Dès que l’on dépasse le temple du Ramesseum, des nuages de poussière blanche remplissent le ciel, preuve que l’on n’est pas loin d’Al- Gourna, village perchésur une colline et entouréde tombeaux de nobles, sur la rive ouest de Louqsor, en Haute-Egypte. Ce sont le sable du désert et les ateliers d’albâtre qui produisent ces nuages. La production d’objets décoratifs en albâtre constitue, en effet, l’activitéprincipale et la particularitéde ce village. Un séjour àLouqsor ne serait pas complet sans une visite des ateliers d’Al-Gourna.

(Photo: Hanaa Al-Mekkawi)
A quelques mètres des ateliers, des dizaines d’artisans sont assis àmême le sol, leurs outils àla main, en train de tailler la matière brute pour la transformer en objets. Ils portent des djellabas et des turbans, et dans les traits de leur visage se reflètent ceux de leurs ancêtres. Comme eux, ils sont sensibles àla beautéet possèdent un grand talent artistique. «On utilise les mêmes outils et la même technique que nos ancêtres, les pharaons, et l’on continue de pratiquer ce métier », dit Abdallah, 42 ans, propriétaire d’un bazar et d’un atelier de fabrication d’objets en albâtre. Il a héritéde ces deux locaux avec ses frères et oncles, et affirme que sa famille exerce ce métier depuis très longtemps. «Je représente la troisième génération », poursuit Abdallah, qui a commencédans ce métier dès l’âge de 8 ans. Ses deux fils, âgés de 10 et 13 ans, se préparent àprendre la relève. Horus, Hathour, Toutankhamon, Néfertiti et tous les autres rois et reines, ainsi que des cendriers, des vases, des scarabées et d’autres objets en albâtre remplissent les étagères des ateliers.
Toutes ces pièces sont fabriquées par les habitants d’Al-Gourna. Abdallah explique que l’albâtre est une espèce minérale similaire au gypse (une variétéde carbonate ou de sulfate de calcium), se prêtant bien àla sculpture, car elle est molle et compacte. Aussi surnommémarmar, l’albâtre est en général blanchâtre, mais on en trouve aussi de couleur verte, rouge, marron ou rose. Les blocs d’albâtre sont extraits des gisements situés derrière la Vallée des rois et transportés àdos d’âne ou de chameau pour être entreposés devant les ateliers. On en trouve aussi dans d’autres gouvernorats de Haute-Egypte, notamment àBéni-Soueif. Parmi les différents types d’albâtre, il y a en outre le basalte, une pierre noire volcanique, le granit rouge et le durite, le plus résistant. A l’aide d’un marteau, de ciseaux, de limes, de papier de verre et de pierres sablonneuses, les artisans dégrossissent, taillent, affinent et polissent l’albâtre pour le transformer en une pièce d’art. Il faut d’abord casser les blocs en petits morceaux, les percer, puis les envelopper dans du tissu. Quelques jours plus tard, on retire le tissu et l’on commence àsculpter, limer et poncer les objets, puis on les enfourne sous haute température, en ajoutant de l’eau mélangée àde la cire pour conserver la couleur d’origine. L’ensemble de ces processus de fabrication se déroule dans la rue.
Des clients émerveillés

Les propriétaires des ateliers attendent le retour des clients dont le nombre a baissé depuis 2011.
(Photo: Hanaa Al-Mekkawi)
Toutes les étapes de production sont ainsi visibles, et c’est ce qui fait la particularitéde l’endroit. Comme le dit Abdallah, ce «show »est fait pour attirer les clients et les inciter àentrer dans les bazars pour y acheter des objets. Les clients peuvent aussi commander une pièce de leur choix et la faire fabriquer sur place, devant eux. «J’ai appris ce métier, que je pratique depuis 50 ans, très jeune. Ce travail est devenu pour moi un mode de vie et pas uniquement un gagne-pain. Quand je vois les regards émerveillés de nos clients, je ressens une certaine fierté à pratiquer ce métier qui date du temps des pharaons. Et je continue à transmettre mon savoir-faire aux jeunes », dit Hilal Saadeddine, 65 ans.
Comme tous les autres artisans, Saadeddine est capable de sculpter n’importe quel objet, sans avoir besoin ni de dessin, ni de photo. Les yeux des tailleurs natifs de ce village, transforméen atelier àciel ouvert, captent et mémorisent les images. Dès qu’ils ont un morceau d’albâtre entre les mains, ils se mettent au travail. Bien que leurs gestes soient répétitifs, on peut lire la passion dans leurs yeux, comme si chaque pièce était la première qu’ils fabriquent. Sans s’interrompre, ils expliquent dans les moindres détails ce qu’ils sont en train de faire et répondent aux questions. «Le client doit être impressionné par notre travail, afin de visiter le bazar et acheter nos articles, car l’argent sert à payer nos salaires. Mais ce qui nous fait le plus plaisir, c’est quand un client émerveillé nous glisse un petit pourboire », dit Saadeddine.

Les outils et les méthodes de fabrication sont les mêmes depuis toujours.
(Photo: Hanaa Al-Mekkawi)
A l’intérieur des bazars, des vendeurs parlant plusieurs langues donnent aux clients des explications complémentaires sur chaque pièce. Des objets de couleurs, de formes et de tailles différentes sont posés sur les étagères, du sol au plafond. Les clients peuvent les toucher pour sentir cette matière àla fois lisse et translucide. Ils ne sont d’ailleurs pas seulement fascinés par la beautédes objets, mais aussi par l’aspect émotionnel de l’albâtre. Les vendeurs leur expliquent que cette matière a un effet tranquillisant et relaxant ainsi que la propriétéd’éloigner les énergies négatives. Elle aide aussi àla concentration et remonte le moral. «Il existe entre 300 et 500 ateliers d’albâtre où travaillent des milliers de personnes. Bien que la plupart d’entre eux soient analphabètes, ils possèdent le même savoir-faire que les artistes plasticiens. Al-Gourna est le seul endroit en Egypte où l’on trouve des professionnels de ce métier », souligne Ahmad Abdel- Aziz, l’un des maîtres artisans. Même si certains habitants travaillent dans l’agriculture ou la fabrication de meubles en bois de palmier, le travail de l’albâtre reste l’activitéprincipale.

Le vendeur d'albâtre montre à ses clients un vase qui peut être utilisé comme lampe.
(Photo: Hanaa Al-Mekkawi)
Abdel-Aziz ajoute que ce travail a connu un véritable essor dans les années 1960, une date coïncidant avec de grandes découvertes effectuées dans la région. Les touristes venaient visiter les monuments découverts et voulaient emporter un souvenir, une copie de ce qu’ils avaient vu. C’est ainsi que les artisans se sont mis àfabriquer les objets en albâtre que nous connaissons aujourd’hui. «C’était l’âge d’or pour nous », dit Abdel-Aziz. Depuis, les d’objets fabriqués par les «petitsenfants »des pharaons ont connu un grand succès dans le monde entier. Beaucoup d’habitants ont alors suivi une formation avec des spécialistes, avant de prendre la relève pour transmettre ce savoir-faire àd’autres. Ainsi, d’une génération àl’autre, les habitants d’Al-Gourna continuent de surprendre les visiteurs. «Les clients insistent pour suivre chaque étape de notre travail, et lorsqu’ils choisissent une pièce, ils demandent à voir l’artiste qui l’a fabriquée et qui sera capable de répondre à leurs questions sur la nature du travail et la valeur de la pièce, avant de prendre une photo avec lui », explique Abdel-Aziz.
Made in Egypt

Les secrets et la passion du travail de l'albâtre se transmettent d'une génération à l'autre.
(Photo: Hanaa Al-Mekkawi)
Cependant, la situation a peu àpeu évolué, comme l’affirment tous ceux qui travaillent dans ce domaine. Ragab Saad, artisan et propriétaire d’un atelier, indique que depuis la révolution du 25 janvier 2011, le travail a régressésuite au manque de touristes. «Avant, les autobus qui amenaient les touristes encombraient les rues. A présent, si par hasard on en voit passer trois ou quatre, on se dit qu’on est chanceux ce jour-là. De plus, la majorité des visiteurs sont des Egyptiens », ajoute-t-il.
Mais le manque de clients n’est pas le seul problème des artisans. Il existe des imitations chinoises des objets qu’ils fabriquent et qui, bien que de mauvaise qualité, s’écoulent facilement, car elles sont vendues àdes prix très bas, puisque fabriquées àl’aide de machines. «Avant, nous étions fiers que le village ne fût pas atteint par le chômage, car tout le monde travaillait, y compris les plus âgés, car on avait besoin d’un grand nombre d’artisans. Actuellement, beaucoup d’entre nous sont au chômage et il y en a même qui ont été obligés de quitter le village pour aller gagner leur vie ailleurs », regrette Sayed, 35 ans, propriétaire d’un petit atelier. Il affirme qu’avant 2011, 18 personnes travaillaient avec lui et que chacun gagnait 1 200 L.E. par mois, sans compter les pourboires. Lui aussi gagnait bien sa vie. Aujourd’hui, deux artisans seulement travaillent avec lui. Par ailleurs, les prix de la matière brute et du transport ont augmenté.
Pour Sayed et les autres, une solution serait que l’Etat interdise l’importation des pièces fabriquées en Chine, que l’on voit exposées dans les bazars de toutes les villes touristiques d’Egypte àcôtédes objets d’Al-Gourna. Les artisans, quant àeux, ne restent pas les bras croisés. Ils ont crééun syndicat àLouqsor, dont l’objectif est de protéger leurs droits, d’organiser des expositions dans les différents gouvernorats, d’ouvrir des ateliers d’apprentissage et de ramener les artisans qui ont quittéle village pour exercer des métiers qui n’ont aucun lien avec leur art. «Ce métier ne doit pas disparaître après avoir survécu des décennies. On doit lutter pour qu’il subsiste, surtout que les clients montrent de l’engouement lorsqu’ils achètent une pièce originale sur laquelle on peut lire Made in Egypt et non Made in China », conclut Sayed.
Lien court: