A l’heure où certains se préparent à aller se coucher, Nabawiya, une infirmière de 36 ans, rejoint son poste à 21h et ne le quitte que le lendemain à 7h, soit après 10 heures de travail d’affilée. Depuis 13 ans, elle a ce rythme de vie et son emploi du temps est bien différent des personnes qui vont travailler le matin. Elle fait en moyenne 14 nuits par mois, sachant qu’une semaine sur 2, elle travaille 5 nuits (dont le week-end), et la semaine suivante, 2 nuits. « Mon programme de travail est établi plusieurs mois à l’avance et affiché sur le calendrier familial », raconte-t-elle.
Nabawiya est mariée et a 4 enfants. Elle a commencé ce travail posté (appelé aussi travail en équipes) en 2005, après la naissance de son 4e enfant. « C’est difficile de gérer une grande famille comme la mienne avec des horaires de travail de nuit », dit Nabawiya à voix basse pour ne pas déranger les malades. Son mari, qui exerce le métier de chauffeur, l’aide beaucoup quand elle est absente de la maison. « Quand j’ai commencé à travailler de nuit, nous avons établi des règles de vie. Les nuits où je travaille, il essaie de rentrer un peu plus tôt pour que je puisse lui donner quelques informations avant qu’il ne prenne la relève. Donc, 14 fois par mois, c’est lui qui gère les enfants, leurs devoirs, les leçons particulières, les repas et les corvées ménagères. Mais travailler de nuit durant le mois du Ramadan, les fêtes du Petit et du Grand Baïram, quand on a des enfants, c’est compliqué. Je ne peux pas participer aux préparatifs des fêtes », poursuit-elle. D’autres inconvénients se situent au niveau de la vie sociale. En effet, Nabawiya manque souvent les visites de famille, les anniversaires de ses amis et les sorties avec ses enfants. « Je vis toujours à l’inverse de tout le monde, c’est difficile. Je dois planifier la moindre invitation au moins un mois à l’avance », déclare-t-elle. En Egypte, de nombreux métiers du domaine de la santé sont concernés par le travail de nuit. Les médecins, les infirmières et les aidessoignants, notamment, continuent d’assurer les soins et la prise en charge des urgences dans les hôpitaux pendant la nuit. Les militaires et les policiers travaillent également la nuit, tout comme certains cadres de la fonction publique et ouvriers dans les entreprises de construction, qu’ils soient spécialisés ou non. Enfin, les chauffeurs des poids lourds et certains chauffeurs de taxi — la circulation étant plus fluide la nuit — , les sapeurs-pompiers et les éboueurs.
Des répercussions sur la santé
Les personnes qui travaillent de nuit risquent, deux fois plus que les autres, de souffrir de troubles du sommeil.
(photo:Mohamad Abdou)
Mohamad Amin, 42 ans et pilote de ligne, déclare : « Mes heures de vol sont programmées en alternance avec les heures de jour. Une semaine à l’avance, je reçois mon planning avec les aéroports de départ et mes périodes de réserve. Je ne suis donc pas disponible à n’importe quel moment », dit-il. Avec sa femme Nabila et leurs quatre enfants de 4, 7, 9 et 13 ans, il habite dans une villa à Al-Tagammoe Al-Khamès. Aujourd’hui, ils sont tous réunis et attendent de déguster un bon repas préparé par le cuisinier. « C’est la première fois depuis trois mois que nous dînons tous ensemble », précise Mohamad Amin. Et d’ajouter : « J’ai l’habitude de dire que ma femme se fait à la vie avec les enfants et que j’essaie de m’y intégrer quand je suis là ». Sa femme ne tarde pas à répliquer : « Je dois tout gérer toute seule quand il est absent. Je ne pense même pas à lui demander son avis en ce qui concerne la maison et les enfants. Franchement, je commence à en avoir assez de cette vie … Après dix ans d’activité professionnelle riche et prenante, j’ai dû quitter mon travail et mes amies pour me consacrer à mes enfants, assumant tout, pour que Mohamad, alors co-pilote, puisse devenir un jour commandant de bord ». En fait, Mohamad ne peut se permettre d’accepter une invitation à dîner avec des amis, ni programmer une sortie avec ses enfants ou une rencontre familiale. « Je dis souvent à ma femme qu’elle ne doit jamais compter sur moi ! », dit-il. Le couple apprécie, malgré tout, les avantages que leur offre ce mode de vie. « Mohamad gagne bien sa vie, ce qui nous a permis d’habiter cette belle villa et d’inscrire nos enfants dans une école internationale », dit Nabila. Et à Mohamad d’assurer : « Dès que je ne suis plus aux commandes d’un avion, je suis entièrement disponible et j’oublie mes soucis professionnels ».
Le travail de nuit ne rend pas seulement l’organisation du quotidien plus difficile, il présente aussi certains risques pour la santé. Selon l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), il peut augmenter les risques de cancer, de maladies cardio-vasculaires et d’autres troubles. Selon une étude effectuée par l’OMS, le risque de développer un cancer serait lié à la perturbation de l’horloge biologique, qui entraîne une diminution de la production de mélatonine, véritable hormone du sommeil. Or, cette hormone a aussi une fonction de protection contre le cancer, et les personnes qui travaillent de nuit en produisent moins que celles travaillant de jour. Par ailleurs, les mauvaises habitudes de nutrition des personnes qui travaillent de nuit peuvent avoir un impact sur leur santé, comme l’indique Achraf Ibrahim, nutritionniste : « Normalement, un individu doit manger le matin, le midi et le soir. Quand son travail comporte des horaires en rotation, il ne mange plus de manière régulière ou saine et privilégie souvent les casse-croûtes. Ce qui entraîne des problèmes de poids », explique-t-il. C’est le cas de Sahar Ibrahim, hôtesse de l’air depuis une trentaine d’années. « Avec les décalages horaires, je ne sais plus si c’est le matin, le midi ou le soir. Alors, je mange n’importe quand et n’importe quoi, car en plein vol, je n’ai pas le temps de m’asseoir pour déguster tranquillement un repas. On doit aussi boire beaucoup d’eau, car en cabine, l’air est très sec. Si on n’avale pas au moins un litre d’eau par vol, la peau risque de se dessécher », souligne-t-elle. Elle ajoute que les médecins lui ont conseillé de quitter ce métier pour se nourrir plus sainement et éviter d’avoir des problèmes cardio-vasculaires ou de devenir obèse.
Agée de 54 ans, l’hôtesse de l’air a reporté tout projet de mariage pour pouvoir exercer le métier qu’elle aime et n’a donc ni mari, ni enfants. « Concilier le métier d’hôtesse de l’air et une vie de famille, c’est à la fois compliqué et difficile. J’aurais toujours eu besoin de quelqu’un pour me seconder ou sur qui compter quand je ne suis pas là pour veiller sur mes enfants », note-t-elle. Et d’ajouter : « Les jours de la semaine n’existent pas pour moi. Mon horloge interne est plutôt basée sur les dates : je sais que je pars du 12 au 16. Ensuite, je peux planifier pour des activités les 17-18 et ainsi de suite. De ce fait, les jours passent vite. Trop vite. Je planifie toujours mes activités extraprofessionnelles deux mois à l’avance, car il m’arrive souvent de travailler le week-end », ajoute Sahar.
Des problèmes de sommeil
Nombreux sont les effets nocifs du travail de nuit sur la santé.
(Photo:Mohamad Adel)
L’un des inconvénients du travail de nuit, c’est le manque de sommeil, qui commence à peser au fil des années. « Je dors en moyenne 3 à 4 heures entre deux nuits de travail. Ce manque de sommeil a des effets néfastes sur la santé. Même si je ne les ressens pas en ce moment, je sais qu’à long terme, cela peut devenir problématique », dit par exemple Mohamad, le pilote de ligne. D’après le professeur Tareq Assaad, spécialiste en sciences du sommeil, les personnes qui travaillent de nuit risquent, deux fois plus que les autres, de développer des troubles du sommeil, un phénomène commun, notamment chez les chauffeurs de poids lourds. Beaucoup d’entre eux travaillent 18 heures par jour et ne respectent pas la règle de la direction générale de la circulation, qui prévoit une pause après 8 heures de route. La fatigue et le manque de concentration de ces chauffeurs sont souvent mis en cause, provoquant des dommages matériels et corporels très importants. Trop fatigués par les longs parcours, beaucoup s’endorment au volant. Leur rythme peut aussi être perturbé à tel point qu’ils n’arrivent pas à dormir pendant les moments de repos.
Par ailleurs, certains roulent à 150 km/h ou plus, alors que les panneaux signalent une vitesse limite de 60 km/h. « Je roule à 160 km/h, parce qu’au-delà de minuit, il n’y a plus de radar », précise Am Fathi, conducteur de poids lourd qui vient de transgresser un panneau de signalisation indiquant un passage protégé. Les excès de vitesse et le manque de sommeil sont à l’origine de la plupart des accidents de la route. Sans oublier l’imprudence des chauffeurs de poids lourds, qui veulent arriver rapidement à destination, livrer la marchandise, recharger leurs camions et reprendre la route. Am Fathi a peur de faire un accident. Il a garé son véhicule pour prendre une pause dans un café. Il commande un café double, le boit à petites gorgées, puis se rafraîchit le visage. Mais avant de reprendre la route, il avale un verre de bière et se roule une cigarette de haschisch. « Je ne suis ni alcoolique, ni drogué. C’est tout simplement pour rester éveillé et de bonne humeur, car ce métier nocturne est dur », confie Am Fathi, qui mène ce type de vie depuis 20 ans. Comme la plupart des chauffeurs, il pense que la drogue le rend plus vigilant.
D’après le Dr Tareq Assaad, les dernières heures avant l’aube constituent la période pendant laquelle se produisent le plus d’accidents de travail, suivis par les dernières heures du soir. « Cela a une influence immédiate sur le niveau de concentration et de vigilance. Ces personnes sont sept fois plus sujettes aux accidents de la route ou aux accidents de travail », indique-t-il. Pour limiter les effets négatifs du travail de nuit sur la santé, Assaad invite chacun à prendre des mesures pour essayer de suivre un mode de vie plus sain. « La pratique d’une activité physique aide à trouver le sommeil, tout comme de veiller à dormir dans un lieu avec peu de lumière et sans bruit », conclut-il.
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