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La téléréalité à l’envers

Samar Al-Gamal, Lundi, 22 juin 2020

En raison du coronavirus, tout le monde s’oriente vers le numérique. Le quotidien d’une grande partie de la population mondiale s’est transformé en une sorte de téléréalité.

La téléréalité à l’envers

Il y a un peu plus d’une décennie, le « Keep up with the Kardashians » avait poussé les téléspectateurs partout dans le monde à rester figés devant leurs écrans, avec une audience de 1,3 million de télés­pectateurs, pour la première saison seulement aux Etats-Unis, sans compter le reste du monde. Aujourd’hui, en raison du Covid-19, ces téléréalités semblent relé­guées au second plan. L’objectif ultime de ces shows a toujours été de faire croire aux téléspectateurs que quelque chose d’authentique se déroule à l’écran. Aujourd’hui cependant, ces shows ne peuvent pas concurrencer le réel.

L’on se voit aujourd’hui poussé dans un univers à la Kardashian ou au Big Brother, avec des créatures contaminées par des virus dans une réalité réelle. Un confinement total ou presque dans la plupart des pays du monde. Un semi-confinement en Egypte. Mais comment rester en contact à un moment où la séparation physique est à l’ordre du jour? Le numé­rique est un cadeau du ciel! Un cadeau de survie et non plus un simple passe-temps. « Nous sommes des machines de survie, des véhicules robotisés program­més pour préserver aveuglément les molécules égoïstes qu’on appelle les gènes. C’est une vérité qui me remplit d’étonnement », écrit Richard Dawkins, dans The Selfish Gene (le gène égoïste).

Sans que nous en ayons conscience, nos instincts gouvernent notre mode de survie et notre dynamique relation­nelle. Ethologues et psychologues les divisent en trois instincts majeurs: L’autoconservation, le sexuel et le social et dont l’ordre des priori­tés varie d’une personne à l’autre. En réalité, les relations sociales au sein des groupes et la façon de les organiser et de les maintenir ne sont en aucun cas moins importantes que la nourriture. C’est l’instinct des espèces, qui, voilà des millions d’années, s’étaient rendu compte qu’il ne suffisait pas de se nourrir et de protéger son corps pour garantir sa survie, la procréation et les relations sociales sont égale­ment indispensables. Pour simplifier: faire partie d’un groupe nous permet de nous proté­ger.

Il s’agit ici, selon les scientifiques, d’une préférence automatique et inconsciente pour un ensemble particulier de besoins ayant trait à la survie et qui se traduit par une pulsion qui consiste à s’orienter vers le groupe. Les êtres humains sont pris d’assaut par l’épidémie et par l’auto-quarantaine qui en résulte. Un moment terrible pour beaucoup. La perte du contact est désastreuse. Les différentes popu­lations se sont alors retrouvées « instinctive­ment » derrière leurs appareils électroniques. Au début, c’était des centaines de textes par jour sur les dernières nouvelles du coronavi­rus, puis sont venus les appels FaceTime ou Messenger des amis et des proches qui essayaient d’éviter la solitude. Tout se passe dans l’espace numérique: les classes d’écoles, les réunions des top managements, les concerts, les expositions, mais aussi les messes, les fiançailles, les scènes de ménage. On passe au TikTok, on fait la cuisine ensemble, des jeux et des quizz. Les institu­tions, les Opéras et les galeries d’art ne peu­vent résister à la tendance. Bocelli à Rome et Omar Khaïrat au Caire offrent pour la pre­mière fois leurs spectacles en streaming. Du tourisme virtuel avec vidéo à 360°, une photo­grammétrie et une capture volumétrique. C’est l’âge d’or du virtuel, mais non pas dans le sens classique avec une simulation de la réalité. Pour la première fois, la réalité virtuelle s’est rapprochée de la réalité et la téléréalité ne s’est jamais sentie plus dissociée de la vraie vie.

Affluence record pour Facebook

Le monde réel est à l’envers. Un monde de diffusion en direct qui a poussé Facebook à lancer diverses fonctionnalités pour rendre la plus importante plateforme sociale plus acces­sible et facile à utiliser, en particulier pour les personnes qui n’ont pas suffisamment de don­nées Internet. Facebook connaît en effet une affluence record, depuis la propagation du coronavirus. Mark Zuckerberg a dévoilé des chiffres énormes. Les appels audio et vidéo quotidiens sur WhatsApp et Messenger ont doublé, atteignant des niveaux qu’on ne voit normalement que le soir du Nouvel An, a-t-il déclaré. « Les gens veulent rester connectés tout en étant invités à maintenir une distance sociale et à éliminer la solitude », a dit Zuckerberg dans une conférence de presse le mois dernier.

Et quand le quotidien semble aride et que la plupart des gens passent leur journée à traîner dans les coins de la maison, et qu’il n’y a rien à partager, on passe au passé récent ou loin­tain. Pourquoi ne pas revenir sur les anciennes photos, lire en direct une dissertation en arabe du temps de l’école ou encore streamer la lecture des histoires au coucher des enfants, les mêmes que nos parents racontaient il y a des décennies. Aucun besoin de travailler l’in­trigue ou de créer des situations tendues ou des révélations sans équivoque.

Et le public réagit en temps réel, critique, surveille, et fouille l’histoire des « vrais acteurs », tout comme les gouvernements, qui, grâce à la technologie, peuvent surveiller tout le monde en permanence. C’est le réel « Truman Show ». On l’a vu en Chine, et à un moindre niveau à Dubaï, où le gouvernement a surveillé de près les smartphones des habi­tants en utilisant des millions de caméras et suivi leurs mouvements et identifié les per­sonnes avec lesquelles ils sont entrés en contact.

Beaucoup découvrent que c’est largement plus amusant. Le simultané excite. Le monde entier s’est embarqué dans l’arche de Noé pour échapper au déluge et il est temps de passer au Houseparty. Tout le monde va à la même soirée tout comme les étudiants qui vont à l’université Zoom. Une application de vidéoconférence, initialement développée en Israël. Un face-à-face réseau social, n’importe qui peut entrer et se joindre à la conversation. Houseparty domine avec plus de 17 millions de téléchargement en un seul mois, mars, contre une moyenne de 650000 de juin 2019 à février 2020, devenant l’application n°1 dans 82 pays. La plus grande téléréalité qui ait jamais existé. Rien n’y échappe. « La pandé­mie du président Trump aux heures de grande écoute », titre le New York Times, le 30 mars. Donald Trump avait remporté la présidentielle en tant que premier candidat américain star de la téléréalité avec The Apprentice. Avec le Covid-19, il est de retour avec des heures pro­longées de points de presse suivis d’interviews et entrecoupés de tweets. « Les briefings sur le coronavirus ont redonné à Donald Trump une émission de téléréalité régulièrement pro­grammée, ou, plutôt, créer sa propre téléréa­lité ». Quel genre de réalité mènerons-nous une fois la tempête passée ?

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