« Deux ans avant mon divorce, mon mari, un chauffeur, s'est désisté de ses responsabilités en quittant le foyer. A l’époque, je ne travaillais pas et mes deux enfants étaient en bas âge, l’aîné avait 3 ans et le deuxième 2 mois. Je n’avais pas les moyens de payer mon loyer, ni même assez d'argent pour nourrir correctement mes enfants. Il ne m’envoyait que 50 L.E. par semaine. Je ne mangeais pas à ma faim alors que je devais allaiter mon bébé », raconte Nahla, 37 ans, pour qui cette période est restée gravée dans la mémoire. « Choisir de vivre avec mes parents n’était pas la solution idéale. Ils accablaient souvent d’injures le père de mes enfants en leur présence reprochant au père de se dégager de sa responsabilité financière alors que mon fils aîné avait du mal à supporter son absence », ajoute Nahla.
Aujourd’hui, elle doit encore se débrouiller pour subvenir aux besoins de ses enfants. Nahla travaille actuellement dans un atelier de couture et gagne un salaire modeste de 1 300 L.E. par mois. Ses parents l’aident en lui versant 500 L.E. supplémentaires par mois et la Banque Nasser (chargée de récupérer les impayés des pensions) lui verse une allocation mensuelle de 500 L.E. Avec un total de 2 300 L.E. par mois, elle doit se débrouiller: 1200 L.E. pour le loyer, 400 pour le transport, sans compter les 400 qu'elle doit débourser pour les leçons particulières de sa fille, aujourd'hui âgée de 9 ans. Bref, une véritable galère. Et tout cela à cause du comportement irresponsable du père de ses enfants. « Je suis divorcée depuis quatre ans et, depuis, il ne verse aucune pension aux enfants. Pour joindre les deux bouts, je reçois parfois des commandes de broderies en dehors des heures de travail, ce qui me permet d’avoir un peu d’argent supplémentaire. Du coup, je travaille trop, je dors très peu pour remplir toutes mes tâches », souligne-t-elle.
Un calvaire quotidien dû en premier lieu à l'absence de mécanisme contraignant pour le versement des pensions. En effet, d'après le ministère de la Solidarité sociale, près de 140000 procès pour l'obtention de la pension alimentaire sont intentés chaque année. Car, que le divorce soit conclu à l’amiable ou suite à un contentieux, la pension des enfants est souvent source de litiges entre les couples divorcés. Pourtant, les lois sont claires: « La pension alimentaire est fixée par le tribunal. Pour un seul enfant, le juge prélève 30% du salaire du père, pour deux ou plus, 50 % », précise l'avocate Héba Adel. « Cela dit, les pères parviennent facilement à se dérober au paiement des pensions grâce à différentes astuces. Et ce qui les encourage à cela, c'est que les peines étaient jusque-là très limitées », ajoute Héba.
Remédier aux failles
Pour remédier à cela, le parlement a amendé, en octobre dernier, l’article 293 de la loi pénale numéro 58 de l’année 1937 concernant la pension des enfants. Le nouveau texte stipule que le père qui s’abstient 3 mois consécutifs de verser la pension sera condamné à un an de prison et à payer une amende de 5000 L.E. au lieu de 500 L.E. En outre, il sera privé de certains services comme celui de renouveler sa carte d’identité, son permis de conduire et il ne pourra pas quitter le territoire. Mais, si le père s’acquitte de sa dette envers ses enfants, cette décision de justice ne sera pas appliquée.
Mais cet amendement de loi répond-il aux espérances des femmes qui se plaignent des mille et une astuces qu’utilisent les pères pour échapper au versement d’une pension compatible avec les dépenses quotidiennes ? « Je suis divorcée depuis 2010 et j’ai deux enfants, l’aîné est âgé de 14 ans et le second a 11 ans. Le tribunal a fixé pour mes enfants une pension alimentaire de 1 400 L.E., alors que leur père gagne 10000 L.E. par mois. Je ne reçois même pas le quart de la somme fixée par la loi du statut personnel, car il a présenté au tribunal des certificats médicaux attestant que ses parents sont malades et qu’il les prend en charge », raconte Samira. Cette dernière assure que son ex-époux veut contourner la loi, car selon elle, son ex-belle famille a les moyens de subvenir à ses propres besoins. Ce ne serait donc qu'une astuce pour payer moins. « Je gagne 3000 L.E. par mois, à peine de quoi nourrir mes enfants. Je dois mettre de côté l’argent de la pension pour payer une partie des frais de scolarité, l'autre partie, c'est ma mère qui me la paie », ajoute-t-elle. Samira a pourtant demandé gentiment au père de contribuer aux frais de scolarité, mais il lui a demandé de transférer les enfants d'une école privée à une école publique, alors qu'il a les moyens d'offrir à ses enfants un enseignement de qualité. Même la somme modique que lui a fixée le tribunal, elle ne la recevait pas régulièrement. Samira a donc dû intenter une autre action en justice et attendre longtemps un autre jugement. A noter qu’un procès peut durer entre un an et 3 ans. « J'ai reçu la pension avec effet rétroactif. Malheureusement, la loi donne droit à l’avocat de toucher 6 % sur le montant total. Une somme en dehors de ses honoraires et qu’il empoche avant même d’intenter le procès », précise Samira.
Parcours du combattant
Jusque-là, une décision de la justice ne suffisait pas pour obtenir
la pension alimentaire.
En effet, en cas de non-versement de la pension, la femme doit intenter un nouveau procès, et même si elle le gagne, le problème n'est pas toujours réglé. Dans plusieurs cas, l'enquête sur l'ex-mari s'avère difficile. « Lorsqu’il s’agit de faire une enquête pour connaître la fonction du père, son lieu de travail et son salaire mensuel, l’agent chargé de l’enquête peut facilement donner de fausses informations s’il est soudoyé par le père », dit Mervat, employée dans une agence de tourisme et dont le mari a changé à plusieurs reprises d'adresse. D'autres cas représentent encore plus de difficultés. « Les métiers dont on ne peut pas évaluer précisément les revenus, comme les journaliers et les hommes d’affaires, compliquent la tâche de l'épouse qui a souvent du mal à constituer un dossier complet avant d’intenter un procès et, dans de tels cas, c’est au juge, même s'il n'a pas tous les documents qu'il faut, que revient la décision d’évaluer le montant de la pension », explique Marwa Al-Tahawi, une graphiste qui a créé une page Facebook Abaë Ala Waraq… Lan Onfeq Ala Al-Abnaë Baad Al-Enfessal (des pères sur papier… je ne vais pas payer pour les enfants après le divorce). L'une des membres de la page raconte que le père de ses enfants a écrit tous ses biens au nom de son père et son frère, privant ainsi ses propres enfants de l’héritage.
Des solutions à l'amiable, meilleure issue
Les pères qui essaient d’échapper au versement de la pension sont donc nombreux. Selon le ministère de la Solidarité sociale, 362000 femmes ont bénéficié d’un jugement définitif et exécutoire pour l’obtention d’une pension alimentaire durant l'année fiscale 2018-2019. 59 millions de L.E. sont versés chaque mois par cette banque à caractère social aux femmes divorcées munies d’un titre de jugement définitif. Le total des sommes versées à cet effet par la Banque Nasser, chargée de verser ces pensions, puis de les retirer des pères réfractaires, est estimé à 3,29 milliards de L.E. depuis 2004, date de la création du Fonds de l’assurance de la famille, dépendant de la Banque Nasser. « Chaque femme divorcée avec des enfants encaisse 500 L.E. par mois, car les sources de financement sont insuffisantes. La banque prélève une certaine somme sur les tarifs des actes de mariage, de divorce ainsi que les extraits de naissance. La nouvelle loi va nous permettre de récupérer plus facilement l’argent. Nous avons déjà récupéré environ un milliard de L.E. de la part des pères impliqués dans les procès de ce genre. Ce qui va permettre à la banque de récupérer les pensions non versées », explique en détail Hicham Wahid, directeur de l’administration générale chargée de l’exécution des jugements définitifs à la Banque Nasser.
Face à ces difficultés, nombreux sont ceux qui favorisent le recours aux solutions à l'amiable. Azza Soliman, présidente de l’ONG Le Centre des procès de la femme, applique le principe de médiation. Après le divorce, le couple signe un contrat qui porte des clauses selon les aspirations et moyens de chacun. « On discute avec les parents pour évaluer la pension, régler la question des droits de visite et d’accueil. 60% des cas ont repris leur vie de couple, 80% des pères se sont engagés à verser la pension de leurs enfants », explique Azza Soliman. Pour cette avocate et militante pour les droits des femmes, l’amendement de la loi ne représente pas un grand avantage de taille pour les femmes. Car le recours à la justice peut aggraver la situation et détruire l’avenir des enfants.
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