Darb Al-Ahmar, et plus précisément à la rue Taht Al-Rabea située aux alentours du quartier Bab Al-Khalq, connaît un va-et-vient incessant de commerçants et de clients. La scène est éblouissante. Les lumières étincelantes des lanternes, de longues étoffes aux couleurs khayamiya (tissus décorés de motifs islamiques) et des odeurs alléchantes dressent par excellence le profil typique du Ramadan avant même son arrivée.
Accolées les unes aux autres, les échoppes de la rue s’adonnent comme chaque année à la vente des articles les plus demandés durant le mois sacré. Même les magasins dont l’activité était différente changent de vocation pendant ces 30 jours sacrés. Tout le monde se verse dans l’esprit ramadanesque. « Tous les moyens sont bons pour doubler nos gains. On profite de chaque occasion qui se présente », nous a déclaré Oum Medhat, vendeuse de lanternes qui a provisoirement changé d’activité.
Elle, qui était spécialisée dans la vente des grilles de barbecue et d’ustensiles de cuisine, vend aujourd’hui les fawanis (lanternes vendues traditionnellement pendant le Ramadan) aux parois dorées. « Les fawanis en bois, en métal, en plastique ou même en tissus khayamiya attirent les visiteurs. Il y en a pour tous les goûts, et chaque lanterne a son client. Les prix sont à la portée de toutes les bourses. Une lanterne à bougie coûte entre 15 L.E. et 50 L.E. Une autre dotée d’une lampe vaut entre 90 L.E. et 250 L.E. Quant à la lanterne en khayamiya, son prix varie entre 40 L.E. et 80 L.E. et 150 L.E. pour la plus grande », énumère Oum Medhat qui, jadis, n’avait aucun moment de répit à l’approche du mois sacré. Aujourd’hui, elle semble bien défaitiste et n’arrête pas de marmonner entre ses dents : « Rabbéna yostor (que Dieu nous préserve), ce Ramadan diffère des autres, sur 200 clients qui se présentent 5 seulement achètent, le reste se contente de jeter un coup d’oeil, puis de partir. Le quartier a également perdu ses touristes qui achetaient énormément de lanternes, surtout les plus anciennes et les plus traditionnelles », lance-t-elle, tout en ajoutant que la nouveauté de cette année, ce sont les fawanis décorés à l’effigie du joueur égyptien Mohamad Salah, qui ont la cote.
Des fawanis à tous les goûts
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Oum Medhat retient son souffle et suit du regard une cliente qui s’est arrêtée pour demander le prix d’un grand fanous de Salah. « Ya Fattah ya Alim ya Razzaq ya Karim » (Dieu, ouvre-nous les portes du gain !), murmure-t-elle à sa fille qui tient avec elle l’étalage. Mais la cliente est choquée par le prix estimé à 270 L.E. et s’est contentée d’acheter une petite lanterne coûtant deux fois plus cher que l’an dernier, soit 80 L.E. « Les prix ont doublé, mais sans les fawanis, qui provoquent l’excitation et l’exaltation des bambins, le Ramadan n’a aucun charme », affirme Héba, mère de trois enfants.
A chaque Ramadan c’est le même décor. Des tentes sont installées partout. Ruelles et trottoirs sont squattés par des vendeurs saisonniers, étalant des produits propres au mois sacré, afin d’augmenter leurs revenus et lutter contre les affres du chômage. Et pourquoi pas, puisque le mois du Ramadan est souvent l’occasion pour les commerces de réaliser des chiffres d’affaires importants. Certains en profitent pour commencer les travaux de restauration de leurs façades ou l’aménagement de leurs boutiques, d’autres choisissent d’intensifier leurs activités en vendant les produits alimentaires les plus demandés durant le mois de carême. « J’ai dû payer 150 L.E. pour dresser ma tente », lance Adel, un vendeur de lanternes qui, en temps normal, est menuisier. Il confie exposer ses lanternes jusqu’à la fin de chaabane (le mois précédant le Ramadan). Car une fois que le mois sacré débute, la clientèle se fait de plus en plus rare et il reprend son métier.
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Connue comme étant le plus grand marché de fawanis en Egypte, la rue Taht Al-Rabea conserve sa particularité historique. Construite à l’ère des Mamelouks, elle était réputée par l’industrie du cuivre et du bois. Cependant, sa renommée pour les lanternes n’a commencé qu’au XIXe siècle. Car l’histoire de ces lanternes date de l’époque fatimide (359 de l’hégire-969 ap. J.-C.). On raconte que le calife Al-Moezz li Dine Allah est entré au Caire une nuit du Ramadan, et que le peuple est sorti l’accueillir en grand nombre, tenant des lampes pour éclairer les rues. « Au fil des ans, les lanternes ont remplacé les lampes à pétrole pour qu’elles soient portées par les enfants. Ainsi est née la lanterne du Ramadan et sa tradition », raconte Samir Al-Cheikh, responsable des monuments islamiques au ministère des Antiquités. Cette tradition a donné naissance à une génération d’artisans spécialisés dans la fabrication des lanternes : les lanterniers. Une fabrication qui s’est développée au fil des époques, reflétant l’inventivité des lanterniers égyptiens dont les ateliers de fabrication se trouvaient dans les quartiers du Caire fatimide comme Taht Al-Rabea, à Al-Darb Al-Ahmar, et Berket Al-Fil à Sayéda Zeinab. En fait, durant les jours ordinaires, l’endroit passe inaperçu, rien d’extraordinaire n’attire l’attention du passant.
Le Ramadan avant l’heure
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Comme chaque année, les commerçants de cette rue n’attendent pas le début du Ramadan pour le célébrer. Ils le commencent un mois à l’avance. C’est précisément le 25 ragab (7e mois lunaire), c’est-à-dire 35 jours avant le Ramadan, que la rue et les magasins commencent à se parer de lanternes et divers décors ramadanesques. Fréquenté d’ordinaire par de nombreux visiteurs venant des quatre coins de la capitale en cette période de l’année, le souk de Taht Al-Rabea ne connaît pas l’affluence ordinaire.
« Avant, durant les jours qui précédaient le Ramadan, il était difficile de s’y frayer un chemin. Les familles s’y rendaient pour faire le stock du mois, acquérir des produits de bonne qualité et à des prix abordables. Cette année, tout le monde se contente du strict nécessaire », témoigne Abdel-Rahmane, un marchand ambulant qui change d’activités au fil des saisons et des occasions. Cette année, il vend des serpentins, guirlandes et petites nappes en khayamiya pour le Ramadan. Idem pour son voisin, qui vend des épices, de la réglisse, du sobia (une boisson à base de noix de coco et de lait), du karkadé (hibiscus). Une activité exercée par beaucoup de commerçants durant cette période, ce qui crée une véritable concurrence entre eux et les vendeurs d’épices initiaux (ettara) et condiments de qualité utilisés dans les plats égyptiens.
Ce commerce s’épanouit tout particulièrement pendant le Ramadan, le mois de l’émulation hors pair en recettes culinaires. Mais si les professionnels expriment leur exaspération de cette concurrence qu’ils caractérisent de déloyale, les vendeurs occasionnels déclarent qu’ils ont totalement le droit de pratiquer cette activité, ne serait-ce que durant le mois sacré, puisque la demande y est très forte et personne ne peut prétendre être lésé. « Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ? Sans ce travail, on est condamné à mourir de faim. On vit au jour le jour et chacun ne peut avoir plus que le rizq que Dieu lui a réservé », s’exclame Abdallah, vendeur d’épices.
Surconsommation versus récession
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Là, des dizaines de ferachas (étalages) ont étalé leurs marchandises sur la voie publique et attendent l’arrivée des clients. Le souk de Taht Al-Rabea est aussi réputé pour la vente du yamich (fruits secs). Les familles s’y rendent pour faire leurs emplettes sans dépenser trop d’argent. Une cliente s’arrête devant des piles de dattes et de fruits secs, mais elle tourne les talons en voyant les prix. Quelques jours avant le Ramadan, la hausse des prix met les clients dans l’embarras, et les ventes ont chuté par rapport à l’an dernier. En grand expert, Sayed, propriétaire de magasin depuis 50 ans, a testé le mouvement du marché et a beaucoup réfléchi avant de passer ses commandes. Il a réduit presque de moitié la quantité de sa marchandise. « La stagnation du marché et l’état de récession rendent la situation plus critique. Je suis forcé de baisser mes prix », explique Sayed, qui préfère réduire sa marge de gain plutôt que de mettre la clef sous le paillasson. Il a pensé à mille et une astuces pour écouler ses produits. Abou-Islam, un autre vendeur de yamich, plus optimiste, voit que le Ramadan constitue le mois de consommation par excellence. Quelques jours avant le mois sacré, les familles envahissent les marchés pour s’approvisionner en produits de tout genre. Et contrairement à l’esprit initial du Ramadan, censé être un mois de privation, la consommation de nourriture augmente. « La demande en produits de première nécessité est à son niveau habituel. Hausse ou pas, même s’ils se plaignent de l’inflation, les gens n’arrêtent pas d’acheter ces produits incontournables », explique-t-il.
Le Centre d’informations du conseil des ministres a effectué des recherches sur le montant des dépenses des ménages pendant le mois du Ramadan. D’après ces recherches, les dépenses des ménages s’élèvent à 30 milliards de L.E., ce qui équivaut à 15 % de leurs dépenses annuelles. Cette année, la facture semble bien lourde, puisque les prix de la plupart des produits ont doublé. « Aujourd’hui, tout est cher, on se trouve obligé d’éviter certains produits », se plaint Ebtissam, mère de cinq enfants. Cette femme fait partie de ces nombreux clients qui envisagent d’éliminer certains produits de leur liste de course. « Notre budget ne peut pas supporter les prix des noix et des fruits secs. Cette année, on va se contenter d’acheter les produits de base ainsi que les dattes », souligne-t-elle. Cette année, les dattes sont vendues entre 15 et 30 L.E. le kilo, un prix que les clients estiment acceptable.
Les qatayef et la konafa, les stars du Ramadan
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Si le commerce des lanternes disparaît au premier jour du Ramadan, celui des pâtisseries orientales prend le dessus. Les stars du mois du Ramadan sont les qatayef et la konafa (cheveu d’ange), si convoités et prisés par les jeûneurs. Tous les jours, les gens font une queue interminable devant les vendeurs occasionnels de qatayef et de konafa dont la consommation bat tous les records. Les gérants des desserts, des fast-foods, et parfois même d’autres produits, s’improvisent donc, l’espace d’un mois, en vendeurs de qatayef, de konafa et autres pâtisseries orientales.
Les commerces se reconvertissent, fidèles à leurs habitudes. Cela fait des dizaines d’années que hadj Gamal vend des qatayef et de la konafa au marché de Taht Al-Rabea. Il a pu, au fil des ans, s’attirer une large clientèle. Il se réveille très tôt le matin pour préparer sa marchandise très appréciée par un bon nombre de personnes. Son âge avancé l’aide à élargir le nombre de ses fidèles clients qui lui font confiance du fait de sa grande expérience. « Cet homme est exceptionnel, et ses qatayef et konafa sont délicieuses. Quand je n’en trouve pas ici, je préfère ne pas acheter du tout », lance une jeune fonctionnaire.
Dans 30 jours, ces pâtisseries, voire tout le marché, vont disparaître. La rue reprendra son allure habituelle, la joie n’aura duré que le temps d’une bougie qui se consume à l’intérieur d’un fanous.
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