Le collectif des habitants de Ezbet Hamada, située dans le quartier de Matariya, est en effervescence. Ça sent bon dans les cuisines qui sont mobilisées pour l’événement. Les fours et les frigos sont pleins à craquer. Les femmes sont en train de cuisiner, chacune s’acquittant d’une tâche pour faciliter le travail. Cette année, le menu est copieux: tajine (boulettes de viande aux légumes), moloukhiya, mahchi (légumes farcis), frites, assortiment de pickles et autres plats. Tout se fait dans la bonne humeur. D’ailleurs, chaque maison choisit de préparer le mets dans lequel elle excelle. De l’autre côté, les hommes s’activent et s’affairent aux derniers préparatifs: il faut dresser une centaine de tables tout au long des rues, disposer les dattes, les boissons froides traditionnelles telles que sobia, un mélange de lait, de vanille et de noix de coco, qamareddine, fabriqué à partir de concentré d’abricots, et du karkadeh, une boisson douce à l’hibiscus. Des boissons servies pour étancher la soif des jeûneurs, après une journée sous le soleil brûlant.
Renforcer la coopération et les liens du bon voisinage, tel est l’objectif de cet iftar collectif. (Photo : Reuters)
Il est 18h, et dans moins d’une heure, des centaines de personnes commenceront à manger. « Il faut mettre de l’eau ici », entend-on à l’autre bout du trottoir, « T’as mis assez des dattes là-bas ? », lance un autre. « Des cuillères ? Oui, y en a, elles doivent être quelque part … ». Il ne s’agit pas d’une table de charité pour les démunis mais d’un iftar collectif géant qui rassemble, le 15e jour de Ramadan, tous les habitants de Ezbet Hamada sans distinction de religion, et ce, pour la sixième année consécutive. L’événement est devenu une tradition incontournable et voit affluer non seulement les habitants, mais aussi leurs amis et leurs proches, qui se rassemblent sur les longues tables dressées tout au long des rues.
D’ailleurs, les organisateurs de cet événement recensent plus de 3000 personnes qui prennent part à cet iftar collectif. On dirait que Ezbet Hamada a revêtu son costume de fête. Les chansons populaires du mois sacré fusent des haut-parleurs et se font écho dans les quatre coins du quartier. Les lumières multicolores et les guirlandes qui relient les balcons annoncent la joie du Ramadan et de l’événement. On a l’impression que les ruelles se sont transformées en une immense salle de restaurant où l’invitation est ouverte à tout le monde. Deux jours avant l’iftar, une camionnette a fait le tour du quartier appelant les habitants avec un haut-parleur à y assister. La rupture du jeûne n’est pas le centre de cet événement, c’est un levier pour rassembler les gens autour d’une seule table devant les portes des maisons et d’y inviter des personnes qui se trouvent dans l’incapacité de préparer une table d’iftar pour diverses raisons.
« Nous sommes partis des hadiths du prophète Mohamad (paix et salut sur lui) sur le sujet du voisin et ses droits : Jibril n’a cessé de me recommander le voisin, à tel point que je me suis mis à penser qu’il va en faire un héritier », explique Ahmad Radwan, un des organisateurs. « Il n’est pas croyant celui qui mange à sa faim alors que son voisin à ses côtés est affamé », poursuit-il, ajoutant que pour les habitants du quartier, cet iftar collectif traduit l’essence même du mois béni du Ramadan et renforce l’envie de partager des moments en communauté.
« Notre force est en notre réunion »
Dans les quartiers populaires le Ramadan rime avec solidarité et générosité.
(Photo: Mohamed Hassanein )
« Tous les premiers jours du Ramadan, chacun est occupé par les invitations familiales. C’est pour cela que nous avons eu l’idée de réserver le 15e jour pour réunir tous les habitants afin de tisser des liens. Et si les habitants de Ezbet Hamada sont autant attachés à cette tradition, c’est que les liens sont devenus forts au fil du temps. A tel point que certains habitants qui ont aujourd’hui déménagé reviennent chaque année partager cet iftar avec leurs anciens voisins », souligne Radwan. Et de poursuivre: « Autour des tables, on s’échange donc des informations sur la vie du quartier, on prend des nouvelles des voisins, on plaisante, mais on évite de parler politique. C’est comme une réunion de famille, on évite les sujets qui fâchent ».
« Notre force est en notre réunion ». Tel est le slogan des habitants. Ce n’est pas qu’un repas, c’est tout une construction d’entente et de collaboration, comme le pense Alaa Farid, médecin et bénévole. « Dans les temps actuels, il faut multiplier ce genre d’initiatives. Ce n’est surtout pas le moment de rester dans son coin », précise-t-il. Concrètement, cet iftar collectif s’organise autour d’un repas copieux. « On s’y prépare depuis le premier jour du Ramadan. La charge de travail est répartie entre les bénévoles; tout le monde donne un coup de main. Ceux qui ont une voiture font par exemple les courses et livrent les provisions, ceux qui connaissent des commerçants et des magasins sont chargés d’acheter des produits à un bon prix et ceux qui savent cuisiner sont responsables de la cuisine.Et le jour J, chacun apporte tables et chaises dès le milieu de la matinée pour aider à préparer le repas servi sur un terrain ombragé de près de 500 m2 », témoigne Samia, une mère au foyer ayant passé la journée d’hier en cuisine pour réaliser les fameuses konafas et qatayefs, ces pâtisseries orientales dont raffolent les jeûneurs. Au total, ce sont environ 150 personnes qui s’affairent lors de cette journée de convivialité, parfois jusque tard dans la soirée. Pour autant, le succès de cet iftar ne va pas forcément de soi. « Pour que ça marche, il faut des moteurs, des gens qui prennent l’initiative.
Dans les quartiers populaires le Ramadan rime avec solidarité et générosité.
(Photo: Mohamed Hassanein )
C’est le cas de Mohamad Hassan, qui assure l’organisation et le ravitaillement, d’Ahmad Radwan, en charge de la coordination et du relationnel, et de Alaa Nassar, spécialiste de la photographie ! », analyse-t-elle.
Entre les débuts de l’initiative et aujourd’hui, le nombre de bénévoles a doublé. Il est à noter que cet iftar géant coûte aux habitants une somme d’environ 60000 L.E. pour acheter la viande, les légumes, le riz, les boissons et les desserts. Tout le monde y participe selon ses moyens. « Deux semaines avant le Ramadan, les prix flambent, nous essayons donc de contrer l’augmentation des prix en achetant les provisions environ un mois avant le début du Ramadan », précise Sabri Moaz, un bénévole.
« Ça rapproche les gens »
Dans ces conditions, tout le monde s’attache donc à être présent quand vient l’heure de la rupture du jeûne. « Et ceux qui ne viennent pas, c’est qu’ils ont eu un véritable empêchement ! Ce rendez-vous annuel et incontournable entre voisins est avant tout une rencontre intergénérationnelle », assure Mohamad Harrara, un autre participant. Et d’ajouter: « On est tous très attachés à cette manifestation festive et à ce grand moment de partage et de convivialité. Avant, on ne connaissait même pas les gens qui habitent de l’autre côté d’une même rue, mais aujourd’hui, c’est différent. Il suffit d’un repas et de quelques animations pour que les gens se mettent à parler entre eux. Cela change la vie et ça rapproche les gens ». Cette initiative a trouvé écho sur les réseaux sociaux. Plusieurs commentateurs l’ont saluée et ont émis le souhait de se reproduire dans tout le pays, afin de renforcer les liens de voisinage, créant de la sorte un espace festif et de rencontres entre les habitants d’un même quartier. Alors que d’autres internautes ont animé des forums de discussion à ce sujet, ils estiment que l’impact d’une telle initiative demeure réduit du fait qu’elle soit saisonnière et limitée à une seule journée du Ramadan.
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(Photo: Mohamed Hassanein )
Cependant, la sociologue Nadia Radwan pense que si la solidarité et l’entraide entre voisins prend de multiples formes dans les quartiers populaires, ces valeurs revêtent un caractère particulier pendant le Ramadan et les fêtes religieuses, dans le bonheur comme dans le malheur. Ces moments constituent l’occasion de consolider les liens de coopération et de bon voisinage. « Cet iftar collectif vise à consolider la culture de partage qui caractérise la société égyptienne et qui a tendance à s’amenuiser pour des considérations liées notamment aux mutations sociales et à des facteurs économiques. Cet événement s’inspire des traditions qui ont de tout temps marqué la société où les pauvres et les riches se rassemblent à des occasions qu’eux-mêmes peuvent créer. Des traditions qui se renforcent pendant le Ramadan, dans un climat de piété et de solidarité », souligne-t-elle, tout en ajoutant qu’après l’arrivée de l’islam et bien que les Egyptiens aient reçu une nouvelle culture, cela n’a pas enrayé les vieilles habitudes, et c’est ce qui fait leur singularité. « L’influence de différentes cultures égyptiennes a donné naissance à des cérémonies teintées d’une particularité et qui n’existent qu’en Egypte », poursuit-elle.
Dans dix minutes, le soleil va se coucher. Un étrange silence s’abat sur le quartier. C’est l’heure de la prière du Maghrib, la quatrième des cinq quotidiennes. C’est aussi le signal de la rupture du jeûne. D’un coup, les discussions cessent, ce sont les estomacs qui parlent. Bélal, étudiant en pharmacie, non loin de ses amis Sabri et Mahmoud, saisit une datte, avale un peu de jus puis commence à dévorer une délicieuse assiette de veau agrémenté de sauce et de riz. « Ici, c’est le Ramadan des voisins et des amis. J’apprécie ce repas très délicieux. Il faut remercier Dieu parce qu’il nous a permis de rompre ce jeûne ensemble », confie Youssef, mécanicien.Chacun y est allé de son selfie. Photos et vidéos seront abondamment partagées sur Facebook. Quant aux femmes, elles prennent leur iftar chez elles et certaines y assistent, mais du haut de leurs balcons. Elles se contentent de suivre une partie du décor car le linge suspendu sur les cordes les empêche de voir tout le panorama.
Une fois que l’iftar prend fin, les habitants boivent leur thé tout en discutant avant de se précipiter pour faire les tarawih (prières surérogatoires). Pourtant, le travail continue pour les bénévoles qui commencent à ranger et à nettoyer les rues du quartier. « Toute la fatigue de la journée commence à se faire sentir mais le secret, c’est qu’il ne faut jamais s’arrêter ! », conclut Ahmad Salah, toujours de bonne humeur. Ce n’est que vers minuit et demi que les bénévoles pourront enfin prendre un vrai repas. Tous installés au café surnommé Atef Cacao et heureux d’avoir mené à bien leur mission, ils se racontent, amusés, tout ce à quoi ils ont fait face pendant la soirée. Des moments de convivialité qui les font aussi revenir chaque année pour y retrouver « l’esprit du Ramadan ».
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