concours de courte distance, les jeunes d’un an participent aux moyennes distances et ceux qui sont plus âgés rentrent dans la catégorie des concours à grandes distances », précise Ahmad Khalifa, président de la Fédération colombophile égyptienne. Le fait de respecter les critères du concours, l’âge et la distance à parcourir réduit les échecs et les cas de blessures des pigeons voyageurs.
Des remous, ces dernières années
(Photo : Nader Ossama)
La Fédération colombophile égyptienne a vu le jour en 1976. « C’était à l’époque de Kamal Salem (le premier président), car l’Egypte était membre de la Fédération colombophile internationale de Bruxelles », se souvient Mohamad dont le père, Saad Al-Abbassi, comptait parmi les fondateurs de cette fédération. Il souligne que les années 1970 sont considérées comme l’âge d’or de ce loisir en Egypte, et Osmane Ramez fut le premier colombophile égyptien à avoir élevé des pigeons voyageurs, alors qu’il faisait ses études en Angleterre. Ramez a lancé le premier noyau en créant une association colombophile à Tahrir. Durant la Seconde Guerre mondiale, les militaires utilisaient les pigeons de Osmane pour échanger des lettres entre contingents. « A la fin de la guerre, les forces militaires britanniques ont rendu les pigeons à Ramez. Ce dernier a continué son hobby et a réussi à l’intégrer dans les classes sociales aisées au Caire, au Delta et à Alexandrie », relate Mohamad Achraf, colombophile à Tanta, au Delta.
Tous les pigeons voyageurs sont importés aujourd’hui d’Europe. Souvent, les colombophiles s’en procurent par le biais de ventes aux enchères en ligne qui proposent des pedigrees (pure race). Il est important d’avoir un pigeon voyageur de race pure ayant réalisé de belles performances lors des concours. En parcourant les pages Facebook des colombophiles, on constate que les pigeons voyageurs de race viennent de Belgique et des Pays-Bas. Tous les pigeons portent les noms et prénoms des colombophiles. Ces derniers tiennent aussi à mentionner la lignée des pigeons voyageurs qui ont réalisé des exploits lors des concours. « Pour que le pigeon remporte la course, il faut le mettre au veuvage. C’est-à-dire éloigner le mâle de la femelle durant la période du concours qui dure en général toute la période de l’hiver. Et la veille de la compétition, le pigeon mâle voit sa partenaire à travers une cage, mais sans l’approcher. Cette technique permet au volatile d’accélérer sa vitesse de vol pour rejoindre le colombier et voir sa bien-aimée », explique Moustapha Al-Sémari.
Mais ce hobby a dû faire face à des remous au cours des dernières années. En 2009, les responsables au ministère de l’Agriculture et l’Organisme général des services vétérinaires avaient suspendu les concours de pigeons voyageurs par crainte de la grippe aviaire. La suspension n’était pas seulement verbale, car des pigeonniers ont été détruits. « Un vrai carnage à Port-Saïd où un grand nombre de pigeonniers ont été détruits. Mais, l’Etat nous a soutenus. J’avais pris des photos pour montrer ce grand gâchis, et par le biais d’un intermédiaire, je les ai envoyées au chef du gouvernement qui a mis fin à cette opération et aux fonctions du gouverneur de Port-Saïd », raconte Achraf Sannan, commerçant. Depuis 2009 jusqu’en 2017, Ahmad Khalifa, responsable actuel de la fédération et qui est avocat, a demandé le retour de la fédération, ce qui a été autorisé en 2017. « Les colombophiles ont ramené des certificats de la part d’organisations comme la FAO et l’OMS prouvant que les pigeons voyageurs n’avaient pas et ne transmettaient pas la grippe aviaire », déclare Khalifa.
Actuellement, les colombophiles organisent des courses de la mi-décembre jusqu’à la mi-mars, et le point de départ est Assouan. Et d’avril jusqu’à la mi-juin, le concours a lieu à la Côte-Nord. « Je suis en train de négocier avec les responsables pour organiser un concours international de pigeons voyageurs dans la zone touristique des pyramides afin de médiatiser cet événement et attirer de nombreux visiteurs internationaux à destination de l’Egypte, tout en construisant des colombiers dans les zones désertiques », conclut Al-Abbassi .
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