La scène est troublante. En s’approchant de l’hôtel Grand Continental, situé sur la place de l’Opéra au coeur du Caire khédivial, on voit qu’il est cerné par les forces de sécurité. Des ouvriers sont en train de démolir les étages supérieurs, alors que le va-et-vient est incessant dans les magasins qui occupent tout le rez-de-chaussée. Une situation d’autant plus étrange que ce vieil hôtel, fermé depuis 1983, devait à l’origine être restauré et non démoli. Les locataires des boutiques sont abasourdis par la décision de démolition, prise par le Conseil des ministres en 2016, car pour eux, cela signifie perdre leur seul gagne-pain. « On ne peut pas dire qu’on est surpris, puisque la société qui possède l’hôtel tente depuis des années de le démolir en avançant plusieurs prétextes. Cependant, nous sommes consternés, car la décision vient du Conseil des ministres, qui a ignoré toutes les décisions précédentes, à savoir restaurer le bâtiment et non pas le démolir », dit Hassan, locataire d’un magasin de vêtements en cuir. Ce dernier passe la nuit dans sa boutique depuis que les travaux de démolition ont commencé, craignant de rentrer chez lui et de constater le lendemain que sa boutique lui a été confisquée.

Les travaux de démolition du Grand Continental ont déjà commencé suite à une décision du Conseil des ministres.
(Photo :Ahmad Hachem)
Hassan n’est pas le seul à s’inquiéter. Beaucoup de personnes qui travaillent dans les 244 magasins et 302 ateliers, ou les louent, ont la peur au ventre. Des centaines de familles en dépendent. Les boutiques occupent tout le rez-de-chaussée de l’hôtel, qui s’étend sur une surface de plus de 10 000 m2. En forme de H, l’hôtel donne sur la rue du 26 Juillet et la rue Adli, tandis que sa façade se dresse à la place de l’Opéra. Les ateliers sont, eux, installés aux étages supérieurs, dans les chambres de l’hôtel. La majorité des propriétaires et locataires sont là depuis les années 1950 et leur commerce est basé essentiellement sur la vente de vêtements et de tissus. « Dans tous les pays du monde, lorsqu’on loue un magasin durant plus de 50 ans, on en devient le propriétaire », dit Magdi, qui loue une boutique depuis plus de 60 ans contre une somme de 584 L.E. par mois. Aujourd’hui, ces commerçants attendent qu’on leur demande de quitter les lieux ou qu’on les oblige à le faire à cause des travaux de démolition. Hatem pointe du doigt les climatiseurs endommagés par les jets de pierres qui tombent des étages supérieurs. « Que la décision soit justifiée ou pas, est-il légal de démolir un bâtiment avant de le vider de ses occupants ? », se demandent Hatem et les autres. D’après eux, cela prouve la mauvaise intention de la société, qui a vite fait d’exécuter l’ordre de démolition, empêchant du coup les locataires des magasins, qui ont en leur possession des documents juridiques, de s’opposer à cette démolition.
Une polémique qui ne date pas d’hier

Avec la démolition de l'hôtel, les commerçants ont peur de perdre leur gagne-pain. Près de 5 000 familles sont menacées.
(Photo :Ahmad Hachem)
La polémique autour de cet hôtel historique a commencé dans les années 1980, particulièrement après sa fermeture en 1983. Depuis cette époque, EGHOTH, la société publique qui a racheté l’hôtel a déclaré à plusieurs reprises vouloir le restaurer, mais a soudain changé d’avis, décidant de construire un nouvel hôtel, plus moderne. Au fil de ses années, les propriétaires des magasins ont lutté contre toute décision de démolition, en entretenant des dialogues avec les responsables de la société et ceux de la municipalité ou en intentant des procès. Magdi fait partie de la première génération à avoir loué un magasin en 1952. Aujourd’hui, il se tient devant son magasin, l’air triste et s’attendant à tout moment à ce qu’on le chasse. Comme d’autres, il a recouvert ses vitrines et sa marchandise avec du plastique pour les protéger de la poussière. Le silence règne et les policiers se tiennent tout près pour contrôler la situation. Certains clients osent encore pénétrer au sein de l’hôtel, mais certains partent en courant après avoir entendu le bruit d’une grosse pierre qui tombe.

Le passage commercial « Al-Continental », qui relie les deux côtés de l'hôtel, va prochainement disparaître.
(Photo :Ahmad Hachem)
L’hôtel Grand Continental avait été spécialement construit il y a près de 100 ans pour accueillir les invités de la cérémonie d’inauguration du Canal de Suez. Il fut également un lieu de rencontre des présidents, des rois et des princes. Le roi Farouq y possédait une suite en son nom. Tout au long de son histoire, le Grand Continental a reçu les célébrités du monde entier, et ce, jusqu’à sa fermeture en 1983. « Le bâtiment est en parfait état, la preuve est que depuis trois semaines, les ouvriers peinent à démolir le mur du dernier étage. Les pierres avec lesquelles l’hôtel a été construit mesurent entre 60 et 70 cm, et donc elles sont difficiles à casser », dit Magdi, qui ajoute que l’idée de restauration n’était qu’un prétexte pour démolir l’hôtel, le vendre pour une somme colossale à un investisseur, et ce, sans tenir compte des gens qui y travaillent et de leurs familles. Rumeur ou réalité, c’est la version que l’on entend sur toutes les bouches. « Depuis plus de 30 ans, on a tout fait pour maintenir en état ce bâtiment, mais en vain », dit Ossama, l’un des propriétaires, en expliquant que parmi les astuces utilisées, on laissait exprès couler l’eau durant des jours pour provoquer des moisissures sur les murs et que le soir, l’eau des égouts inondait les magasins. Les coupures d’eau et d’électricité étaient devenues courantes.
Une aubaine pour les investisseurs

La vue devant l'hôtel est bouchée par les policiers et les barrières.
(Photo :Ahmad Hachem)
Les responsables d’EGHOTH, eux, ne nient pas leur intention de négocier avec des investisseurs étrangers afin de vendre le nouvel hôtel, une fois reconstruit. Cependant, d’après leurs propos, cela ne doit guère inquiéter les propriétaires des magasins, car ceux-ci vont être indemnisés. « Le bâtiment représente un grand danger aussi bien pour les locataires des magasins que pour leurs clients. Alors, il fallait tout de suite appliquer la décision du Conseil des ministres prise en 2016, afin d’éviter une catastrophe. Le nouveau projet aura le même caractère architectural que l’ancien », avait déclaré aux médias la directrice d’EGHOTH. Des déclarations qui n’ont pas convaincu les propriétaires des magasins, qui doutent encore et disent que si l’intention de la société était de restaurer et de protéger le bâtiment, la direction aurait pu mettre en application la précédente décision, qui était de démolir seulement les chambres se trouvant au dernier étage, ce qui n’a pas été fait. D’après Ossama Farid, propriétaire de magasin lui aussi, ce n’est pas la première fois que les commerçants se sentent menacés. Cela fait des années que cette situation persiste, car plusieurs mesures ont, selon eux, été prises contre eux de manière indirecte. Il explique : « La société qui possède l’hôtel a installé des barreaux en fer forgé et le trottoir s’est trouvé séparé de la rue. Du coup, les clients ne pouvaient pas y accéder. Puis, la rue, qui était à double sens, ne l’est plus. Et pendant la révolution, la rue a été complètement fermée. On a beaucoup souffert, mais cette fois, ils veulent se débarrasser complètement de nous ».
Indemnisations insuffisantes
C’est en 1985 que le conflit a commencé, lorsque la municipalité du quartier de Abdine a pris la décision, jamais appliquée par la suite, de démolir les chambres du dernier étage de l’hôtel. En l’an 2000, le tribunal a jugé nécessaire la démolition des chambres dont les plafonds se sont effondrés aux 4e et dernier étages. Entre 2002 et 2016, d’autres jugements ont interdit la démolition du bâtiment, jusqu’à cette dernière décision du Conseil des ministres, qui l’autorise. « C’est illégal, et on va aller jusqu’au bout pour protéger notre gagne-pain », déclare Hatem. En effet, la décision approuvant la démolition de l’hôtel exige aussi de tenir compte de la loi qui organise la relation avec les propriétaires et locataires, de vider complètement le bâtiment avant de commencer les travaux de démolition et d’indemniser les commerçants.
Hatem dit que la société a proposé des indemnisations qui, toutefois, ne sont pas assez élevées ni pour compenser toutes les pertes, ni pour couvrir le coût de magasins situés dans des endroits où le prix du m2 peut dépasser les 100 000 L.E. « Ce que l’on veut réellement, c’est un contrat qui nous garantisse de nouveaux magasins avec les mêmes superficies, une fois les travaux de reconstruction achevés. De plus, les propriétaires et les ouvriers demandent à être indemnisés durant cette période pour pouvoir subvenir à leurs besoins », dit Ossama, en affirmant que ce cas est identique à celui de Maspero, où les gens ont été indemnisés de manière satisfaisante, ce qui a évité bien des confrontations. Le seul moyen de résistance pour les propriétaires et locataires des magasins est donc le tribunal. En effet, tous possèdent les documents des précédents jugements qui interdisaient la démolition de l’hôtel. Un dernier procès est actuellement en cours. Le jugement était prévu pour le 17 février, mais a été reporté à la mi-mars. D’ici là, le bâtiment sera détruit, laissant les commerçants face à un avenir incertain .
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