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Pour l’honneur du serment d’Hippocrate

Chahinaz Gheith, Mercredi, 16 septembre 2020

On les surnomme « médecins des pauvres ». Mohamad Machali, qui vient de nous quitter, Emad Al-Guirgawi, Mégahed Moustapha, Essam Tadros et Sayed Choukri, des exemples parmi tant d’autres de médecins exceptionnels, modèles de dévouement et de loyauté, qui délais­sent gloire et fortune pour consacrer leur vie au service des patients nécessiteux. Focus.

Pour l’honneur du serment d’Hippocrate

Le « médecin des pauvres » n’est plus. Il est décédé le mois dernier suscitant l’émoi des Egyptiens, qui le chérissaient pour sa conduite des plus honorables envers les pauvres. Dr Mohamad Machali, 76 ans, est devenu un symbole de bonne foi, oeuvre non seulement pour les habitants de sa ville natale, Tanta, mais aussi pour tous les Egyptiens. Diplômé de la faculté de médecine en 1967, Dr Machali a traité les pauvres pendant 50 ans gratuitement dans sa clinique à Tanta et leur a donné même de l’argent pour acheter des médicaments. Il a fixé les frais d’une consul­tation dans son cabinet à seulement 10 L.E. Une somme infime au regard des longues années de labeur qu’exige le travail d’un médecin. Des centaines de patients faisaient la queue devant sa modeste clinique où il travaillait 10 heures par jour de 9h à 19h pour traiter le plus grand nombre de per­sonnes. Mohamad Machali ne possédait ni voiture ni téléphone portable et il allait à pied de son domicile à la clinique. Et même quand l’un des riches citoyens du Golfe, entendant parler de son histoire, lui a fait don de 20 000 dollars et lui a offert une voi­ture pour se déplacer, Dr Machali a préféré redistribuer cette enveloppe aux pauvres. Quant à la voiture, il l’a revendue pour s’acheter des équipements médicaux afin de pouvoir mieux traiter les patients au sein de sa clinique. « J’ai découvert après mon diplôme que mon père avait sacrifié les coûts de son traitement pour faire de moi un médecin. J’ai promis à Allah de ne pas prendre un sou aux pauvres et aux modestes gens », avait-il raconté sur les plateaux d’une chaîne de télévision.

Mais son décès a rappelé qu’il n’était pas le seul à se consacrer avec autant de dévoue­ment à ce noble métier. Il existe d’autres exemples de médecins traçant les grandes lignes de la profession d’Hippocrate : dévo­tion, modestie, sacrifices, et qui méritent de jeter la lumière sur eux. Le bien du malade, tant physique que moral, est leur priorité. Leur devise est d’exercer dans le silence, sans chercher la gloire ou la fortune. Des médecins hors du commun qui ont décidé de pratiquer les prix les plus bas possibles pour que les plus modestes puissent accéder à des soins dignes de ce nom.

Icônes de la dévotion

Surnommé le successeur de Machali, Emad Al-Guirgawi est spécialiste en médecine interne pédiatrique. Installé à la ville de Mahalla Al-Kobra, il traite, depuis 35 ans, des patients pauvres en échange de 6 L.E., et refuse d’augmenter le tarif de la consultation dans sa clinique, ne serait-ce que pour les patients fortunés. Sûr de lui-même, et aussi faute de moyens, il n’utilise pas le stéthos­cope. Il n’a qu’à coller son oreille au niveau de la poitrine et du dos, et son index et le majeur au poignet du patient pour tâter le pouls, tout en regardant sa montre. En fait, Al-Guirgawi, comme Machali ainsi que beau­coup d’autres médecins, affronte des pro­blèmes financiers au point que sa modeste clinique manquait du matériel le plus élémen­taire. Pourtant, il tente de soigner ses malades en fonction de ses moyens financiers et des possibilités offertes par les donations des gens. Idem pour Essam Farid Tadros, un ORL (oto-rhino-laryngologiste), âgé de 80 ans, et qui traite les patients à la ville de Qassassine dans le gouvernorat d’Ismaïliya sans aucune distinction entre un musulman et un chrétien. Il suffit de voir sa clinique qui grouille de monde pour comprendre et toucher de près la détresse des malades. Des centaines de patients y affluent chaque jour. Installés sur les quelques sièges de la salle, debout, adossés au mur ou encore assis à même le sol, les patients attendent leur tour avec impatience. Des pancartes affichées partout sur lesquelles on peut lire : « 10 L.E. la consultation, 1 L.E. pour les officiers et gratuite pour ceux qui n’ont pas les moyens ». « Ce sont les pauvres qui sont les plus touchés, les personnes qui n’ont pas les moyens de se payer des traite­ments coûteux », lance-t-il, tout en confiant avoir exercé fièrement son métier noble, se mettant en tête le serment d’Hippocrate dont l’essence est que le médecin doit faire ce qui est utile et avantageux pour le malade.

Une question de justice sociale

Pourtant, quelque chose d’aussi naturel pour ce médecin atypique, comme soigner un paysan ou un employé et l’ausculter gratuitement à 10 L.E. pour faire le bon diagnostic, provoque l’étonnement de ses patients. « C’est Dieu qui nous a envoyé cet homme. Il est rare de trouver un médecin qui pratique un tel tarif. Les consultations chez les autres sont très chères et ils ne font pas d’exception pour les patients modestes », dit Ibrahim, un paysan âgé de 65 ans, qui avait consulté un médecin pour la der­nière fois en 2010 et qui s’est dit tou­jours impressionné par la façon dont il a été soigné par Dr Tadros.

Awad Zaki, un fonctionnaire, crie aux abois face aux tarifs des dépassements d’honoraires. Des prestations médi­cales qui commencent de 150 L.E. jusqu’à 1 500 L.E. De quoi saigner les patients déjà affectés par la maladie. « Les prix annoncés ne sont à la portée que d’une frange de la société. Seuls les riches peuvent payer de telles sommes, le reste du peuple fera la queue aux hôpitaux pour pouvoir décrocher un rendez-vous après des semaines et, si quelqu’un meurt entre-temps, ce n’est pas si grave, ce n’est qu’un pauvre », ironise Zaki. « C’est injuste de laisser les pauvres mourir et les plus riches guérir. Une inégalité dans l’accès aux soins », ajoute-t-il.

En effet, les coûts élevés des soins de santé empêchent certains d’accéder aux traitements. Créé en 1964, l’Organisme des assurances médicales dépendant du ministère de la Santé était jusque-là l’unique fournisseur de la couverture santé du secteur formel (salariés, retrai­tés, femmes soutiens de familles et élèves). Cette couverture ne concernait jusque-là que 58,2 % des Egyptiens. Selon Ayman Sabie, médecin et spécia­liste dans la gestion des hôpitaux, la nouvelle loi sur l’assurance médicale intégrale va changer le système de santé en Egypte de fond en comble. Désormais, en vertu de cette loi, entrée en vigueur au début de 2018, il doit y avoir un système de couverture unifié qui couvre toute la famille (père, mère, enfants jusqu’à l’âge adulte et les non-salariés) : d’ici 2032, le système cou­vrira 93 % des Egyptiens.

Un savoir-faire à la disposition des nécessiteux

Mais en attendant que ce système soit généralisé, les plus modestes optent pour ce genre de médecins. La sociolo­gue Nadia Radwane pense que l’Egypte est pleine de modèles de vrais combat­tants, en blouse blanche, qui ne cessent de prouver l’authenticité et la grandeur du peuple égyptien. Des médecins qui s’enrichissent en allégeant la souffrance des malades nécessiteux. C’est ainsi qu’ils ont acquis leur renommée. « Il ne faut pas oublier le professeur Sir Magdi Yaacoub, chirurgien cardiaque de renommée mondiale, le Roi des coeurs, qui a effectué, à titre gratuit, de nom­breuses opérations à coeur ouvert à ses compatriotes égyptiens », souligne-t-elle, tout en ajoutant qu’en dépit de sa réputation en Grande-Bretagne et dans les quatre coins du monde pour plus d’un demi-siècle, une fois revenu à sa patrie, il a réussi à fonder à Assouan un centre de chirurgie cardiaque pour soi­gner les nécessiteux.

Et, si Dr Magdi Yaacoub a fait d’énormes preuves de son patriotisme, tout en estimant l’énorme responsabi­lité du succès et de la célébrité, d’autres médecins, encore dans l’ombre, conti­nuent d’exercer leur métier en silence. Leur action est seulement pour les défavorisés. Une action qui surpasse le concept traditionnel de l’action non lucrative. « La médecine est avant tout une action humanitaire et non un com­merce. Le médecin doit penser à ce qu’il apporte aux autres avant de se préoccuper de ses intérêts et de son profit », explique Dr Mégahed Moustapha Al-Talawi, urologue, avec une sincérité déconcertante. Connu au village de Tala, sa popularité dépasse les bourgs de Béni-Souef ainsi que ceux de la Haute-Egypte. Les plus démunis le sollicitent fréquemment. Après consultation (dont les tarifs ont commencé par 3 L.E. pour atteindre aujourd’hui les 10 L.E.), le docteur, à la soixantaine d’années, leur glissait un petit bout de papier griffonné, en guise d’ordonnance, destiné à sa fille, la pharmacienne, qui savait ce qui lui restait à faire : distribuer gratuitement les médicaments. Il a sept enfants, cinq médecins et deux pharmaciennes qui l’aident tous dans son travail humani­taire. Sa médecine, il l’exerce à titre bénévole. Dr Al-Talawi a effectué des milliers d’interventions chirurgicales à 10 L.E. et s’arrangeait toujours pour offrir des échantillons médicaux et même de l’argent pour ses patients qui se trouvaient dans le besoin. Car, selon lui, le code de déontologie doit empê­cher tout médecin de tirer profit de ses patients. Ainsi, il a su allier pratique médicale et travail humanitaire dans les villages les plus isolés et les plus défavorisés. Dr Mégahed a traité 2 millions de malades, (soit environ 60 000 cas par an) pendant 30 ans. Il tient aussi à aider 1 500 élèves orphe­lins et à payer les frais de leur éduca­tion. Récemment, lors du spectacle final des Arab Hope Makers – faiseurs d’espoir arabes – Dr Mégahed Moustapha a été honoré par le vice-président, premier ministre des Emirats arabes unis et gouverneur de Dubaï, le cheikh Mohamad Bin Rached Al Maktoum, pour ses efforts dans le travail caritatif et humanitaire et ses réalisations médicales et scienti­fiques qui ont donné de l’espoir et de la vie à des millions de patients pen­dant plus de 30 ans.

Autre scène, autre image. Habillé modestement d’une djellaba et portant un petit sac contenant ses outils médi­caux, Dr Sayed Choukri, un ORL, passe son temps à errer entre les wagons du train Le Caire-Ménoufiya, trouvant le bonheur dans le traitement des conduc­teurs, des passagers et des patients pauvres. Son travail au service d’ur­gence à l’hôpital de Qoweisna lui a fait découvrir que l’une des causes de 20 % des accidents des trains est la présence d’un amas de cérumen (cire d’oreille) qui obstrue le conduit auditif des conducteurs. « Je ne me suis jamais imaginé passer mon chemin devant quelqu’un qui a besoin de moi sans lui tendre la main. Je rêvais de faire méde­cine pour aider ceux qui souffrent car je souffrais avec eux. C’est cela qui est, à mon avis, l’humanité : se mettre à la place du malade et compatir à sa peine, ensuite faire tout son possible pour la soulager », conclut-il.

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