Des dizaines d’abeilles volent dans tous les sens autour des apiculteurs protégés de la tête aux pieds pour éviter leurs piqûres. Vêtus de combinaisons à manches longues recouvrant entièrement leur corps, ils portent un chapeau et des gants pour se protéger des piqûres d’abeilles. Et pour se déplacer à l’aise dans le rucher, ils sont chaussés de bottes en caoutchouc. Là, les apiculteurs possèdent le matériel nécessaire pour récolter le miel. Avant de retirer les barrettes de la ruche, hadj Yasser doit d’abord y injecter de la fumée. Muni d’un enfumoir équipé d’un soufflet, il jette une poignée de feuilles sèches, y met le feu et attend que la chambre de combustion de l’enfumoir chauffe bien avant d’introduire doucement une autre poignée. « L’objectif est de brûler le combustible de façon à ce qu’il produise une fumée épaisse. C’est en actionnant le soufflet que la fumée va se dégager de l’enfumoir. Une fumée qui servira à endormir les abeilles et pouvoir extraire les barrettes de miel de la ruche », relate hadj Yasser. Après avoir soulevé le couvercle de la ruche, on aperçoit des cadres sur lesquels sont bâtis des rayons constitués d’alvéoles hexagonales de cire d’abeilles. C’est ce qu’on appelle une ruche. Ahmad la pulvérise de fumée, tandis que hadj Yasser retire les barrettes de l’intérieur. Des centaines d’abeilles s’enfuient. Leur bourdonnement raisonne dans l’air. La scène se déroule dans le rucher qui se trouve dans le village Chabchir Al-Héssa, situé au gouvernorat de Gharbiya, à quelque 120 km du Caire.
Un village qui vit au rythme des saisons. A cette période de l’année, c’est le miel du printemps, récolte de miel de luzerne, car les abeilles butinent les fleurs de saison. Ici, on se rend compte que la récolte du miel est un travail collectif. Le miel est une récompense saisonnière, un produit naturel non transformé, non pasteurisé, que l’on récolte comme si on récoltait de l’or, tellement c’est précieux. En Egypte, et précisément à Chabchir Al-Héssa, les apiculteurs font deux récoltes par an : la récolte de miel de luzerne (plante fourragère) sur laquelle ont butiné les abeilles, commence du 25 mai jusqu’au 10 juin ; la seconde récolte est celle des orangers, et elle ne dure que six jours, du 15 au 20 avril. D’une saison à l’autre, la couleur du miel change, allant d’un blond or doux à un miel plus foncé. La couleur dépend également des fleurs ou des arbres sur lesquels les abeilles sont venus cueillir le pollen ou le nectar.
Cinq générations d’apiculteurs
L’apiculture est l’une des activités principales des habitants de Chabchir Al-Héssa. (Photo : Mohamad Abdou)
Tout le monde semble affairé pour récolter ce produit précieux. En fait, Chabchir Al-Héssa, c’est déjà une longue histoire. Celle de 5 générations d’apiculteurs qui date de 1890. L’apiculture est l’une des activités principales de ce village où la plupart des habitants montent des projets ayant un lien avec ce précieux produit. Chabchir Al-Héssa est réputé pour son industrie du miel, pas uniquement en Egypte, mais aussi dans les pays arabes. « C’est le village le plus important en nombre de ruchers. Il en existe entre 150 à 250 ruchers avec une production saisonnière dépassant 2500 tonnes de miel. Chaque ruche pourrait produire 10 kilos de miel par saison. Les produits dérivés du miel de Chabchir Al-Héssa sont présents dans toute l’Egypte, et 80 % des habitants du village exercent le métier d’apiculteur. Certains possèdent une ou plusieurs mielleries tandis que d’autres travaillent en tant qu’apiculteurs ou ouvriers dans les entreprises spécialisées dans le domaine producteur de miel que l’on trouve dans ce village », explique Ayman Etmane, président de la Chambre des apiculteurs à Gharbiya.
Comme tout apiculteur, Am Zeinhom continue de faire son travail tranquillement. Il retire l’une après l’autre les barrettes toutes recouvertes d’alvéoles. « Regardez celle-ci, toutes ses alvéoles sont bouchées. Ce qui veut dire que le miel est prêt pour la récolte », indique Am Zeinhom. Ce dernier s’arme de feuilles de maïs pour « chasser les abeilles qui s’y accrochent avec douceur ». Les abeilles commencent petit à petit à rejoindre la ruche. Et Am Zeinhom utilise son couteau pour couper le miel qu’il déverse dans un seau.
Deux ruches sont installées, renfermant chacune entre 80 000 et 90 000 abeilles, mais hadj Zeinhom ne veut pas s’arrêter là : il compte ajouter trois nouvelles ruches. « Mon objectif est de produire une tonne et demie de miel par saison », espère cet homme de 40 ans, qui exerce le métier d’apiculteur depuis son jeune âge. « Le miel, c’est une histoire de famille. J’avais 15 ans quand j’ai commencé avec mon père, lui-même apiculteur », se souvient-il. C’est un métier ancestral qui se perpétue de père en fils. Et puisque Am Zeinhom le maîtrise parfaitement, il compte le transmettre à ses enfants. Am Zeinhom dit que même ses petits-fils traitent les abeilles avec délicatesse. Il ajoute qu’ils ont même appris beaucoup de choses sur la vie des abeilles et le travail qu’elles font. « Ils savent faire la différence entre les ouvrières et les reines, que l’on identifie d’une tache sur le thorax. Ce sont les enfants qui se chargent de marquer les reines et ils se montrent bien habiles … C’est étonnant de les voir faire cela », dit-il avec fierté. Le petit-fils de Am Zeinhom intervient pour le prouver. « La reine se distingue des autres abeilles par sa grande taille, environ 2 cm de long, son ventre et sa couleur brun foncé », dit l’enfant de cinq ans.
Des rôles bien déterminés
Chaque ruche peut produire 10 kilos de miel par saison. (Photo : Mohamad Abdou)
Un grand fan d’abeilles et président de la Chambre des apiculteurs à Gharbiya, Ayman Etmane poursuit en nous rappelant le travail laborieux des abeilles et la tâche de chacune d’elles dans une ruche. Il nous explique : « Ce que vous voyez là-bas, à droite, c’est la reine. Elle a un rôle primordial et la vie d’une ruche dépend exclusivement de sa présence. Elle est l’unique femelle fertile. D’habitude, la reine est fécondée une seule fois durant toute sa vie, allant de 3 à 5 ans, et ce, lors du vol nuptial. Une centaine de mâles étrangers à la colonie volent derrière elle, et c’est le mâle le plus fort qui va la féconder. Elle pond entre 2 000 et 3 000 oeufs et meurt par la suite, ainsi, son rôle dans la colonie est terminé ». Vient ensuite l’importance du mâle qui a fécondé la reine. Tandis que l’abeille ouvrière est très active.
En se baladant autour de la ruche, on a essayé d’attraper une abeille ouvrière pour la prendre en photo, mais sans succès. L’ouvrière joue 7 rôles : Elle est chargée de nettoyer la ruche, à l’âge de 5 à 6 jours. Elle exerce ce travail avec d’autres ouvrières comme elle. « Il faut en moyenne 40 minutes pour 15 à 30 abeilles, afin de nettoyer entièrement une cellule. Cette mission, même si elle peut paraître superflue, est capitale pour la pérennité de la colonie. Car la reine ne peut pondre que dans des cellules parfaitement propres », explique hadj Ayman. L’abeille ouvrière devient, ensuite, nourrice vers l’âge de 6 jours. « Elle est alors capable de sécréter de la nourriture pour les larves », dit-il. Une ouvrière peut aussi servir de ventilateur pour gérer le microclimat de la colonie. Elle se place à la sortie de la ruche, la tête tournée vers l’ouverture, l’abdomen pointé vers le haut. S’agrippant au support avec ses pattes, elle bat des ailes dans un large bruissement. « Vient ensuite la construction des rayons, un travail collectif d’abeilles qui vont sécréter des écailles de cire. Ensuite, il y a les gardiennes et soldats qui protègent la colonie de tout danger ou ennemis. Vers l’âge de trois semaines, l’ouvrière peut devenir butineuse et s’envole enfin hors de la ruche à la recherche de nectar, de pollen et d’eau, mais elle s’épuise vite et, au bout de quatre à cinq jours, elle meurt. Et enfin, les ouvrières qui ont pour tâche de transformer le nectar en miel », poursuit hadj Ayman.
Mais faire de l’élevage d’abeilles n’est pas facile, et le métier d’apiculteur ne s’apprend pas du jour au lendemain. Vu que le secteur d’apiculture est un pilier-clé pour la promotion de l’économie des habitants de Chabchir Al-Héssa, les cinq entreprises spécialisées qui existent dans le village ont vu la nécessité d’encourager les jeunes, surtout ceux qui n’ont pas d’apiculteurs dans la famille. « Notre rôle est de fournir une assistance technique en organisant des stages sur l’élevage des abeilles. On leur apprend comment fabriquer une ruche à base de bois, comment soigner ces insectes précieux tout en mettant en place des stages sur le marketing du miel, et ce, pour augmenter dans notre village le nombre d’apiculteurs et la production du miel », explique Mohamad Ismaïl, formateur dans un centre apicole à Chabchir Al-Héssa.
Passion et business
L’Onu a lancé un cri d’alarme concernant les abeilles, menacées d’extinction. (Photo : Mohamad Abdou)
En Egypte, le miel est récolté depuis plus de 4 000 ans. On en retrouve les traces sur un certain nombre de fresques pharaoniques : abeilles, pots en terre cuite pour le stockage, cire, etc. Les Anciens Egyptiens utilisaient le précieux produit pour cuisiner, mais aussi comme cosmétique dans les onguents pour la peau. On ne sait pas très bien si les abeilles étaient domestiquées au temps des pharaons. Il est possible qu’il s’agisse de miel sauvage récolté par quelqu’un ayant découvert un essaim dans la nature. Mais ce qui est sûr c’est que le miel était très apprécié par les Anciens Egyptiens. Il existait aussi toute une mythologie autour de l’abeille et du miel.
Ahmad Hégazi, jeune homme de 31 ans, est propriétaire d’une miellerie de 600 m2. Ce dernier n’est pas issu d’une famille d’apiculteurs, n’a pas fait d’études en agroalimentaire et ne détient aucun diplôme en apiculture. Il possède seulement une grande expérience dans ce domaine. Comme tous les jeunes du village, Ahmad a commencé à pratiquer le métier à l’âge de 12 ans en tant qu’ouvrier, ensuite il a travaillé au sein d’une miellerie à Chabchir Al-Héssa. Pour lancer son petit projet il y a deux ans, Ahmad a dû faire un prêt de 150 000 L.E. auprès d’une banque. « J’ai commencé avec 25 ruches, aujourd’hui, j’en possède 500. Au départ, j’ai cru que je n’y arriverais jamais. Imaginez 30 000 abeilles formant déjà une bonne colonie ! Je n’étais pas préparée mentalement », relate-t-il. « Mais à chaque fois, tout se passait bien. J’étais seul devant ces petites créatures qui me fabriquaient du miel avec le pollen qu’elles avaient récolté », ajoute-t-il. Ahmad a donc pris la décision de devenir apiculteur car, selon lui, c’est un travail rentable. En 2016, il a gagné 25 000 L.E. par saison, alors qu’aujourd’hui, il atteint les 100 000 L.E. par saison, (il y a deux saisons par an). Actuellement, il se consacre à l’élevage des reines vierges. Le mois dernier, il a importé des reines d’Italie et d’Australie. « J’ai importé 10 reines d’Italie de couleur jaune et 15 d’Australie de couleur noire avec des rayures brun clair. J’ai fait cela pour améliorer les races et ma production en miel, car la reine, c’est elle qui pond les oeufs », se justifie-t-il.
Ahmad a également décidé d’importer d’autres races étrangères, car les races égyptiennes commencent à disparaître. Ce qu’Ahmad vient de dire n’est pas nouveau, car l’Onu a lancé un cri d’alarme concernant les abeilles qui sont menacées d’extinction. « Le déclin des abeilles, qui sont des insectes vitaux pour la pollinisation des végétaux et, par conséquent, pour la production alimentaire, risque de devenir potentiellement désastreux si les hommes ne changent pas leur mode de vie, à cause des insecticides et de la pollution atmosphérique », a souligné dernièrement un rapport du Programme des Nations-Unies pour l’Environnement (PNUE).
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