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Colombophilie : Une passion qui a des ailes

Dina Bakr, Dimanche, 15 novembre 2020

Ils sont 10000 amateurs à posséder des pigeons voyageurs, selon la Fédération colombophile égyptienne. Ils en prennent soin, les dressent, les élèvent et les font concourir. Un hobby aujourd’hui peu connu, mais dont les passionnés ne veulent surtout pas se défaire. Reportage.

Colombophilie  : Une passion qui a des ailes
L’abreuvoir doit être propre pour éviter toute maladie aux pigeons. (Photo : Nader Ossama)

Hélmiyet al-zeitoun. Ici, parmi des bâtiments flam­bant neufs se dresse un vieil immeuble qui date des années 1940. Au premier abord, il est difficile de repérer sa porte d’accès, trop petite à comparer à ses semblables, et l’escalier est si étroit qu’on a du mal à le gravir. Quatre marches avant d’accéder à la terrasse se dresse une immense porte en fer, probablement pour sécuriser les colombiers et pallier l’absence d’un gar­dien de l’immeuble. Dès le début de l’automne, les colombophiles commen­cent à préparer leurs pigeons pour qu’ils soient sportivement au top afin de les engager dans des concours qui se dérou­lent souvent en hiver. « Ces pigeonniers datent de 1948. Ma passion pour les pigeons m’a été transmise par mon père et mon grand-père qui étaient colombo­philes. Je continue d’admirer ces vola­tiles intelligents et sensibles », lance Mohamad Al-Abbassi, un passionné des pigeons voyageurs. Depuis son enfance, il voue un amour indéfectible pour ces volatiles, au point d’avoir tissé des liens étroits avec eux. « Si je reste 2 semaines sans les voir, ils sortent leurs petites têtes à travers les trous de la façade du pigeonnier, une manière à eux de me reprocher ma négligence », poursuit Mohamad, un expert de l’élevage des pigeons voyageurs.

En fait, pour élever et faire concourir des pigeons voyageurs, il faut remplir ces trois critères: avoir le temps à leur consacrer, posséder les moyens finan­ciers et détenir des pedigrees garantis­sant leur race. Mohamad Al-Abbassi confie que depuis son jeune âge, il s’oc­cupe de l’élevage des pigeons. Depuis, son patrimoine s’est élargi, il possède aujourd’hui 11 pigeonniers. Comme il craint le mauvais oeil, il refuse de dire le nombre des pigeons qui vivent dans ses colombiers. Pour y avoir accès, il faut passer par des couloirs très étroits. Chaque colombier a été conçu selon des dimensions standards: 2 m de lon­gueurx2 m de largeur x2 m de hauteur afin de contenir 24 volatiles. Les colom­bophiles respectent le nombre des pigeons à élever dans chaque pigeonnier pour leur permettre de voler librement à l’intérieur.

En 1982, Al-Abbassi a restauré ses pigeonniers. Il y a installé des cloisons en bois et des fenêtres en fer forgé pour assurer une bonne aération et favoriser la pénétration de la lumière naturelle. A l’intérieur des colombiers, les pigeons commencent à battre des ailes, à voltiger d’un coin à l’autre du pigeonnier, effrayés par la présence d’un inconnu. Al-Abbassi saisit entre ses mains un de ses pigeons et commence à lui faire des câlins. Il étale ses ailes et les rabat le long de son corps puis le serre contre sa poitrine comme fait une maman avec son enfant. En général, ce volatile craint l’homme. Alors, être doux et tendre avec un pigeon permet à l’oiseau de se sentir en sécurité et de calmer ses battements de coeur, déclenchés par la peur.

Aux petits soins

Un abreuvoir est placé au milieu du pigeonnier. Un couvercle incliné avec des ouvertures pour y avoir accès sert à garder l’eau propre, car si les excré­ments des pigeons tombent dans le fond de l’abreuvoir, les pigeons risquent d’être victimes d’empoisonnement ou d’attraper des maladies. Farid, le gar­dien des pigeonniers, nettoie l’abreu­voir et change l’eau tous les jours. Toujours à la terrasse, une petite pièce sert à stocker la nourriture mensuelle des colombidés: des sacs en jute conte­nant différentes sortes de céréales. Farid est chargé de préparer un mélange de plusieurs variétés de grains, conforme à chaque cycle (élevage, veu­vage, mue). Le premier, ayant trait à la reproduction, consiste à nourrir les pigeons de protéines et de féculents. Le deuxième concerne le veuvage, la période durant laquelle les volatiles sont nourris de féculents et d’huiles. Pendant le cycle de la mue, une atten­tion particulière est demandée.

L’aliment des pigeons doit être, pour pouvoir satisfaire ses besoins, d’une composition spéciale en nutriments. Ces colombidés doivent être nourris de céréales durant 4 mois: blé, maïs, orge ainsi que des petits pois mélangés à des graines de tournesol, colza, arachides et sésame. « De juin à septembre, les pigeons ne quittent pas leurs nids. Durant cette période, ils renouvellent l’intégralité de leur plumage. Il ne faut pas exposer les pigeons de couleur au grand soleil car l’éclat de leur plumage en serait moins vif et il faut éviter les rencontres des pigeons qui vivent en couple pour ne pas abîmer leurs nou­velles plumes par les frottements. Le colombophile doit attendre la fin de la mue avant que le pigeon ne reprenne son activité sportive. Un pigeon qui participe à un concours doit avoir des plumes saines et lisses », explique Al-Abbassi. Il ajoute que les morilles blanches qui ornent le dessus du bec reflètent la bonne santé du colombidé et si la couleur de cette partie change, cela signifie que le pigeon est malade. Un complément alimentaire leur est servi toute l’année: le grit qui est un mélange de petits cailloux calcaires divers (briques, coquillages, silex et autres). Ces éléments facilitent la digestion des graines, neutralisent l’acidité gastrique et apportent la quantité nécessaire de minéraux aux pigeons.

Carte d’identité

Colombophilie  : Une passion qui a des ailes
Durant la mue, les pigeons ne quittent pas le colombier. (Photo : Nader Ossama)

A côté des pigeonniers, se trouve une autre pièce ayant auparavant servi de débarras. Elle sert de logement au gar­dien qui s’occupe des pigeons (net­toyage des mangeoires et nichoirs, nourriture des oiseaux). Le roucoule­ment des pigeons se fait entendre, bri­sant le calme qui règne sur la terrasse.

Tous les pigeons voyageurs sont bagués. Une sorte de carte d’identité mentionnant l’année de naissance du pigeon, sa race et sa couleur. Au sep­tième jour de la naissance, le pigeon­neau va disposer d’une bague qui l’ac­compagnera jusqu’à la fin de sa vie. La moyenne d’âge d’un pigeon varie entre 18 et 20 ans et parfois 25 ans. « Une bague magnétique est placée à l’autre patte du pigeon, le jour du concours. Cette bague est censée enregistrer le moment du retour du colombidé au pigeonnier », explique Moustapha Al-Sémari, un colombophile au quar­tier de Doqqi, à Guiza. Il s’agit d’une antenne installée à l’entrée du pigeon­nier, reliée aux câbles de l’horloge électronique qui va enregistrer le retour: heure, minute, seconde dans le temps. Au retour du dernier pigeon, le colombophile détache l’horloge des câbles et se dirige vers la fédération afin de vider les informations enregis­ trées et connaître les premiers gagnants à ce concours.

Préparation au championnat

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Elever des pigeons voyageurs nécessite beaucoup de patience et de temps. (Photo : Nader Ossama)

D’après Al-Abbassi, dès que le pigeon voyageur renouvelle ses plumes, il est incapable de voler. Il faut le placer au sommet du colombier, et comme il n’en est pas habitué, il va voltiger quelques minutes et retourner à son pigeonnier. « A cette phase, il suffit au colombophile de faire un simple geste en levant le bras vers le haut pour que le pigeon reprenne le vol. Deux moments idéals pour faire voler les pigeons voyageurs, de 15h à 17h ou de 17h à 19h durant l’été et une heure plus tôt en hiver pour éviter l’obs­curité du soir », dit Al-Abbassi. Ainsi, poursuit-il, graduellement, le pigeon va finir ses 2 heures d’entraînement au quo­tidien. Puis, les pigeons sont enlogés (c’est-à-dire placés dans des cages) afin d’être transportés par le colombophile à 50 km de leur colombier pour les faire voler dans des zones désertiques, loin des hauts immeubles et des câbles élec­triques. « Chaque jour, j’allonge la dis­tance. Les pigeons sont lâchés de plus en plus loin et comme ils ont la faculté de s’orienter, ils retournent sans difficulté à leur pigeonnier », ajoute Al-Abbassi.

Mais comment expliquer ce sens de l’orientation des pigeons? Beaucoup de recherches ont été faites par des scien­tistes qui ont présenté plusieurs hypothèses, à savoir que les pigeons se repèrent grâce au champ magnétique terrestre, au soleil mais aussi à la vue et à l’odorat, mais le plus probable est que le pigeon voyageur a un véritable système de navigation dans la tête comme un GPS lui permettant de s’orienter.

Lors des concours, trois types de distances sont proposés : courtes distances de 50 km à 200 km, moyennes distances de 250 km à 500 km et longues distances de 500 km à 1300 km. « Un pigeonneau de 5 mois peut participer à un concours de courte distance, les jeunes d’un an participent aux moyennes distances et ceux qui sont plus âgés rentrent dans la catégorie des concours à grandes dis­tances », précise Ahmad Khalifa, président de la Fédération colombophile égyp­tienne. Le fait de respecter les critères du concours, l’âge et la distance à parcourir réduit les échecs et les cas de blessures des pigeons voyageurs.

Des remous, ces dernières années

Colombophilie  : Une passion qui a des ailes
(Photo : Nader Ossama)

La Fédération colombophile égyptienne a vu le jour en 1976. « C’était à l’époque de Kamal Salem (le premier président), car l’Egypte était membre de la Fédération colombophile internationale de Bruxelles », se sou­vient Mohamad dont le père, Saad Al-Abbassi, comptait parmi les fonda­teurs de cette fédération. Il souligne que les années 1970 sont considérées comme l’âge d’or de ce loisir en Egypte, et Osmane Ramez fut le premier colombo­phile égyptien à avoir élevé des pigeons voyageurs, alors qu’il faisait ses études en Angleterre. Ramez a lancé le premier noyau en créant une association colom­bophile à Tahrir. Durant la Seconde Guerre mondiale, les militaires utili­saient les pigeons de Osmane pour échanger des lettres entre contingents. « A la fin de la guerre, les forces mili­taires britanniques ont rendu les pigeons à Ramez. Ce dernier a continué son hobby et a réussi à l’intégrer dans les classes sociales aisées au Caire, au Delta et à Alexandrie », relate Mohamad Achraf, colombophile à Tanta, au Delta.

Tous les pigeons voyageurs sont importés aujourd’hui d’Europe. Souvent, les colombophiles s’en procurent par le biais de ventes aux enchères en ligne qui proposent des pedigrees (pure race). Il est important d’avoir un pigeon voya­geur de race pure ayant réalisé de belles performances lors des concours. En par­courant les pages Facebook des colom­bophiles, on constate que les pigeons voyageurs de race viennent de Belgique et des Pays-Bas. Tous les pigeons por­tent les noms et prénoms des colombo­philes. Ces derniers tiennent aussi à mentionner la lignée des pigeons voya­geurs qui ont réalisé des exploits lors des concours. « Pour que le pigeon remporte la course, il faut le mettre au veuvage. C’est-à-dire éloigner le mâle de la femelle durant la période du concours qui dure en général toute la période de l’hiver. Et la veille de la compétition, le pigeon mâle voit sa partenaire à travers une cage, mais sans l’approcher. Cette technique permet au volatile d’accélérer sa vitesse de vol pour rejoindre le colom­bier et voir sa bien-aimée », explique Moustapha Al-Sémari.

Mais ce hobby a dû faire face à des remous au cours des dernières années. En 2009, les responsables au ministère de l’Agriculture et l’Organisme général des services vétérinaires avaient sus­pendu les concours de pigeons voya­geurs par crainte de la grippe aviaire. La suspension n’était pas seulement ver­bale, car des pigeonniers ont été détruits. « Un vrai carnage à Port-Saïd où un grand nombre de pigeonniers ont été détruits. Mais, l’Etat nous a soutenus. J’avais pris des photos pour montrer ce grand gâchis, et par le biais d’un inter­médiaire, je les ai envoyées au chef du gouvernement qui a mis fin à cette opération et aux fonctions du gouverneur de Port-Saïd », raconte Achraf Sannan, com­merçant. Depuis 2009 jusqu’en 2017, Ahmad Khalifa, respon­sable actuel de la fédération et qui est avocat, a demandé le retour de la fédération, ce qui a été autorisé en 2017. « Les colombophiles ont ramené des certificats de la part d’organi­sations comme la FAO et l’OMS prouvant que les pigeons voya­geurs n’avaient pas et ne trans­mettaient pas la grippe aviaire », déclare Khalifa.

Actuellement, les colombo­philes organisent des courses de la mi-décembre jusqu’à la mi-mars, et le point de départ est Assouan. Et d’avril jusqu’à la mi-juin, le concours a lieu à la Côte-Nord. « Je suis en train de négocier avec les responsables pour organiser un concours international de pigeons voya­geurs dans la zone touristique des pyramides afin de médiatiser cet événement et attirer de nom­breux visiteurs internationaux à destination de l’Egypte, tout en construisant des colombiers dans les zones désertiques », conclut Al-Abbassi .

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