Bein al-sarayat, situé en face de l’Université du Caire, l’endroit connaît un va-et-vient incessant et l’affluence est à son comble dans les kiosques et papeteries du quartier. L’année universitaire touche à sa fin et avec elle le calvaire de tous les ans. Qui dit examens, dit fiches de révision finale et cours particuliers intensifs. « Tout est là : résumés, polycopiés, essais, dissertation. La réussite est à la portée de tous. Des offres de réduction : achète une fiche et tu auras une autre gratuite ». Les promotions de vente affichées sur les murs des échoppes et des papeteries juxtaposées les unes aux autres sont significatives. Des milliers d’étudiants de l’Université du Caire, notamment ceux des facultés de commerce, droit, lettres et Dar Al-Oloum se précipitent pour acheter des mémo-fiches. Ces dernières sont imprimées et vendues discrètement comme s’il s’agissait de produits illégaux, créant ainsi un marché noir qui réalise de gros gains. Le système est le suivant : des papeteries particulières qui se sont spécialisées dans la vente des fiches de cours d’une faculté particulière. Certaines écoulent les résumés des cours de commerce: économie, gestion, comptabilité et finances, et d’autres vendent les abrégés de cours de littérature, une troisième catégorie s’occupe des sciences humaines, etc.
En période de révision, les polycopiés et les cours intensifs sont très demandés.
(Photo : Ahmad Abdel-Razeq)
« C’est la loi de l’offre et de la demande. Et tout se vend très bien. Dès la rentrée, les étudiants s’en procurent, mais le gros des ventes s’effectue à la mi-avril. On en vend même jusqu’à la veille des examens », lance Adel, responsable d’une librairie à quelques pas de l’Université du Caire, tout en vantant les avantages de ses fiches qu’il considère comme une garantie de réussite pour les étudiants qui cherchent des informations simples et succinctes. « Les livres sont inutiles, toujours condensés. Les étudiants n’arrivent pas à saisir leurs cours encombrants. Pourquoi donc recourir à un livre de 500 pages qui coûte cher, alors qu’il existe ce genre de fascicule ou aide-mémoire qui ne dépasse pas une cinquantaine de pages et dont le prix varie entre 30 et 40 L.E. ? », poursuit-il, tout en affirmant vouloir réduire la souffrance des étudiants car ces mémo-fiches ont sauvé à un bon nombre d’entre eux de l’échec. Adel compare son service à celui d’un étudiant brillant qui assiste au cours, fait de bonnes révisions et les vend à un autre qui est paresseux ou ne veut pas se casser la tête. Il dit que ce n’est pas une nouveauté et que cela est dû au système éducatif basé sur des programmes surchargés qui pousse les étudiants dès le primaire à recourir aux leçons particulières pour obtenir ces résumés et les apprendre par coeur. De plus, ces fiches sont rédigées par des professeurs universitaires, des assistants, ou de jeunes diplômés qui prévoient les questions qui vont être posées à l’examen.
La fin d’année, période florissante
Les réductions affichées sur les murs des échoppes et librairies sont significatives.
(Photo : Ahmad Abdel-Razeq)
C’est donc un vrai business. A Bein Al-Sarayat, les kiosques et les librairies multiplient leurs offres. Certaines papeteries tentent de casser les prix en faisant des réductions allant jusqu’à 50% pour les cours particuliers et les fiches de révision. D’autres proposent des « offres de groupe » : des étudiants qui ramènent leurs copains en échange d’une commission.
Un peu plus loin, des groupes d’étudiants font la queue devant une papeterie. A l’intérieur, se trouve un petit bureau sur lequel est rassemblé un tas de fiches de révision. Une femme est chargée de les distribuer et ramasser l’argent. Une fois l’opération terminée, un homme dirige les jeunes vers une salle pour y prendre place. En dix minutes, elle est archicomble. Puis le professeur fait irruption dans la salle et commence son cours. C’est Moustapha, un assistant à la faculté de commerce. Il enseigne l’économie et propose des cours intensifs jusqu’à la veille de l’examen. « Tous les ans, c’est le même rituel, des étudiants arrivent vers la fin avril paniqués par l’approche des épreuves. Dans ces cas-là, impossible de tout réviser en trois semaines. Nous essayons alors de revoir avec nos étudiants les points-clés du programme en leur donnant des fiches de révisions finales sous forme de questions et réponses modèles ».
Les cours particuliers ne se limitent pas aux élèves du bac, mais se rapportent aussi aux étudiants inscrits dans différentes facultés. (Photo : Ahmad Abdel-Razeq)
Mais qu’en pensent les étudiants? Reçoivent-ils une qualité d’enseignement adéquate ou se font-ils arnaquer? Nadim, étudiant en 3e année à la faculté de commerce, confie ne pas assister aux cours, car le nombre élevé d’étudiants présents dans les amphithéâtres l’empêche d’entendre le professeur. « Je suis plus à l’aise ici, je paye 80 L.E. par cours pour les leçons de finances et je peux revoir rapidement les chapitres essentiels. Je compte dans mes révisions sur ces fiches qui me livrent les grandes lignes dont j’ai besoin. Mais je dois tout de même acheter le livre de tel ou tel professeur chaque semestre. Je suis obligé de le faire, même si chaque année, le contenu de l’ouvrage est le même. Seule la couverture diffère, indiquant une nouvelle année universitaire », explique-t-il, tout en condamnant un tel comportement. Nadim précise qu’à l’intérieur du manuel se trouve une page où est inscrit le nom du professeur, de la faculté et un espace vide sur lequel l’étudiant doit mentionner son nom. C’est la preuve que l’étudiant n’a pas failli à la règle et qu’il peut compter sur l’indulgence de son professeur au cours de l’année.
Travail au noir et fraude
Et ce n’est pas que mémo-fiches ou résumés ! « Moi, j’ai versé de l’argent à l’une de ces papeteries pour me rédiger une dissertation », confie Samia tranquillement, comme si elle racontait une chose banale. Pour cette étudiante en 2e année de droit, il n’est pas question de passer des nuits blanches à se casser la tête quand elle peut claquer une cinquantaine de L.E. pour une dissertation sans déployer d’efforts. Sa demande est toujours la même: « Je suis débordée et je dois rendre un gros travail la semaine prochaine. Pouvez-vous rédiger et faire la recherche à ma place pour un travail donné ? En gros, faire le travail de A à Z ». Ceux qui prennent en charge ce travail en noir? Des étudiants plus âgés, plus expérimentés. Comme Rami, un étudiant en magistère qui rédige des dissertations aux étudiants contre de l’argent. Il n’hésite pas à dévoiler les dessous de son gagne-pain. Ses champs d’expertise sont nombreux. De l’économie aux sciences sociales, en passant par les finances, rien n’échappe à Rami qui peut rédiger en quelques heures un essai et ou une dissertation. Qui plus est, la pratique n’est pas secrète. Ses feuillets publicitaires incluant son adresse traînent dans les couloirs de la librairie. « Un étudiant pressé, paresseux ou cancre peut débourser jusqu’à 300 L.E. pour faire ses devoirs. Il est possible de faire un travail qui mérite une mention A, un autre un C-, afin que le professeur ne se doute de rien. Et c’est à l’étudiant de faire son choix », souligne-t-il. Idem pour Noha (évidemment un pseudonyme), une diplômée de la faculté des lettres qui offre ses services aux étudiants depuis deux ans. Elle affirme recevoir au moins 30 demandes par mois: différents travaux littéraires, résumés ou comptes rendus critiques de livres. « Durant la période des examens, j’en reçois une dizaine par semaine », dit Noha.
Corruption ou conséquence naturelle ?
Les kiosques spécialisés dans les photocopies et les papeteries de Bein Al-Sarayat ne sont pas les seules à opter pour cette activité au demeurant très lucrative. La même scène se déroule au quartier de Manchiyet Al-Sadr, situé à proximité de l’Université de Ain-Chams. Ayant bien compris le jeu, les propriétaires de ces commerces choisissent leurs places stratégiques pour vendre les fiches et les polycopiés au plus grand nombre d’étudiants.
Or, les résumés et les cours particuliers ne relèvent plus de la pédagogie. Ce ne sont qu’une forme vicieuse et viciée qui a dévoyé l’enseignement universitaire en Egypte. Il est à noter que ce phénomène, qui a pris au fil des ans des proportions démesurées, a attiré l’attention d’un metteur en scène qui a produit un feuilleton intitulé Bein Al-Sarayat et qui traite les coulisses de ce business. Et bien que Gaber Nassar, l’ex-président de l’Université du Caire, ait tenté tant bien que mal de faire la guerre à ces papeteries pour contrer leur influence, cela n’a guère enrayé leur expansion. « Ces papeteries génèrent sur les étudiants des effets pervers pires que la drogue. C’est pour cela que j’ai interdit au corps professoral d’avoir recours à ces fiches dans l’université. J’ai aussi sanctionné plusieurs étudiants et enseignants, pris en flagrant délit, en train de les distribuer ou de faire de la publicité pour les cours particuliers dans ces lieux », explique-t-il. Il dénonce « ce marché du moindre effort », qui n’est que le reflet d’une paresse intellectuelle flagrante des étudiants, toujours à la quête du facile pour obtenir leurs diplômes. Selon lui, il est temps que le Conseil Suprême des universités se penche sérieusement sur ce problème et préconise diverses stratégies pour combattre le fléau de ce commerce. Et ce, en provoquant une réforme en profondeur des méthodes d’enseignement et des examens.
Moins dure dans son jugement, Hanane, professeure de pédagogie, pense que ce phénomène est dû au système d’éducation qui s’est dégradé non seulement à cause de la corruption qui a frappé tous les secteurs, mais aussi à cause du manque de conscience de la part des professeurs. « Mais que peut-on attendre des professeurs qui touchent des salaires minables (ndrl: entre 2500 et 5500 L.E.) tout en faisant de la recherche, alors que cela coûte excessivement cher? Sans aucune gratification, leurs publications finissent par garnir les étagères. Et si, par malheur, l’un d’eux a vendu son livre plus que les autres ou bénéficie d’une bourse à l’étranger, il devient la brebis galeuse. Et ceux qui ne font pas d’affaires sur les bouquins ou les cours particuliers agissent comme des fonctionnaires qui attendent leurs salaires à la fin du mois », affirme-t-elle.
Cependant, certains professeurs ont une autre justification: « Comment des étudiants peuvent-ils saisir l’esprit et le style de leur enseignant s’ils n’achètent pas son livre? Ils sont encore peu expérimentés pour faire la différence entre un manuel de l’année en cours et celui de l’année précédente », réplique un professeur avec orgueil en précisant que la science est un savoir: il y a toujours du nouveau à rajouter et un excellent professeur se doit d’apporter le plus d’informations possibles à ses étudiants.
Une thèse de magistère à 50000 L.E. !
Mais, l’affaire ne se termine pas là. Les papeteries du quartier Bein Al-Sarayat n’hésitent pas à vendre des dissertations, mais écoulent également des thèses de magistère et de doctorat. Le marché est en vogue: « Votre magistère ou doctorat est plus facile que vous ne le pensez », tel est le texte d’une affiche posée discrètement dans un coin. Un jeune enseignant à l’université a accepté de nous parler à condition que son nom ne soit pas mentionné. Il dit avoir empoché beaucoup d’argent pour rédiger les thèses des autres. 50000 L.E. est le prix qu’il touche pour la rédaction d’un magistère. « Personne ne vous dira la vérité, mais je peux vous confier que l’enseignement est devenu un grand marché où tout s’achète, tout se vend. La corruption n’a pas épargné nos prestigieuses universités. Et cela ne fait qu’empirer chaque année », assure ce jeune enseignant. Et de conclure: « Comment pourrait-il en être autrement dans une société qui se drape dans l’égalitarisme mais invente le système D pour y échapper ». Un témoignage qui choque et reflète une réalité connue des enseignants universitaires : la tricherie existe bel et bien, sous différentes formes.
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