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SOS, Anfouchi agonise !

Hanaa Al-Mekkawi, Lundi, 18 juin 2018

Le métier de constructeurs de bateaux à Anfouchi est en voie de disparition. Plus de 5 000 fabricants doivent braver quotidiennement des défis. Reportage dans ce chantier naval à Alexandrie.

SOS, Anfouchi agonise !
(Photo : Ahmad Abdel-Karim)

Assis devant son atelier, Sabri prend soin de ses pigeons entreposés dans des cages suspendues tout le long de la façade. Devant lui, sur le sable gît un yacht à moitié fini et laissé à l’abandon. « Ce bateau de plaisance est là depuis 5 ans. Son propriétaire a disparu après l’avoir commandé. Au départ, il m’a versé quelques sommes afin de pouvoir acheter le matériel nécessaire pour sa fabrication, et quelque temps plus tard, il m’a annoncé qu’il avait des problèmes financiers et que je devais attendre que sa situation s’améliore pour me verser le reste de l’argent », dit Sabri Mohamad, 60 ans, en ajoutant que ce cas n’est pas le seul. Ce dernier affirme que chaque jour, il ouvre son atelier, passe son temps à papoter avec ses copains ou à prendre soin de ses pigeons, quant au travail, il n’en a plus comme avant.

Sabri est l’un des fabricants de yachts et bateaux de pêche au quartier d’Anfouchi situé à l’est d’Alexandrie. Quatre générations se sont succédé dans ce quartier où les hommes exercent ce métier avec talent et ont fait de cet endroit la destination de ceux qui veulent s’offrir un bateau, qu’ils soient Egyptiens ou étrangers. Or, actuellement, ces constructeurs de bateaux sont menacés par le chômage faut de travail.

Une soixantaine d’ateliers

SOS, Anfouchi agonise !
Constructeur de bateaux, un métier difficile. (Photo : Ahmad Abdel-Karim)

A Anfouchi, près de 60 ateliers construits en bois peint en bleu comme la couleur de la mer se dressent tout le long du rivage. Des menuisiers, des forgerons, des plombiers et des peintres commencent chaque jour leur travail dès l’aube jusqu’au coucher du soleil. Le soir, ce lieu calme et éloigné se transforme en un endroit risqué où il est déconseillé d’y mettre les pieds. Des drogués et des malfaiteurs l’ont infesté. La preuve : les seringues que l’on voit dispersées sur le sable, ou parfois, les hurlements que l’on entend tôt le matin lorsque l’un des propriétaires des ateliers découvre que son atelier a été délesté. Ali Al-Déguichi feuillette un ancien album qu’il conserve précieusement. Il relate que son père, ses deux grands-pères et arrières grands-pères, maternels et paternels, exerçaient ce métier depuis l’époque de Mohamad Ali. « On a travaillé avec les Italiens et les Grecs, mais ce sont les Turcs qui nous ont formés », dit Ali. Des bateaux de pêche de toutes les dimensions sont amarrés tout le long du rivage. Il y a aussi des yachts parqués devant les ateliers.

Toutes les embarcations sont fabriquées avec plusieurs espèces de bois, surtout le mûrier et le camphrier, que l’on trouve facilement en Egypte. Les hommes d’Anfouchi sont des professionnels en matière de construction de bateaux. Le temps de fabrication varie entre 5 mois et un an et demi. Ce qui est étonnant, c’est que personne n’a fait d’études spécifiques, et certains sont même analphabètes. Ce métier, qui se perpétue de père en fils, leur a permis d’acquérir beaucoup d’expériences. « On a seulement besoin parfois d’une aide de l’extérieur pour faire le design intérieur des yachts et le mobilier, autrement, c’est nous qui faisons tout le travail », dit Salah Al-Khouli en tenant un crayon à la main. Il s’apprête à esquisser le schéma d’un nouveau bateau. « C’est la première commande de bateau que je reçois depuis un an », poursuit Salah. Ce constructeur compte parmi environ 5 000 autres qui travaillent dans ce domaine et qui sont menacés par le chômage.

Plusieurs problèmes

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Les bateaux sont fabriqués en bois de camphrier. (Photo : Ahmad Abdel-Karim)

Selon Hussein Aroussa, le problème majeur qui a eu un impact sur la fabrication des bateaux, c’est l’augmentation des prix des matériaux. « Les prix des espèces de bois local comme le mûrier et le camphrier ont doublé ces dernières années. La même chose pour le bois importé comme le bois suédois et le contre-placage, dont les prix ont grimpé de 2 500 L.E. à 6 000 L.E., sans compter les coûts d’autres matériaux comme le fer, dont la tonne atteint actuellement les 1 200 L.E. », dit Aroussa. Autre problème qui a surgi entre temps, celui de l’interdiction de fournir des permis de pêche. Aroussa explique que le gouverneur a arrêté d’en délivrer aux nouveaux pêcheurs pour des raisons inconnues. « Alors, plus de clients », dit-il.

Par ailleurs, les fabricants de bateaux ne se sentent pas en sécurité à cause des malfaiteurs qui viennent voler ou consommer de la drogue. Ils jettent partout des mégots au risque de provoquer un incendie, ce qui pourrait détruire ces ateliers. Aroussa affirme que cela est déjà arrivé en 2010. Un incendie s’est déclenché et a détruit 10 ateliers. « Les responsables de la municipalité refusent que l’on reconstruise nos ateliers en béton à la place du bois, facilement inflammable et qui peut être détruit par les cambrioleurs », explique Aroussa. En plus, comme ajoute ce dernier, les agents du tourisme de la mer Rouge commandent actuellement des bateaux et des yachts de l’étranger, comme la Turquie, et négligent la fabrication locale. Pourtant, l’Egypte a toujours été une pionnière dans ce domaine. On exportait des bateaux fabriqués à Anfouchi dans certains pays arabes et européens, et les agences touristiques égyptiennes en commandaient pour les stations balnéaires d’Hurghada et de Charm Al-Cheikh.

Système D

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Les maîtres du métier ne se sentent plus en sécurité. (Photo : Ahmad Abdel-Karim)

Ces problèmes, dont certains datent depuis longtemps et d’autres sont nouveaux, ont poussé les jeunes à chercher du travail ailleurs et à ne pas perdre leur temps à apprendre le métier de leurs ancêtres. « Le risque est de ne plus avoir de nouvelles générations exerçant ce métier », dit Farag, l’un des plus anciens fabricants de bateaux à Anfouchi. En fait, cet endroit n’est pas le seul à fabriquer les bateaux, il en existe d’autres dans plusieurs gouvernorats. Cependant, celui d’Anfouchi, à Alexandrie, est le plus ancien et le plus important. « Tous les spécialistes de ce métier sont passés par Anfouchi », dit Farag. Le lieu a été fondé sous le règne du roi Farouq, un fan des bateaux. Il a ordonné que le chantier de construction de bateaux soit situé près de son château royal à Ras Al-Tine, pour les admirer en sortant et en rentrant au château.

Actuellement, la situation a changé, les fabricants qui tiennent à leur métier travaillent dans la réparation et la maintenance des vieux bateaux, puisqu’ils ne peuvent plus en fabriquer. « Les pêcheurs qui ne peuvent pas s’offrir de nouvelles barques veillent à réparer celles qu’ils possèdent déjà. C’est notre seul gagne-pain en ce moment », dit Farag, en grattant le placage et la peinture de sa petite barque en forme de « gondole » pour la remettre à neuf. Ce dernier profite aussi de son talent et de son temps libre pour fabriquer des spécimens de bateaux en miniatures, modernes et antiques, de style pharaonique ou romain, pour les vendre ou les garder chez lui. Farag se souvient avec nostalgie du bon vieux temps où les yachts des hommes d’affaires égyptiens et étrangers et des artistes se fabriquaient à Anfouchi. Il affirme que lui et les autres fabricants de bateaux achètent des bateaux qui ont échoué puis les réparent juste pour profiter du permis de pêche alloué à cette embarcation.

D’autres fabricants ont recours à des astuces qui les aident à gagner leur pain. Karim, peintre depuis l’âge de 12 ans, pratique actuellement son métier dans les appartements en attendant qu’on lui demande de peindre un bateau, ce qui est devenu rare. Idem pour les menuisiers et autres professionnels qui gagnent leur vie ailleurs. « Cet endroit était considéré jadis comme un musée à ciel ouvert que les touristes venaient visiter pour nous voir travailler. Or, si cette situation persiste, le lieu risque de disparaître et le métier avec », dit Farag, qui affirme que les grands maîtres ont commencé à bouger en mobilisant tous les professionnels de ce métier pour se rendre à la municipalité et convaincre les responsables de les aider. leur demander de pouvoir acheter le bois au prix de gros, lever l’interdiction des permis de pêche, quitte à les délivrer en nombre limité. « On doit nous autoriser aussi à reconstruire nos ateliers, car le bois ne résiste pas aux infractions », conclut Farag, en affirmant que lui et ses collègues ont décidé de ne pas laisser leur situation se détériorer davantage .

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