C’est un long couloir sombre, un dédale de coursives et d’escaliers de fer à ciel ouvert au bout desquels se trouve un toit-terrasse surplombant la ville. C’est là où vivent de nombreuses familles depuis quelques années. Nous sommes à Sayeda Zeinab, un quartier populaire où nombreuses sont les personnes mal logées pour qui les toits constituent un lieu d’habitation. « J’ai grandi ici et je me suis marié ici. Cette terrasse est un véritable paradis pour moi durant l’été car elle dégage une brise légère et fraîche. Il nous arrive même de sortir les matelas et dormir dehors. En hiver, nous profitons pleinement du soleil », lance Radi Abdallah, 75 ans, gardien de l’immeuble 25. Ce Saïdi, originaire de Qéna, vit là depuis son adolescence, du temps où son père était portier dans cet immeuble. Depuis, il s’est vu attribuer une partie de la terrasse avec ses buanderies. Aujourd’hui, il déploie de grands efforts pour ne pas céder les 24 m2 de ce taudis gratuit à un successeur, plus jeune. « Les habitants disent que je suis devenu trop vieux. Pour rien au monde, je n’abandonnerai mon perchoir », dit-il tristement.
Là, le décor qui s’offre à nos yeux est plutôt surprenant. Des tas d’immondices, des morceaux de ferraille et beaucoup d’autres rebuts s’entassent. Morceaux de bois, bicyclettes et poussettes cassées, etc. Tout ce qui ne sert plus s’amoncelle sur les terrasses voisines et sert de paysage quotidien aux habitants du toit de l’immeuble. On dirait que les Egyptiens adorent stocker tout ce qui est inutile et donc bon à jeter. Dans cet espace où les antennes paraboliques ne manquent pas, les animaux aussi font partie du décor. Des poules se promènent tranquillement en caquetant tandis qu’une chèvre attachée ne cesse de braire, agacée par un bambin qui tire sur sa corde. A quelques mètres de l’appartement de Radi se dresse une petite porte en bois avec butoir, cachée derrière les paraboles sur le toit de l’immeuble. Derrière cette porte, le logis de Karima, une pièce exiguë « brûlante l’été, glaciale l’hiver ». Cette veuve à la soixantaine d’années travaille toujours comme femme de ménage. Elle paie un loyer mensuel de 10 L.E. aux héritiers du propriétaire de l’immeuble. Elle n’a jamais envisagé de déménager. « Ici, on se connaît tous, on se comprend, je ne pourrais pas m’habituer à de nouveaux voisins dans un quartier qui m’est inconnu. Et puis, les seuls appartements bon marché sont à l’autre bout du monde », confie Karima qui se souvient du jour du mariage de sa fille, qu’elle a fêté sur cette terrasse. Un jour inoubliable.
Une « société terrasse »
Un colombier installé sur le toit d'un immeuble.
Ils sont au moins une quarantaine à vivre sur cette terrasse. Et des terrasses comme celle-là, il y en a des milliers au Caire, créant une sorte de ville au-dessus de la ville. En fait, la communauté du toit ne diffère en rien des autres qui habitent les quartiers populaires en Egypte. Une communauté soudée et qui offre un mode de vie inédit et un espace qui repose sur le partage et la volonté de vivre ensemble. Ici, les femmes s’entraident, passent la journée à préparer à manger et à tenir des séances de commérages sous le soleil, se querellant beaucoup, puis se réconcilient et redeviennent les meilleures amies du monde, comme si de rien n’était. Les enfants courent pieds nus et jouent parmi les antennes paraboliques implantées entre les masures. Le soir, les hommes se retrouvent devant la télé, assis sur des tapis en loques sur la terrasse, en train de siroter du thé.
Un petit passage mène à la deuxième terrasse de l’immeuble qui, en fait, paraît plus dégagée et plus soignée et contraste ainsi avec le désordre choquant de la première. Adel Hicham, un fonctionnaire à la retraite, a installé son colombier. « Mon plus grand plaisir, c’est de voir le regard du pigeon quand il revient au colombier », dit Hicham qui caresse délicatement l’aile de l’oiseau qu’il tient entre les mains et fait les présentations : « Celui-là s’appelle Khadija en hommage à ma femme, décédée il y a sept ans ».
Sur son toit-terrasse, à l’abri de la frénésie des rues, l’oeil embrasse à perte de vue un paysage d’immeubles anciens, de minarets et d’innombrables antennes paraboliques. Son fils, Omar, 18 ans, se retrouve avec ses amis trois fois par semaine pour s’exercer au sport grâce à la barre de traction et aux barres parallèles qu’il a fait installer sur le toit de son immeuble à Sayeda Zeinab. Omar a trouvé sa vraie passion dans ce sport inhabituel, appelé « Street Workout ». « Ce sport ne nécessite aucun matériel, pas besoin de salle de gym, ni d’abonnement au club. Il y a cette grande liberté qui me séduit, puisqu’il n’y a pas de contrainte d’horaires. Je suis libre comme l’air, c’est gratuit et je n’ai besoin de rien », témoigne Omar.
A l’origine, la crise du logement
Selon la sociologue Nadia Radwane, habiter les toits des immeubles date des années 1940. Cela coïncide avec le début de la crise du logement et de l’exode rural. Dans les anciens immeubles, on prévoyait des pièces sur la terrasse qui servaient de buanderies. Chaque famille y avait accès et c’était là où les domestiques lavaient le linge. « Plus tard, les buanderies étant devenues inutiles avec l’arrivée des machines à laver automatiques, ces pièces ont fini par répondre à un autre besoin avec la crise de logement », explique-t-elle. Ainsi, les personnes qui se sont installées sur les terrasses étaient en majorité des provinciaux venus travailler au Caire. Et par manque de logements, ils ont été amenés à vivre sur les toits. Et au fil du temps, ils y sont restés, car « vivre en haut » c’est une manière d’être parmi « les gens d’en haut », vivant dans de petites chambres modestes, mais dans des immeubles de luxe.
Les toits sont désormais des lieux pour organiser des anniversaires.
Or, l’histoire est loin de s’arrêter là. Car beaucoup de films égyptiens soit ont été tournés sur les toits des maisons cairotes, soit ils ont raconté les mille et une histoires des habitants de ces terrasses. Le fameux écrivain et scénariste Alaa Al-Aswani, en relatant l’histoire d’un des plus célèbres bâtiments du centre-ville, L’Immeuble Yacoubian, n’a pas manqué de parler aussi de l’histoire des gens qui logeaient sur le toit de cet immeuble, les baptisant « société de la terrasse ». Sans oublier la trilogie du Prix Nobel, Naguib Mahfouz, où les héros de ses romans avaient toujours des choses à raconter sur les toits qu’ils occupaient: des histoires d’amour ou bien des rencontres entre les militants égyptiens qui planifiaient pour chasser l’occupant britannique.
Luxe et beauté aussi
Et ce n’est pas tout, au mois d’avril passé, au Caire, le Centre d’Etudes et de Documentation Economique, Juridique et Sociale (CEDEJ), dépendant de l’ambassade de France, a organisé une exposition intitulée « Sur les toits du Caire ». C’était une sorte de travail documentaire fait par les photographes Clémence Curty et Marie Piessat. Elles ont voulu montrer la grande diversité de l’utilisation des toits-terrasses du Caire. Cependant, Piessat a indiqué que les toits-terrasses sont loin d’accueillir uniquement les plus pauvres. « D’après l’enquête de terrain que j’ai menée, tous, ou presque, sont en possession d’un emploi et d’un revenu plus ou moins stable (concierge, étudiant, artisan, employé de centres d’appel, journaliste, architecte, salarié d’association, etc.). Certains gagnent même bien leur vie et disposent d’appartements spacieux (pouvant mesurer plus de 100 m2) sur un toit. Ce phénomène se retrouve principalement dans les quartiers centraux de la ville qui se sont développés à la fin des XIXe et XXe siècles (tels que le centre-ville, Boulaq, Doqqi et Zamalek) », a-t-elle écrit dans la revue électronique: Urbanités africaines/Portfolio: « Les toits du Caire, des espaces ressource ? ».
Toutefois, l’usage des toits semble varier en fonction des quartiers. Aujourd’hui, dans les quartiers huppés, les toits-terrasses représentent des espaces exutoires où l’on échappe un temps au grouillement de la rue et au contrôle social. Le toit redevient un espace à vivre plein de charme, regorgeant de ce qui manque aux citadins: du calme, de l’air, de l’espace, un horizon et des vues.
Sur le toit d’un immeuble situé au quartier de Mohandessine, Amira Mohamad a soigneusement décoré la terrasse, style arabesque, avec un coin de verdure, des tables et des chaises confortables. Elle se rassemble avec ses voisines lors de l’iftar du Ramadan, ou pour organiser des barbecues et surtout fêter les anniversaires de ses filles. « Pourquoi mettre le désordre dans la maison alors que je possède un toit-terrasse qui ressemble à un paradis terrestre ? », affirme-t-elle.
Autre scène, autre image. D’autres toits du Caire offrent encore de beaux tableaux, où positivisme et objectivité s’invitent. Des individus ont décidé d’effacer la laideur des toits égyptiens par un tapis vert en créant des potagers pour cultiver des légumes bios, et en vendre. L’idée a commencé en cercle restreint et a vite trouvé plusieurs adeptes. Le cas de Amr Tomoum, 50 ans et ingénieur civil. Il a lancé un projet intitulé « Khodra », visant la plantation de légumes et fruits bios sur les toits des maisons. La scène du toit de son usine située à la ville de Qalioub est impressionnante. Ce toit verdoyant au milieu d’autres encombrés de vieilleries paraît comme une prairie en plein désert.
« Khodra », un projet visant à cultiver des légumes et des fruits bios sur les toits des maisons.
Comme dans une ruche d’abeilles, des personnes travaillent d’arrache-pied. Les uns ramassent les mauvaises herbes, d’autres plantent ou récoltent des légumes et les emballent dans des sachets. « C’est le projet de ma vie », dit Amr Tomoum, qui a décidé de quitter son travail, il y a deux ans, afin de fonder sa propre entreprise. « Un jour, j’ai vu sur Youtube quelqu’un exposer le projet d’un toit transformé en potager. C’est comme ça que j’ai décidé de cultiver et vendre ce que je produisais », confie-t-il. Ainsi, Amr a commencé à constituer sa base de connaissances, et a conclu que Khodra doit se concentrer sur la culture de la laitue, du cresson, des épinards et des concombres qui s’adaptent au sol et au climat égyptiens. « Je savais que ces légumes bios allaient être bons pour notre santé, mais je ne m’attendais pas à ce goût et à ce beau calibre. Tous mes proches et amis qui en ont goûté insistent pour en prendre avec eux », témoigne Amr qui tient à sensibiliser les familles à cultiver leurs propres légumes sur les toits de leurs immeubles. « Mon objectif est de démontrer à des milliers de personnes que les paraboles peuvent céder la place à de la verdure », conclut Tomoum.
Lien court: