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Au Caire, la galère des piétons

Dina Darwich, Dimanche, 23 février 2020

Que l’on soit cairote ou de passage dans la capitale, le constat est le même. Marcher au Caire est un véritable parcours du combat­tant. Quelques initia­tives commencent cependant à voir le jour pour faciliter la vie des piétons. Enquête dans la ville où la voiture est tou­jours reine.

Au Caire, la galère des piétons
Les piétons eux-mêmes traversent la rue n'importe comment. (Photo:Mahmoud Madh Al-Nabi)

Le piéton a-t-il sa place aujourd’hui dans la capitale? Pour tous les Cairotes qui se déplacent à pied, la réponse est claire­ment non. Dans cette mégalopole de 20 millions d’habitants, où circulent chaque jour 4 millions de véhicules, il n’est pas facile de mar­cher dans la rue. Entre les cafés qui s’approprient les trottoirs avec leurs chaises, les vendeurs à la sauvette qui y exposent leurs marchandises et les voitures qui se garent mal, les piétons sont les plus mal lotis. Sans oublier les livreurs à vélo qui péda­lent à toute vitesse, les voitures qui circulent à contresens, les minibus à toute vitesse, contrastant avec le rythme lent des charrettes conduites par des ânes. Et dans ce tohu-bohu, le piéton fait comme il peut pour se frayer un chemin.

A ce chaos général s’ajoute le bruit assourdis­sant des klaxons. Ici, la voiture est reine, et les conducteurs ne suivent qu’une règle: celle du grand n’importe quoi. Traverser les grandes artères embouteillées de la ville est donc souvent dange­reux pour les piétons. « La marche à pied est une activité quotidienne recommandée, mais ici, les piétons ne parviennent pas à circuler librement. Ils doivent déployer d’énormes efforts pour ne pas se faire écraser comme des cafards », explique Marwa, traductrice de 37 ans. Elle habite au centre-ville et traverser chaque jour la rue Galaa pour se rendre à son travail est une prouesse, car il n’existe aucun panneau de signalisation tout le long de cette artère, et les voitures ne ralentissent pas pour laisser passer les personnes à pied. D’autres zones rouges existent à proximité, comme celles situées entre la place Tahrir et la fin de la rue Ramsès, deux grands boulevards très fréquentés, ou le carrefour de Choubra et la rue Gomhouriya. Pour que Marwa traverse la rue, elle doit attendre le moment propice ou esquiver les véhicules qui viennent de toutes parts. « La tech­nique est de traverser rapidement la rue ou de se faufiler entre les voitures, si elles roulent douce­ment », explique Valéria, une Finlandaise qui a découvert l’astuce des piétons égyptiens qui se rassemblent en groupe avant de traverser un de ces grands boulevards principaux du centre-ville. « Un sourire au policier peut faciliter la mission du piéton, surtout lorsqu’il s’agit d’un étranger peu habitué à une telle situation. Le nouveau venu doit donc apprendre les règles à suivre pour tra­verser une grande artère, surtout s’il doit habiter quelques années dans cette mégapole africaine », précise-t-elle. Elle ajoute qu’il lui est arrivé de monter dans un taxi uniquement pour traverser l’immense carrefour de la place Tahrir.

Le décor étant posé et tout le monde s’accordant sur le fait que Le Caire est difficile, voire un cau­chemar pour les marcheurs, on peut maintenant s’interroger sur les solutions mises en place. Or, si l’on constate que, depuis quelques années, des passages piétons ont été aménagés, ou des feux de circulation installés, l’aménagement de la ville ne va pas dans le sens des piétons, d’après une étude effectuée en 2009 par le CEDEJ (Centre d’Etudes et de Documentations Juridiques et Sociales). Si l’étude a été réalisée il y a plus de 10 ans, ses conclusions semblent malheureusement toujours d’actualité.

Les préoccupations se concentrent davantage sur la gestion du trafic motorisé. Or, la place des piétons devrait faire l’objet d’attentions aussi vives, puisque c’est en favorisant la marche et les espaces qui y sont favorables que le trafic pourrait se fluidifier, et c’est en favorisant le déplacement pédestre que les citadins pourraient limiter l’utili­sation de la voiture, rapporte l’étude du CEDEJ.

Cherche trottoir désespérément !

Au Caire, la galère des piétons
4 millions de véhicules circulent quotidiennement dans les rues du Caire. (Photo:Nader Ossama)

L’Egypte a nettement progressé dans le classe­ment mondial concernant la qualité des routes suite aux travaux réalisés par le gouvernement. Du 218e rang en 2014, le pays est passé à la 28e place ! Mais concernant la gestion des piétons, le grand bond en avant n’a malheureusement pas encore eu lieu. Le quartier d’Héliopolis en est un exemple. Ici, la voix des piétons s’élève pour réclamer le droit à marcher en toute sécurité dans des rues qui pourraient être aménagées pour eux et non juste pour les voitures. Or, cinq nouveaux ponts vien­nent d’être construits dans le but de fluidifier la circulation. Des aménagements routiers où la pré­sence des piétons n’a pas été intégrée, comme le regrette Nagwa. Cette femme égyptienne âgée de 70 ans habite à Héliopolis depuis 40 ans. Avant, elle aimait faire ses courses à pied, puis rendre visite à sa soeur. Un plaisir quotidien qu’elle ne peut plus faire sans danger, comme elle l’explique. « Mon trajet quotidien était d’aller du club Galaa à la place Triomphe, mais aujourd’hui, la rue est devenue trop large. Elle fait plus de 30 m de large! On ne peut pas la traverser en une seule fois, et les véhicules déboulent à toute vitesse du pont », regrette l’Héliopolitaine.

La question devient encore plus problématique si l’on s’attarde sur le fait que de plus en plus de trottoirs disparaissent ou ne sont pas praticables. Chaque jour, Samir, comptable de 56 ans, marche entre 2 et 5 km à Matariya pour aller prendre le métro. « Mon problème est que je dois rester vigi­lant en faisant ce chemin pour éviter d’être ren­versé par un autobus ou un camion, ou trébucher sur un tas d’immondices qui jonchent les trottoirs ou bien encore me bagarrer avec un marchand ambulant qui occupe cet espace, car le trottoir est devenu le royaume de la vente au détail », dit-il.

Même si le trottoir existe, ses dimensions ne respectent parfois pas les normes, à savoir 3,5 m de large et 15 cm de haut. Résultat: parcourir les rues du Caire pour une personne âgée ou handica­pée physique est un vrai calvaire, comme pour Héba, couturière de 32 ans, qui explique que « le trottoir trop haut, 25 cm, rend nos déplacements pénibles et il n’existe pas de rampes d’accès pour la montée et la descente ». Rawya, femme méde­cin de 65 ans, qui était renversée à deux reprises à la rue Abbas Al-Aqqad, partage cet avis et explique avec ironie: « Le piéton doit-il être un alpiniste pour pouvoir escalader ces trottoirs? Il doit mar­cher sur la chaussée parce que les trottoirs sont encombrés de pacotilles, exposées par les mar­chands ambulants ».

Envisager des solutions

Au Caire, la galère des piétons
Plusieurs passerelles et tunnels pour piétons ont été récemment construits au Caire. (Photo:Mahmoud Madh Al-Nabi)

Le Caire, une ville de fous? Peut-être. En tout cas, la situation, devenant critique, a poussé les responsables à agir, enfin! Le gouvernorat du Caire a lancé en 2018 une initiative intitulée « Le piéton a le droit de marcher sur le trottoir ». Celle-ci vise à faire libérer les trottoirs des différents occupants illégitimes: les vendeurs ambulants, les cafés, les kiosques, etc. L’initiative, qui a été déjà mise en place dans les quartiers de Choubra, Charabiya et Héliopolis, vise aussi à restaurer les trottoirs, à les repeindre et placer des panneaux pour informer les citoyens de cette initiative.

Ce droit à marcher en toute sécurité constitue un principe de base, à l’instar du droit au logement et à la justice par exemple. C’est pour cela que cer­tains experts estiment que les solutions, comme les ponts ou les dos d’âne, sont insuffisantes, et peu créatives, comme l’explique l’ingénieur Ahmad Hamid, expert en coordination urbaine. Pour lui, il faut plancher sur des solutions plus proches des besoins des piétons. « Les ponts ne sont pas sou­vent la solution idéale, il faut également voir ce qui se passe sous le pont. Par exemple, au lieu de rassembler tous les vendeurs ambulants dans un centre commercial, il faut étudier comment ils utilisent la rue. La même chose pour les piétons, il faut aller chez eux, enregistrer la manière avec laquelle ils se déplacent, et ce, pour pouvoir mettre en place la conception d’une rue qui pour­rait convenir à tout le monde, motorisés et pié­tons », avance l’expert.

Ce constat a poussé l’urbaniste Hossam Magdy, chercheur à la faculté des beaux-arts à l’Université de Minya, à établir la première base d’informa­tions sur la communauté piétonne en Egypte, et ce, après avoir terminé sa thèse de magistère sur les espaces vides sous les ponts. Il a parcouru 27 rues dans 5 gouvernorats pour rassembler des informa­tions. Depuis trois ans, il étudie le mouvement des piétons dans les rues d’Egypte, et ce, afin de l’in­tégrer dans un programme spécialement conçu appelé « Modèle de simulation numérique ». Une expérience qui a été appliquée au Japon et au Brésil. « La question ne réside pas dans l’augmen­tation des routes ou leur élargissement, mais plu­tôt dans une distribution contrôlée des densités, de sorte que les citoyens peuvent accéder à pied aux transports publics sans risque », dit-il.

Aussi, l’ingénieur Ibrahim Saber, vice-gouver­neur du Caire pour la région est, a confirmé le projet de construction de 5 passerelles pour les piétons à Héliopolis, en coopération avec des ONG, pour garantir la sécurité des citoyens, et ce, après avoir aménagé des routes et établi de nou­veaux axes pour la circulation. D’après lui, les nouvelles passerelles seront équipées d’escalators pour les rendre accessibles à tous. De même, l’in­génieur Adel Al-Naggar, chef de l’organisme New Cairo City Development Authority, a confirmé l’élaboration d’un plan d’urgence pour construire 3 passerelles pour piétons, dans la rue Al-Tesseïne, située dans le nouveau quartier de Tagammoe Al-Khamès, où les marcheurs risquent leur vie tous les jours. Ces nouvelles constructions desti­nées aux piétons commencent à se voir de plus en plus dans la capitale au-dessus des autoroutes. « Aujourd’hui, dans la ville du 6 Octobre où j’ha­bite, on peut voir ces passerelles pour piétons, surtout dans les zones où il y a des universités et d’importants centres commerciaux », constate Randa Anouar. De ce fait, cette mère de deux enfants a pris l’habitude d’aller faire ses courses chaque semaine dans les magasins situés sur les bords de l’autoroute Le Caire-Alexandrie, car le complexe où elle habite à la cité Zayed ne dispose pas de tels services.

Sauf que pour que ces projets réussissent, il est nécessaire que les piétons, à leur tour, respectent les règles et comprennent qu’eux aussi ont des devoirs comme ils ont des droits. Car les automo­bilistes s’en plaignent. « Les piétons traversent la rue n’importe où, n’importe comment, sautent souvent les barrières pour traverser parce qu’ils ont la flemme de prendre la passerelle, ne respec­tent pas le passage clouté, pas plus que les feux de signalisation. On est tout le temps en train de freiner pour les éviter, c’est irritant mine de rien ! », lance Mohamad, un chauffeur de taxi qui passe ses journées à conduire.

Tout compte fait, l’anarchie des rues, les piétons y sont aussi pour quelque chose... .

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