Manger un fruit mûr, en apprécier le goût exquis et s’en délecter... Cela paraît-il simple? Et pourtant, combien de personnes avalent-ils des sandwichs fades à table, en marchant, en travaillant ou même en lisant leurs mails... ?
Après avoir conquis l’Amérique du Nord dans les années 1960, le fast-food a gagné du terrain le monde entier et a suscité une grande excitation dans la culture populaire. Pizzas, hamburgers, frites, nuggets, milk-shakes, boissons gazeuses et bien plus, des produits qui appartiennent typiquement au concept. En réalité, cette tendance à l’alimentation express s’est inscrite dans un bouleversement des modes de vie, accès sur le gain de temps, tout en réduisant les moments de vie de famille et en oubliant le goût de certains aliments. Pire encore, de mauvaises habitudes alimentaires, principalement générées par la restauration rapide et les aliments issus des multinationales, sont responsables non seulement de l’obésité, mais aussi de 40% des cas de cancer. Et ce, selon les statistiques de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) qui démontrent l’urgence de trouver une solution à ce problème de société.
Quand 80% des cas de cancer du côlon sont provoqués par l’ingestion de malbouffe, il n’est pas surprenant de voir se mettre en place un contre-phénomène, témoin des anomalies de notre monde trop pressé. Autrement dit, cette tendance, appelée « Slow Food », est venue pour encourager l’alimentation saine, le plaisir de la table et un rythme de vie « slow », à savoir tranquille, une philosophie contraire à l’esprit fast-food. D’où l’escargot comme emblème de ce mouvement. « Manger est devenu aujourd’hui compliqué, pas seulement en raison du manque de temps, mais aussi parce que nous ne savons plus quoi manger, du poulet aux hormones, du poisson aux métaux lourds en passant par la salade aux pesticides... Nous sommes tellement focalisés sur tous ces problèmes que nous en avons oublié le sens et le plaisir de manger, d’apprécier les goûts des aliments », explique Ménar Meebed, représentante du mouvement Slow Food en Egypte, tout en ajoutant que ce nouveau mouvement est apparu pour remettre l’alimentation au coeur d’un mode de vie sain, pour le corps, l’esprit et la nature, et ce, en prenant le temps de choisir de bons produits, de les cuisiner et de les savourer. « Après tout, nous sommes ce que nous mangeons », poursuit-elle.
Ce mouvement mondial a débuté en Italie en 1986. Il a été lancé par Carlo Petrini, un critique gastronomique, en réaction au fast-food et à la standardisation de l’alimentation.Aujourd’hui, le Slow Food regroupe 100000 membres dans 160 pays. Il défend la vision d’un monde où tout un chacun peut avoir accès à des aliments bénéfiques pour ceux qui les consomment, ceux qui les produisent, mais aussi pour l’environnement. Il rassemble plus d’un million de militants, des cuisiniers, des experts, des jeunes, des agriculteurs, des pêcheurs et des universitaires. Slow Food a pour objectif d’empêcher la disparition des cultures
des traditions alimentaires locales et d’attirer l’attention des gens sur l’origine de leur nourriture.
Trois principes
Bon, propre, juste: trois mots-clés représentant les fondements du Slow Food. Bons: c’est-à-dire des aliments savoureux, gastronomiques, variés et parfois presque oubliés. Propres: sans produits chimiques, afin de préserver l’environnement. Justes : produits pour lesquels les producteurs ont été rémunérés équitablement. « Pourquoi donc manger de la nourriture de mauvaise qualité? Adopter le Slow Food, ce n’est pas une question d’argent, mais de culture et de décision », affirme Ménar Meebed. Selon elle, l’Egypte tente aujourd’hui de jouer un rôle dans le réseau de Slow Food.
A noter que les activités de Slow Food en Egypte ont débuté en 2013 et qu’il existe 22 membres participant activement aux initiatives. Sur le continent africain, l’agriculture à petite échelle occupe une place essentielle, mais elle est souvent menacée par les grandes productions de masse, qui mettent en danger l’environnement, la biodiversité et la culture locale. Les apports de Slow Food en ce qui concerne la sauvegarde et la promotion des produits traditionnels de qualité prennent de plus en plus d’importance dans la stratégie de soutien aux petits producteurs, notamment avec le nouveau projet de Slow Food. « Mille jardins en Afrique ». « Notre but est de créer en Egypte au moins 50 jardins, mais ce n’est pas un projet isolé, toutes les initiatives du Slow Food vont dans la direction de développer l’éducation du goût à partir des écoles, où le jardin sera complémentaire aux initiatives d’éducation alimentaire. Notamment qu’en Egypte, l’obésité dans l’âge scolaire est un grand problème. Les jeunes doivent apprendre le lien direct entre la terre et le plat, le jardin scolaire est un projet à haute valeur éducative. Mais les jardins du Slow Food peuvent aussi être au service de la communauté, faciliter la subsistance alimentaire, donner des produits frais dans les milieux sociaux où la nourriture de qualité est trop chère, faire redécouvrir les traditions gastronomiques et recréer aussi une socialité conviviale souvent abandonnée », souligne-t-elle, tout en ajoutant que pour mettre en pratique sa philosophie, Slow Food a créé l’Arche du Goût, la Sentinelle et le Convivium. Le premier sert à cataloguer les aliments traditionnels menacés de disparition. La Sentinelle, elle, travaille à développer le marché des aliments en voie d’extinction en stabilisant des techniques de production. Pour ce qui est du Convivium, les adhérents établissent des relations avec les producteurs, mènent des campagnes pour protéger les produits alimentaires traditionnels, en organisant des dégustations et des ateliers et en incitant les chefs cuisiniers à utiliser des produits locaux.
Ressusciter le patrimoine

Poulet Bigawi, une race ancienne aujourd’hui en voie d’extinction.
Parmi ces initiatives, on peut citer la Sentinelle ou « le presidia » du Dr Adel Abdel-Salam, ce professeur du Centre des recherches agricoles engagé dans le Slow Food depuis maintenant 5 ans. C’est exactement au gouvernorat du Fayoum qu’il continue son travail de défense et de valorisation de la biodiversité alimentaire à travers les poulets Bigawi. Peut-être le nom de Bigawi ne dit rien à plusieurs. Et pourtant, il s’agit d’une race de poulet qui est en train de disparaître. Elevé traditionnellement par les femmes dans leurs arrière-cours au Fayoum, ce poulet tire son nom « Bigawi » du peuple du sud de l’Egypte, connu pour son expérience en matière d’élevage. C’est une race rurale indigène, avec des plumes blanches argentées sur la tête, qui deviennent progressivement bleues ou noires par taches jusqu’à devenir complètement foncées sur les pattes et la queue. Les poulets sont appréciés à la fois pour leur viande brune et avec une saveur similaire à la dinde, ainsi que leurs oeufs plus petits que ceux des autres races, mais particulièrement savoureux. Or, ce n’est pas simplement le goût si particulier de cette poule qui mobilise Dr Abdel-Salam. « On ne peut pas laisser s’éteindre des races. Je trouve dommage de laisser gagner la standardisation de la génétique, cela signifie la perte d’un patrimoine qui a aussi une valeur », affirme-t-il.
Dans le village de Ezbet Al-Gabal à Tamaya, au Fayoum, Noura Khaled, une femme formée par le Dr Abdel-Salam sur la prise en charge de ces poulets spéciaux, possède aujourd’hui une entreprise comprenant plusieurs poulaillers et un incubateur pouvant renfermer jusqu’à 600 oeufs. Quant à Réhab Adel dans le village de Mandara, cette jeune veuve a utilisé le toit de sa maison pour élever les poulets avec les canards et l’oie égyptienne rare qui, comme le poulet Bigawi, est une autre race menacée d’extinction. Noura et Réhab dirigent des entreprises prospères, vendent des oeufs, des poussins et des poulets aux villageois, et font connaître les avantages des poulets élevés selon les directives du Slow Food. Deux exemples de la sauvegarde des races locales avicoles que le Dr Abdel-Salam travaille à les reproduire dans d’autres villages à travers l’Egypte.
Et bien que le Slow Food ait beaucoup contribué à la promotion des poulets Bigawi, qui est devenu une Sentinelle, cette collaboration a été étendue à d’autres produits de terroir comme les dattes de Siwa, le riz complet des Oasis, les figues de Marsa Matrouh, les raisins de Sidi-Barrani, le miel et les herbes médicinales de Sainte-Cathérine, etc. Des produits du terroir qui se trouvent dans Eish & Malh, un restaurant du centre-ville, dont les propriétaires sont membres de Slow Food Egypt. Ces derniers tiennent à faire une exposition le premier vendredi de chaque mois pour soutenir les vendeurs artisanaux du Slow Food et leurs produits et pour aider à promouvoir une production alimentaire locale, durable, en équilibre avec notre environnement et respectueuse des savoirs transmis de génération en génération. « C’est en faisant la promotion de mes tomates séchées que je parviens à transmettre l’essence de notre patrimoine culinaire », affirme Mahmoud Taha, PDG d’une société d’agriculture environnementale et l’un des producteurs qui tiennent à exposer leurs produits au restaurant Eish & Malh. Il confie que son entreprise a réussi à améliorer les conditions de vie des villageoises de Louqsor en pratiquant la culture et le séchage pour desservir des marchés haut de gamme et d’exportation.
Et encourager les produits locaux

Oum Abdallah est en train de vendre du fromage « qarich ».
(Photo:Mohamad Adel)
Un avis partagé par la représentante du Slow Food en Egypte qui pense que les villageoises améliorent ainsi leurs pratiques d’une agriculture propre, ont accès à de nouveaux marchés et sont directement en relation avec des exportateurs. Ce circuit avec moins d’intermédiaires leur offre de meilleures conditions économiques. « Il faut encourager les bonnes initiatives et soutenir tous ces gens qui travaillent péniblement sans se servir de pesticides ou de conservateurs. Il faut mettre leurs produits en valeur, il faut les présenter partout dans le monde et il faut que ces aliments soient connus et se vendent », déclare Ménar Meebed.
Cependant, il faut reconnaître que le Slow Food dépasse le cadre de l’ONG, et sème des graines un peu partout sans que l’on s’en aperçoive. De nouveaux commerces émergent avec l’idée du retour à la nature, mais sans se revendiquer comme tel. C’est le cas de certains restaurants qui proposent des menus équilibrés à base de produits frais et souvent issus de l’agriculture locale ou bio. « Il faut défendre l’héritage culinaire égyptien qui, par ses 7000 ans d’histoire, a subi de nombreux changements pour devenir un véritable melting-pot. Aujourd’hui, le goût de la nourriture authentique est en voie de disparition. Commencez par comparer le goût d’une molokhiya de votre grand-mère à celui d’aujourd’hui en conserve. Rien à voir, n’est-ce pas ? Comment intégrer le premier dans son assiette? Avant même d’allumer la cuisinière, il faudrait prendre conscience de la richesse que nous procure cette terre sur laquelle on piétine. Il est primordial de reconnaître les produits locaux à leur juste valeur et de s’instruire grâce aux idées que prône la philosophie du Slow Food, parce que chaque bouchée est un nouvel apprentissage de la cuisine », explique Mossaad Walid, gérant d’un restaurant situé au quartier de Maadi qui prône la cuisine lente. Il essaie de créer des ersatz de « junk food » mais en sain, des cheese-cakes et des cookies végétariens à base de produits frais.
Des consommateurs co-producteurs

L’avenir est à la bouffe saine.
Quant à Mona Al-Sabbahi, cuisinière et membre de l’Association des chefs égyptiens, elle souhaite défendre plusieurs produits en voie de disparition, comme le pourpier et la mauve comme le font d’ailleurs les Italiens avec leur mozzarelle ou les Français qui luttent pour préserver les méthodes traditionnelles de préparation de certains aliments. Elle s’attache à redécouvrir les potentiels des aliments de saison dans des recettes surprenantes. Chez elle, vous pourrez retrouver un plat composé de queue de boeuf, de fromage, de cresson, le tout arrosé de sauce et mis entre deux biscuits ou encore des salades de saison mariant fruits et légumes.
Mais selon Al-Sabbahi, le tableau ne serait pas complet si l’on oubliait le consommateur. Car changer les pratiques alimentaires ne se fera effectivement pas sans ceux qui sont impliqués dans l’histoire, à savoir les mangeurs. « Manger doit être un acte agricole, c’est-à-dire qu’on doit savoir d’où et comment proviennent les aliments que nous mettons dans notre bouche. Le plaisir se traduit par la connaissance des produits et de ce qu’il y a derrière les produits. Ainsi, nous devenons des consommateurs co-producteurs, conscients que nos actes peuvent sauver une tradition, protéger un patrimoine qui risque de disparaître, aider de petits producteurs rémunérés à leur juste labeur », conclut Mona A-Sabbahi.
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