« Visiter les Lieux saints, cela a toujours été le rêve de ma vie. Cela fait six ans que j’économise de l’argent pour accomplir le petit pèlerinage durant le Ramadan, mais pas suffisamment pour faire le hadj », lance hadj Moustapha. Agé de 72 ans, il s’inscrit chaque année au tirage au sort, mais son nom n’a jamais figuré sur la liste. Il a donc décidé de faire une omra (petit pèlerinage) avec la somme qu’il a pu économiser et qui ne dépasse pas les 25000 L.E. Comme sa santé ne lui permet pas de partir seul, son fils a décidé de l’accompagner. Or, hadj Moustapha a eu le choc de sa vie lorsqu’il a appris que son fils, qui a déjà effectué la omra l’année dernière avec sa femme, doit débourser 2000 rials saoudiens, soit l’équivalent de 10000 L.E., en guise de taxe sur le visa pour l’Arabie saoudite, en plus d’une nouvelle taxe de 10 000 L.E. à verser à la Banque Centrale d’Egypte. Ainsi, la omra pourrait lui coûter 45 000 L.E.
La nouvelle taxe s’applique à tous ceux qui ont déjà effectué le hadj ou la omra au cours des trois dernières années. De quoi provoquer une véritable colère et une déception non seulement chez hadj Moustapha, mais aussi chez tous les fidèles qui ont déjà eu la chance de fouler la terre sacrée et qui rêvent de s’y rendre à nouveau. « La Mecque est un lieu très impressionnant, et dès que tu y poses les pieds, tu n’as plus envie de repartir. C’est une occasion de me ressourcer dans ma foi et de me débarrasser de mes péchés. Jamais je ne me suis sentie aussi proche de Dieu qu’en étant là-bas », explique Madiha, femme au foyer d’une cinquantaine d’années, qui tient à effectuer ce voyage spirituel chaque année en compagnie de son mari. « J’ai du mal à croire que de tels tarifs sont appliqués. C’est injuste, je ne trouve pas les mots pour décrire ce que je ressens. Les prix de la omra sont déjà trop chers. Nous avons beaucoup de mal à épargner tout l’argent nécessaire pour faire une omra au moins une fois par an, et avec cette hausse des prix, cela va être plus difficile encore. C’est un coup dur pour nous », déplore-t-elle. Et d’ajouter: « Toutes les mesures sont-elles bonnes pour renflouer les caisses?! Alors que ces lieux saints ne sont pas la propriété exclusive de l’Arabie saoudite, mais de tous les musulmans du monde ! Je ne comprends pas pourquoi les autorités égyptiennes imposent une telle taxe seulement à ceux qui désirent accomplir la omra ou le hadj et pas à ceux qui vont à Dubaï, en Turquie, ou ailleurs pour passer leurs vacances ou s’amuser ». Du coup, Madiha et son mari ont décidé de ne pas partir cette année et ont donné l’argent qu’ils ont économisé à un couple âgé qui n’a pas les moyens et dont le seul rêve est de se rendre à La Mecque pour le petit pèlerinage.
Ces cas ne sont pas uniques. En fait, même s’il ne constitue pas une obligation majeure pour les musulmans, le petit pèlerinage à La Mecque, ou omra, est prisé, surtout par les Egyptiens et particulièrement durant le mois du Ramadan. Selon un hadith authentique du prophète Mohamad, accomplir une omra durant les dix derniers jours du mois du Ramadan équivaut à un pèlerinage dans les Lieux saints. Cette forte rétribution divine de la omra explique en grande partie l’afflux considérable des musulmans du monde entier en Arabie saoudite durant cette période de l’année, qui influence directement les prix pratiqués par les propriétaires des immeubles et hôtels situés à proximité du Haram Al-Mekki (la Mosquée sacrée de La Mecque), ainsi que sur le coût de la prise en charge des pèlerins.
Omar Hechmat fait partie des pèlerins. Employé dans une grande entreprise égyptienne, il a déjà effectué deux omra et rêve de faire le grand pèlerinage. « Ceux qui n’ont pas les moyens de faire le pèlerinage pouvaient faire autrefois plusieurs omra, plus accessibles et moins coûteuses, cela compense. Mais avec cette nouvelle taxation, c’est devenu trop chère pour les petites bourses », affirme-t-il. Calculette à la main, Hechmat fait ses comptes. Frais de visa, billet d’avion, nourriture, logement, le coût moyen pour la omra du Ramadan commence maintenant à 42000 L.E. Une somme qui équivaut à un pèlerinage il y a quelques années.
Un voyage de luxe
(Photo:AP)
Selon les chiffres de la Chambre des agences de voyages égyptiennes, près de 680 000 Egyptiens ont accompli la omra l’an dernier, contre 1,3 million en 2013. Cette baisse est avant tout due aux problèmes économiques, notamment la crise monétaire qui a frappé le pays au cours des deux dernières années. Afin de gérer l’afflux des pèlerins et de réduire leur nombre, le quota accordé à l’Egypte par l’Arabie saoudite est, cette saison, de 500000 visas (y compris 100 000 visas pour le Ramadan). Ainsi, les Egyptiens ayant déjà accompli la omra et désirant la refaire se voient désormais obligés de payer une somme de 2000 riyals pour le visa, imposée par l’Arabie saoudite, et une autre de 10000 L.E. à la Banque Centrale d’Egypte s’ils ont déjà effectué une omra au cours des trois dernières années, ou de 15 000 L.E. s’ils effectuent plusieurs omra durant la même année. Cela revient à une somme supplémentaire de 20000 L.E., sans compter les autres frais de voyage et de séjour.
Ces coûts risquent de dissuader un bon nombre d’Egyptiens, pour qui la omra devient, du coup, un voyage de luxe. D’où la panique des agences, qui voient dans cette hausse des frais une menace pour leurs activités. D’ailleurs, les professionnels de ce secteur prévoient une année catastrophique en ce qui concerne la omra, avec un recul de 50 à 70 % des pèlerins. « Aujourd’hui, la omra ne fait plus recette. Les prix ont grimpé et nous ignorons comment le marché va réagir. Mais on s’attend à ce que le nombre de pèlerins soit inférieur de 250000 à 300000 fidèles, alors que le nombre de visas accordés durant cette saison est de 500 000 », explique Waël Amin, propriétaire d’une agence de voyage.
La décision d’imposer une nouvelle taxe prise par les autorités saoudiennes a été officiellement expliquée, du côté saoudien, par les sommes de plus en plus importantes consacrées aux travaux d’agrandissement et de maintenance et à toutes sortes de services mis à la disposition des pèlerins. Des sommes alourdies par la chute des recettes pétrolières. Sans oublier, selon Amin, l’appréciation du riyal saoudien face à la livre égyptienne, la réduction de l’offre de logements en Arabie saoudite et la hausse des prix des billets d’avion. « Aujourd’hui, le prix le plus bas pour un billet d’avion est de 7500 L.E. et a atteint 15000 L.E. au mois du Ramadan», dit-il. Il ajoute que la omra, qui coûtait l’an dernier 8500 L.E., atteint aujourd’hui 25 000 L.E. pour ceux qui l’effectuent pour la première fois.
Même constatation pour Hatem Tonsi, directeur d’une entreprise touristique et qui est inquiet pour la omra de cette saison. « Cela fait des années que nous nous focalisons sur l’organisation des voyages de la omra. Nous avons de nombreux clients fidèles qui sont habitués à nos services et qui reviennent chaque année, et parfois même plusieurs fois par an. Mais cette année, nous avons remarqué qu’une grande partie de nos clients sont hésitants à cause de la hausse exorbitante des prix par rapport à l’an dernier. Nous recevons beaucoup d’appels, mais les confirmations pour les voyages se font de plus en plus rares, surtout pour les clients qui avaient l’habitude de voyager en famille. Nous n’avons aucune réservation pour cette catégorie de clients », indique-t-il, tout en assurant qu’environ 60% de ses clients partent en Arabie saoudite pour la omra une fois par an et sont donc concernés par la nouvelle taxe. Il cite l’exemple d’un paysan qui attend la récolte et fait des économies toute l’année pour pouvoir effectuer la omra ou le couple qui préfère investir 7000 L.E. dans ce voyage spirituel plutôt que dans des vacances d’été sur la Côte-Nord. Même les personnes qui optaient pour des formules de luxe avec des hôtels 5 étoiles choisissent maintenant des hôtels 3 étoiles, voire des formules économiques qui n’étaient pas très prisées ces dernières années.
Cette tendance menace le sort de plusieurs agences spécialisées dans le tourisme religieux, qui prévoient le licenciement de leurs employés face à cette baisse du nombre de pèlerins. Certaines espèrent, pourtant, que les autorités égyptiennes reviendront sur cette mesure par sentiment religieux et comprendront qu’elles pénalisent de nombreux fidèles qui souhaitent se rendre à La Mecque. Certaines agences ont même intenté un procès au Conseil d’Etat accusant d’illégale la taxe imposée par le ministère du Tourisme.
A deux pas de chez soi
Pour certains fidèles, effectuer la omra plusieurs fois est une façon de se ressourcer dans la foi et de se débarrasser de leurs péchés.
(Photo:AFP)
Si cette hausse a suscité la colère de beaucoup de fidèles et de professionnels du tourisme religieux, le gouvernement semble plutôt optimiste. Amr Sédqi, membre du comité économique à l’Assemblée du peuple, dénonce le gaspillage de devises englouties par la omra et le pèlerinage, mettant ainsi l’économie du pays en difficulté. D’après les dernières estimations de la Banque centrale, les voyages à La Mecque absorbent chaque année environ 3 milliards de dollars, entre le grand et le petit pèlerinage. « Ces mesures visent non seulement à restreindre le nombre des pèlerins et à préserver la sortie de devises à l’étranger, mais aussi à donner la priorité à ceux qui n’ont pas encore accompli le pèlerinage, car ces personnes-là ne paient pas la taxe », explique-t-il.
Un avis partagé par la sociologue Nadia Radwane, qui regrette que de nombreux fidèles voient dans la multiplication des omra et du pèlerinage une façon de remettre les compteurs à zéro. « Si la omra coûte plus cher cette année, où est le mal? Il serait préférable d’utiliser l’argent selon la voie de Dieu au lieu d’aller à La Mecque. Parfois, le pèlerinage et la omra se trouvent à deux pas de chez nous. Le fait de sauver un malade, d’aider à marier des jeunes, de donner à manger à ceux qui ont faim, de servir autrui tout simplement, pourrait nous faire gagner le Paradis. Seul Dieu récompense nos actes. Et même si le cinquième pilier de l’islam, soit le pèlerinage, doit s’accomplir au moins une fois dans la vie, cela doit se faire sous certaines conditions, c’est-à-dire celles d’avoir les moyens, de jouir d’une bonne santé », affirme-t-elle. Et d’ajouter: « De tous les pays musulmans, y compris la Turquie et la Malaisie, dont l’économie est plus forte que la nôtre, nous sommes les seuls à dépenser autant d’argent pour le pèlerinage, alors que les autres se serrent la ceinture ».
Le fait de se rendre sur les Lieux saints en période du Ramadan reste avant tout l’accomplissement d’un acte de foi. Il revient dès lors à chacun de se demander si cela justifie l’extravagance de répéter fréquemment ce voyage.
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