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Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es

Chahinaz Gheith, Dimanche, 17 novembre 2019

20% des enfants de moins de cinq ans en Egypte souffrent de retard de croissance, 27% d'anémie et 14,2% de surpoids. A l'origine de ces trois maux, une cause commune: la malnutrition. Un fléau qui touche tant les classes aisées que défavorisées. Le gouvernement commence à agir.

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Les aliments riches en sucre et graisse occupent une place importante dans l’alimentation des familles égyptiennes. (Photo : Al-Ahram)

Les egyptiens le disent et le redisent: « Un esprit sain dans un corps sain ». Mais entre le dicton et la réalité, il y a souvent un monde. Et les mauvaises habitudes alimentaires, les Egyptiens les acquièrent dès le plus jeune âge. Qu’ingurgitent donc nos enfants ? Beaucoup trop de cochonneries. Du sucre et du gras: biscuits, bonbons, gâteaux et, pire encore, boissons gazeuses et chips. Tout cela au détri­ment des fruits et légumes et des pro­duits laitiers. Résultat: selon l’Unicef, la nourriture malsaine constitue le tiers des aliments consommés au quotidien par les chérubins. Et certaines mamans ne semblent pas s’en soucier outre mesure. « Une pizza devant la télé, des frites, ou un McDo avec mayonnaise et ketchup de temps en temps, cela ne fait pas de mal à personne », pensait Nadine, avant de découvrir que ses deux filles étaient anémiques et qu’elles souffraient aussi d’une carence en vita­mine A et en calcium. « Il est temps d’adopter un système alimentaire équi­libré pour remédier aux erreurs com­mises par le passé », lui a lancé le médecin en pleine figure.

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11  % des décès d’enfants égyptiens de moins de cinq ans sont dus à la malnutrition. (Photo : Al-Ahram)

Nadine se défend d’avoir tout essayé. « Je les ai même frappées pour les for­cer à manger sain. Elles peuvent passer la journée sans rien mettre sous la dent. Aujourd’hui, par exemple, chacune n’a mangé qu’un paquet de chips », se plaint Nadine, mère de Sarah (3 ans) et Lara (un an et trois mois). Cette maman affirme, en plus, que la plus jeune est au-dessous des courbes de croissance de son âge. « Le médecin m’a dit que ce retard de croissance pouvait compro­mettre sa santé. Et si aucune mesure n’est prise avant ses deux ans, les dégâts sur le développement de son cerveau seront irréversibles », ajoute-t-elle avec tristesse.

Le panorama nutritionnel global de l’Egypte n’a, en effet, pas belle appa­rence. Bien que, traditionnellement, notre pays soit réputé pour ses plats alimentaires goûteux, la qualité de la nourriture laisse à désirer. Un rapport de l’Unicef publié sur l’Egypte en 2018 explique que la malnutrition maternelle et infantile est notamment influencée par un apport alimentaire insuffisant. Un apport alimentaire insuffisant fait référence à un faible accès à un régime alimentaire équilibré parmi les couches les plus pauvres de la société, à de mau­vaises habitudes alimentaires et au manque de sensibilisation nutritionnelle de la population, plus généralement.

Et, comme partout ailleurs, la mal­bouffe n’a pas épargné l’Egypte. De plus en plus de citoyens, y compris les enfants et les adolescents, s’adonnent au plaisir du junk food. Habitués à man­ger tout et n’importe quoi, nombre d’entre eux souffrent, aujourd’hui, de troubles alimentaires qui se répercutent directement sur leur santé. Comme ces repas rapides sont pauvres en vitamines et autres matières ou substances miné­rales essentielles pour le corps humain, cela engendre des carences alimentaires sévères.

Tout commence à la maison

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40  % des enfants égyptiens souffrent de nanisme en raison d’une sous-alimentation ou d’un déséquilibre alimentaire. (Photo : Al-Ahram)

Mais ce n’est pas que dans la rue que se trouve le problème. Triste constat: à la maison aussi, on mange souvent mal. Une odeur alléchante émane de la cui­sine de Dalia qui prépare le déjeuner pour son mari et ses enfants. Au menu : tajine de viande aux légumes et à la sauce piquante), mahchi (légumes far­cis), frites et riz. « Mon mari adore les plats bien gras et bien épicés, il me demande souvent d’augmenter la dose de samna (produit beaucoup plus gras que le beurre) dans les repas », soupire Dalia, femme au foyer. Elle doit obéir à son mari, malgré les conseils du méde­cin qui le traite du diabète et qui lui a formellement interdit de manger tout ce qui est gras. Mais « le plus court che­min pour conquérir le coeur d’un homme passe par l’estomac », dit le proverbe égyptien, et les femmes ont l’adopté pour faire plaisir à leurs maris. Du coup, les enfants eux aussi acquiè­rent ces mauvaises habitudes et l’on se trouve dans un véritable cercle vicieux. Et dans nombre de foyers, les lipides (corps gras) et les glucides (surtout les sucres rapides comme les gâteaux, etc.) occupent une place importante dans l’alimentation des ménages.

Ceci a une double incidence: malnu­trition et obésité. Selon l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), l’Egypte figure parmi les pays connaissant les plus forts taux de prévalence de surpoids avec un taux de 70% pour les adultes et 14,2% pour les enfants de moins de 5 ans. Or, le problème c’est que les Egyptiens ont hérité d’une culture encourageant l’embonpoint, et beaucoup d’entre eux ne sont toujours pas conscients que c’est plutôt syno­ nyme de problèmes de santé. « Les mères ont tendance à engraisser leurs enfants », constate Dr Nachwa Mohamad, spécialiste en nutrition infantile à l’Institut de nutrition, tout en ajoutant que la malnutrition est la cause des deux tiers de décès d’enfants, et que l’Egypte fait partie des 36 pays qui représentent 90% du fardeau mondial de la malnutrition. Dans un pays où un enfant sur cinq souffre de retard de croissance, la malnutrition représente 35% de la charge de morbidité (un indicateur de santé développé par la Banque mondiale et l’OMS qui quanti­fie la perte de vies ou d’activités humaines pour cause de décès précoce, de maladie et d’incapacité), chez les enfants de moins de cinq ans, prévient l’Organisation des Nations-Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). De son côté, l’Institut international de recherche sur les politiques alimen­taires (IFPRI, Egypte) a récemment publié un rapport confirmant que 20 % des enfants égyptiens souffraient de retard de croissance dû à la malnutri­tion, que 27% des enfants de moins de cinq ans souffraient d’anémie et que 11% des décès d’enfants étaient dus à la malnutrition. Des chiffres inquié­tants basés sur la définition scientifique de la malnutrition, qui est une forte carence en éléments nutritifs tels que le fer, la vitamine A, les protéines, les sels minéraux et le calcium. De même, d’après le ministère de la Santé, la pro­portion d’enfants atteints de nanisme est de 40%, et la raison se trouve aussi dans la sous-alimentation ou la malnu­trition.

Dans un monde qui change continuel­lement, la notion de malnutrition a sen­siblement évolué. Il y a quelques années encore, le terme était associé à des images de famine dans l’esprit du grand public, la malnutrition du XXIe siècle englobe aussi bien la sous-alimentation que l’obésité. « Il ne s’agit pas juste de donner assez de nourriture aux enfants, il faut aussi leur donner les aliments qui conviennent à leurs besoins. Or, une alimentation saine et équilibrée coûte cher, ce qui explique que certaines familles préfèrent se tourner vers une nourriture moins riche du point de vue nutritif, mais accessible financièrement. Ce qui explique qu’on trouve beaucoup d’enfants en surpoids chez les classes défavorisées », affirme Hoda Al-Anbabi, chercheuse à l’IFPRI. « Le médecin m’a conseillé de donner à mon fils cadet un oeuf et un verre de lait par jour. Mais mon mari ne gagne que 750 L.E. et on a 4 enfants », affirme, par exemple, Karima, femme d’un portier. Raison pour laquelle l’Institut national de nutrition a créé une unité intitulée « Cuisine éducative », afin d’enseigner aux mamans comment préparer des repas sains et bon marché pour leurs enfants dès l’âge de six mois.

Triple objectif

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La campagne lancée par le ministère de la Santé pour lutter contre le surpoids, l’anémie et le nanisme concerne 12 millions d’élèves dans plus de 22000 écoles. (Photo : Al-Ahram)

Mais il s’agit davantage d’une ques­tion d’ordre culturel que d’ordre socioé­conomique, insiste Mohamad Zidane, professeur à l’Institut pour les études alimentaires et nutritives. Il pointe du doigt les mauvaises habitudes alimen­taires adoptées quasi systématiquement par tous les Egyptiens, et précise que l’émergence des maladies les plus fré­quentes en Egypte est liée presque directement à une alimentation déséqui­librée, et surtout à une surconsomma­tion d’aliments nocifs pour la santé. « Que l’on soit riche ou pauvre, on mange différemment, on remplace les bonnes habitudes par de mauvaises », souligne-t-il, tout en faisant l’apologie de la cuisine traditionnelle, notamment des anciens modes de cuisson qu’il dit mieux que ceux prévalant de nos jours, où les gens consommaient des produits frais et naturels.

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La nutrition n’est plus une affaire de second rang. Car une bonne nutrition constitue la base de communautés et pays sains, prospères et productifs, estime Dr Zidane. D’où l’initiative lancée par le ministère de la Santé dans le cadre de la campagne « 100 millions de citoyens sains », initiée l’année dernière par le président Abdel-Fattah Al-Sissi. Ciblant les écoles et s’adres­sant aux enfants âgés entre 6 et 12 ans (12 millions d’élèves dans plus de 22000 écoles), l’initiative — qui com­porte aussi une importante campagne médiatique sensibilisant les conci­toyens à l’importance d’une alimenta­tion plus saine— vise à diagnostiquer et soigner trois maux: le surpoids, l’anémie et le nanisme. « Une question de santé publique, mais aussi un enjeu social et économique pour l’Egypte, voire une affaire de sécurité natio­nale », conclut Dr Mohamad Zidane. Bref, une prise de conscience. Un bon début au moins .

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