Maintenir une distance minimale d’un mètre est très important pour lutter contre la propagation du Covid-19. C’est la fameuse distanciation sociale. Une mesure simple, à la portée de n’importe qui, doit désormais entrer dans nos réflexes quotidiens. Mais ce n’est pas toujours gagné. Les Egyptiens se donnent des accolades, s’embrassent, nous sommes un peuple très tactile et, dans notre culture, ne pas faire la bise par exemple ou serrer la main est considéré comme un geste d’arrogance, voire de défiance. Mais le Covid-19 est là pour bousculer nos habitudes. Siham, 37 ans, est une comptable. Autrefois à peine arrivée le matin à son bureau, elle lançait un petit bonjour à ses collègues tout en donnant à chacune au moins quatre bises, d’autres prenaient encore deux ou trois sur chaque joue, même si elles s’étaient vues la veille. On dirait que l’intensité du baiser variait selon le degré d’intimité. En se quittant à 16h, il n’était pas rare de leur donner d’autres bises. Mais maintenant avec le coronavirus, et en portant toujours le masque, elle se contente de saluer ses collègues du travail en souriant avec les yeux ou faisant un geste de la main. « Les contacts sociaux sont très ritualisés, quasi automatiques, mais maintenant on doit y faire attention », dit-elle. Or, si Siham a pu décliner gentiment les bisous et les accolades, d’autres ont pris les gestes barrières au pied de la lettre, jusqu’à développer une horreur de tout autre contact physique. Depuis le début de la pandémie du Covid-19, Leïla, informaticienne de 48 ans, ne supporte plus le contact physique. Embrassade, câlin ou simple poignée de main suffisent à la bouleverser. « Si quelqu’un me touche, même un proche, j’ai l’impression d’étouffer », lance-t-elle, la voix tremblante. Idem pour Basma, une retraitée de 74 ans qui en a récemment fait l’expérience lors d’un mariage qui a rassemblé une soixantaine de personnes. « Quand je suis arrivée avec mon conjoint, nous étions les seuls avec un autre couple à porter un masque. Mon amie m’a même dit en rigolant: Ce n’est pas la peine, enlevez ça, ça ne craint rien. Il n’y a aucun risque », raconte Basma qui s’est sentie obligée de l’enlever. Et d’ajouter: « A un moment, on nous a demandé de faire une ronde pour faire des photos. Il fallait se tenir la main, là, j’ai refusé. Pendant toute la cérémonie, nous sommes restés en retrait et nous avons gardé nos distances. Mais ce n’était pas le cas de tout le monde ».

Serrer la main est un signe d’affection ou de respect, mais aussi un rituel dans nos interactions sociales avec les autres.
Mais, est-ce la fin de la bise? Les chaleureuses accolades et vigoureuses poignées de main vont-elles disparaître dans le monde post-Covid? Et s’il l’on parvient à réduire les contacts rapprochés dans la sphère publique, c’est plus compliqué dans la sphère intime. Etant donné que dans la vie familiale, nous ne sommes pas prêts à reprogrammer complètement nos relations ou à porter un masque au quotidien à la maison. Et puis, il y a aussi l’idée qu’on est protégé dans l’espace intime. Nala, élève en 3e primaire, porte son masque et a toujours son gel hydroalcoolique dans son sac. Elle ne fait plus de bisous à ses amies au club mais seulement à ses parents. « Je n’ai pas peur parce que ça ne fait rien aux enfants. De plus, c’est bizarre de dire qu’il faut arrêter, alors que c’est ma famille », dit-elle. Quant à sa mère, celle-ci prend plus de précautions. Elle prend ses distances avec son père âgé de 80 ans pour éviter de le contaminer quand elle lui fait des visites. Cependant, certains d’autres pensent qu’il ne faut pas céder à la panique. Et le constat est sans appel. Les parents et les grands-parents embrassent toujours les enfants et pas question de changer leurs habitudes malgré le coronavirus. « On se protège bien, ça ne change rien du tout pour nous. Pourquoi donc arrêter la bise. Ce n’est pas ça qui va arrêter le virus », assure la grand-mère qui continue de faire des bisous à ses petits-enfants, car elle ne pourra pas s’en passer, surtout s’il s’agit d’un nouveau bébé dans la famille. « C’est déchirant de ne pas pouvoir le toucher, le câliner ou se faire photographier pour la première fois avec mon petit-fils », lance-t-elle.
Les Egyptiens, un peuple très tactile

Le contact tactile est profondément ancré dans notre culture orientale.
S’embrasser, s’étreindre ou serrer la main sont des rituels de notre société, signes d’affection ou de respect, voire signes d’intégration sociale. Or, ces gestes profondément ancrés dans nos rites d’interaction n’ont pas lieu seulement au travail, à l’école, aux clubs, mais partout aux soirées de mariage, aux funérailles, aux cérémonies officielles, dans la rue, partout. Il est habituel de s’arrêter dans la rue tous les mètres pour se dire bonjour ou pour se saluer en faisant la bise. Une rencontre parfois de moins de 5 minutes dans la rue par exemple peut être introduite par des bises et finie par d’autres bises. Plus frappant encore est que cette salutation est augmentée d’un geste supplémentaire: le prendre entre les bras tout en plongeant la personne avec un trop plein de bises. Un must pour les enfants comme les grands, et chacun a sa manière de sacrifier cet acte codifié. Bref, on embrasse tout le monde et à tous moments.
Dr Nadia Radwan, professeure de sociologie à l’Université du Canal de Suez, pense qu’en Méditerranée, loin des pratiques anglo-saxonnes ou de la distance à l’asiatique, la proximité physique fonde notre identité. Le contact physique est un complément indispensable du contact social et symbolique. Autrement dit, les Egyptiens se perçoivent comme bons vivants, chaleureux et très tactiles socialement, et ce, à l’encontre des autres peuples, disant froids. « Cela fait partie de notre éducation, de notre culture orientale. Le toucher est un élément de notre socialisation. Nous, les Egyptiens champions de la bise, on a besoin de contact, même les hommes, chez nous, se font la bise. Alors que dans beaucoup d’autres cultures, le baiser sur la joue n’est pas courant, soit entre deux femmes, ou même entre un homme et une femme. Et dans d’autres pays, les gens commencent toujours par se serrer la main et puis en fonction de l’évolution de leur relation, ils peuvent se faire la bise, et ce, à l’encontre de ce qui se passe chez nous, on embrasse ceux qu’on connaît et ceux qu’on ne connaît pas », explique-t-elle, tout en ajoutant qu’un tel comportement relève de l’habitude, et qu’il est difficile, par exemple, pour un petit enfant de voir un parent sans lui tendre les bras ou une rencontre entre amis ou même personnes, qui se connaissent, ait lieu sans se donner une accolade. C’est un signe de bienveillance et de reconnaissance.
Même depuis l’enfance, on ne cesse d’entendre: « donne-lui un bisou », et voilà soudainement l’injonction devient « ne touche plus personne », c’est contre-nature. Dr Radwan confirme que bien que le toucher ait diminué dans notre société, et qu’on n'ait plus de face-à-face à cause des contacts sociaux (portables, textos, FaceTime, WhatsApp), maintenant qu’on n’a plus, on en veut plus !
Les rituels de salutation

Etant un peuple très tactile, les Egyptiens se donnent des accolades et s’embrassent toujours, pour rien et partout.
Historiquement, la poignée de main scelle une alliance. Elle était déjà pratiquée dans la Grèce antique. Elle se démocratise dès le XIXe siècle, mettant en avant la notion d’égalité entre les deux personnes. De même, au Moyen-âge, le baiser était parfois un rituel de salutation. La bise, le baiser, lie deux personnes: soit proches du point de vue du positionnement social, soit du point de vue familial ou des relations. C’est assez récent (vers les années 1970) d’avoir une généralisation, comme pour la poignée de main. Faire la bise est, en fait, présent dans plusieurs pays, mais on n’embrasse pas pareillement amis et étrangers. Certains peuples préfèrent se frotter le nez comme les Polynésiens et les Inuits. D’autres se reniflent les mains, ou passent la main sous l’aisselle de leur visiteur avant de la frotter sur soi. Et même en Occident, on ne craint pas d’appliquer ses lèvres sur les joues, en Atlantique, on préfère lancer un petit baiser dans l’air à proximité de la joue. Dans d’autres pays, on s’embrasse nez contre nez, de manière à respirer l’air de l’autre et son odeur. Les variantes sont nombreuses, l’abstinence, rare. Mais en Egypte, c’est le summum d’affection. Un comble.

Le « peau-à-peau » est crucial
dans le développement des bébés.
Cependant aujourd’hui, avec la situation actuelle, et au cours des mesures prises contre le coronavirus, les Egyptiens doivent cesser de se donner la bise en guise de saluer ou de dire bonjour. Une bonne nouvelle pour les partisans du « no kiss », qui sont aujourd’hui aux anges. Ragheda, une ingénieure qui déteste la bise au travail. Elle le vit comme une contrainte. En fait, c’est une lutte de tous les instants dans son entreprise, ne pas faire la bise est mal vu, elle passe pour une bêcheuse. « Il s’agit d’un geste plutôt hypocrite en société et loin d’être hygiéniste. Il vaut mieux la réserver au cercle intime le plus proche », explique-t-elle, tout en ajoutant que la poignée de main n’est pas appréciée non plus aujourd’hui. Selon une recherche de l’OMS, nos mains abritent environ 150 espèces différentes de bactéries. Il convient de noter que seulement 5% des personnes se lavaient les mains correctement avant l’apparition du Covid-19.
Et pour éviter les risques de contagion, à chacun sa nouvelle méthode pour se saluer: jouer du coude, bonjour du pied, mettre la main sur le coeur, mimer des bises à distance, et namasté à l’indienne (les deux paumes jointes devant la poitrine en s’inclinant légèrement, et le geste de la main de loin). Une distanciation qui pourtant reste perçue comme une contrainte, une obligation, pas comme une nouvelle manière de penser les relations sociales. La preuve est que dans les rues, les cafés, les bureaux et autres, certains continuent encore à se serrer la main, à se donner l’accolade et la bise.
On se touche, donc on existe

Le check du coude, du pied a remplacé la bise et les poignées de main.
A force de devoir limiter nos contacts et respecter les distances physiques entre les personnes, c’est toute cette question de l’intimité de nos corps qui nous interpelle. Le psychologue Mohamad Yasser parle d’une situation inédite qui révèle à quel point il est difficile de renoncer à notre culture corporelle du contact. Selon lui, le fait de passer du temps avec les parents en se retenant de les embrasser, de retrouver de vieilles copines en réfrénant l’envie de passer les bras autour de leurs épaules et de devoir à tout moment vérifier qu’une distance réglementaire nous sépare, cela risque de nous plonger dans un état de déséquilibre et de confusion. « Le toucher joue un rôle essentiel dans la vie sociale et le bien-être, alors qu’il est aujourd’hui un produit de luxe », assure-t-il, tout en listant les impressionnants bienfaits des caresses, câlins, embrassades, comme étant un antistress et remède contre la déprime et la solitude. Non seulement sur les nouveau-nés et enfants, pour qui le peau-à-peau et les gestes tendres sont indispensables pour bien se développer, mais aussi pour les adultes et les personnes âgées. Linda, une étrangère veuve de 65 ans, vit seule en Egypte depuis une vingtaine d’années. « Cela va faire plus de cinq mois que je n’ai touché personne. C’est comme si je me sentais invisible par mes amies et voisines », témoigne cette câline, pour qui, un bras autour de l’épaule ou une tape sur le bras lui fait sentir quelle est plus heureuse, plus satisfaite et plus confiante envers les autres. Linda, qui a l’habitude de vivre seule et qui assure ne pas avoir besoin de la compagnie des autres pour se sentir bien au quotidien, aujourd’hui, le sentiment de solitude l’assaille. « Le monde semble s’être refroidi. Se toucher, c’est exprimer que je suis vivante. Seuls les morts ne peuvent pas se toucher physiquement. J’en suis à un point où j’en viens à jalouser les couples et les familles que je croise dans la rue. Je meurs d’envie de tenir la main de quelqu’un, qu’on m’enlace. Car plus on vieillit, moins on voit, moins on entend, le toucher est le sens qu’on garde jusqu’à la fin », conclut-elle .
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