Au sein du centre de jeunesse du quartier de Maadi, des footballeurs sont en plein entraînement et se donnent à fond. Avec leurs tee-shirts et leurs baskets, ils sont comme tous les autres. A une exception près : ils s’aident de leurs deux béquilles, car ils sont unijambistes. Mahmoud Abdo court à vive allure sur le terrain, et se dispute sérieusement le ballon. Son adversaire le bouscule. Il trébuche, résiste et passe adroitement la balle à son coéquipier déporté sur l’aile gauche. A une touche de balle, celui-ci la lui remet.
En un éclair, il marque le premier but de la partie. Le buteur jubile en frappant ses deux béquilles en l’air. Une seule jambe pour marquer ? Pas de souci. La tension ne cesse de monter. Les esprits s’échauffent et les supporters sont surexcités. La plupart d’eux n’ont jamais vu de footballeurs dribblant, jonglant et marquant des buts tout en étant unijambistes et utilisant des béquilles ou en n’ayant qu’un bras. La foule ne semble pas croire ce qu’elle voit. En quelques minutes, ces joueurs amputés en action ont capté l’attention du public par leur prouesse, leur agilité et leur sacrée vitesse d’exécution. « Le handicap n’est pas un handicap, puisqu’il ne rend pas incapable. Tout est possible. Tant qu’on croit en soi-même et en ses capacités à faire ce qu’on veut vraiment … il suffit d’essayer et de continuer d’essayer … jusqu’à ce qu’on y arrive », lance Mahmoud Abdo, fondateur de l’équipe.
Il a perdu sa jambe à l’âge de 6 ans suite à un accident, mais cela ne l’a pas empêché de vivre une vie normale, de jouer au football et de faire preuve d’un sacré talent. « J’ai grandi avec mon handicap et le sentiment amer d’avoir quelque chose qui manque », se rappelle ce jeune combattant de 28 ans, qui a subi 9 interventions chirurgicales. Mais Abdo a refusé de se laisser abattre par son handicap. Ce n’était pas la fin pour lui, mais plutôt le début d’une autre histoire. Après beaucoup d’entraînement, il a fini par faire de son handicap une force. « D’abord, il a fallu trouver un équilibre particulier, et ça n’a pas été facile. J’ai développé une grande force avec mes bras. Quant à mes béquilles, elles font partie de moi, c’est tout », dit-il.

(Photo :Moustapha Emeira)
Ses paroles et sa façon d’être impressionnent beaucoup. On se retrouve ému non pas à cause de sa situation, mais plutôt car il nous fait sentir notre faiblesse, sinon notre fragilité. « Déjà, il faut accepter son statut … Moi, j’ai eu de la chance de l’avoir vite fait, de m’accepter, de m’habituer, voire d’être libéré de mon handicap par l’amour du football », explique-t-il. Et d’ajouter que le fait d’être sourd n’a pas empêché Beethoven de devenir un compositeur de génie, et la tétraplégie n’a pas empêché Stephen Hawking, non plus, de devenir un grand physicien et cosmologiste. Les handicapés n’existent pas, dit-on, il s’agit plutôt de personnes en situation de handicap. Ce sont les conditions qui les entourent qui constituent un obstacle quant à leur adaptation à la vie de tous les jours.
Une photo et des portes qui s’ouvrent
Titulaire d’une licence en droit, Mahmoud travaille comme avocat et aussi vendeur dans un magasin de prêt-à-porter. Cependant, tout a commencé lorsque sa photo a fait le tour du pays et des réseaux sociaux. C’était lors du match qui a assuré à l’Egypte la qualification de l’équipe égyptienne pour la Coupe du monde de football 2018. On le voit prenant appui sur ses béquilles, la tête près du sol, la jambe en l’air. Ainsi, Mahmoud Abdo est devenu tout d’un coup célèbre. Aujourd’hui, et pour la première fois de sa vie, les projecteurs sont braqués sur lui ! Les médias lui tendent les micros l’appelant le « danseur avec béquilles ». Depuis, un nouvel horizon s’est ouvert à lui.
Même la FIFA a fait de cette photo un symbole d’espoir et de volonté. Et ce n’est pas tout, un homme d’affaires saoudien lui a promis de lui payer le voyage en Russie.

Les joueurs de champ n’ont qu’une seule jambe et les gardiens de but n’ont qu’une seule main.
(Photo :Moustapha Emeira)
Et le plus important est que Yousri Mohamad, coach au club Ahli, l’a appelé pour l’entraîner au football freestyle, un mélange d’acrobatie et de gymnastique avec un ballon. Mais Mahmoud lui a dit qu’il avait un autre rêve, celui de devenir un véritable joueur de foot, pas seulement un joueur de freestyle talentueux. Il a commencé donc par rassembler tous ses amis amputés et leur a proposé de former une équipe de football unijambiste. Il a aussi créé une page sur Facebook pour sensibiliser les handicapés à pratiquer le football et à former de vraies équipes.
Le football pour amputés est une discipline qui existe depuis bien longtemps. Toutefois, celle-ci reste inconnue du public. Il a été officiellement lancé à Seattle en 1985 par une Américaine, Dee Malchow, elle-même amputée à l’âge de 19 ans. Bien qu’étant encore à ses débuts, le football pour amputés s’est largement développé durant ces dernières années, dans plusieurs pays du monde entier avec des équipes de mieux en mieux entraînées, de plus en plus performantes. Des compétitions sont organisées régulièrement confrontant les meilleures équipes, au niveau européen et au niveau international. Il est à signaler qu’un match de foot pour amputés se dispute sur un terrain de 70 x 60 mètres. Ensuite, sa durée est déterminée à 25 minutes pour chacune des 2 périodes. Une équipe est constituée de 7 joueurs. Les joueurs de champ peuvent avoir deux mains, mais une seule jambe, et les gardiens de but deux jambes, mais une seule main. Concernant les règles du jeu, elles sont semblables à celles du football conventionnel, excepté quelques modifications : la seule partie du corps pouvant volontairement déplacer ou contrôler le ballon est ainsi la jambe valide, la béquille étant considérée comme une main.

Mahmoud Abdo, surnommé le danseur avec béquilles, est le fondateur de l’équipe intitulée « Miracle Team ».
(Photo :Moustapha Emeira)
Le contact du ballon sur la béquille est toutefois toléré s’il est involontaire. De même, les hors-jeu n’existent pas, et les gardiens ne sont pas autorisés à sortir de leur surface, sous peine de penalty. Il est également interdit de frapper un adversaire avec sa canne, sous peine de carton rouge et de penalty. Les joueurs doivent se munir des cannes anglaises et de protège-tibias comme seul équipement, car les béquilles en bois sont trop dangereuses. En cas de rupture, elles peuvent partir en éclats. Du grand art Sur le terrain, les joueurs courent dans tous les sens, montrant qu’ils peuvent très bien se débrouiller au football avec un seul pied et des béquilles. Contrôle, crochet et un tir de l’extérieur qui n’a laissé aucune chance au gardien. Du grand art. Yousri les encourage, les yeux rivés sur le ballon. Veste en jean, fiches à la main, il est le coach de l’équipe intitulée « Miracle Team ». Il avoue avoir été surpris par la détermination de ces footballeurs ainsi que par leur niveau de jeu impressionnant.

Après beaucoup d’entraînement, la « Miracle Team » a fini par faire de son handicap une force.
(Photo :Moustapha Emeira)
« Devenir footballeur lorsqu’on est unijambiste ressemble à une prouesse étrange. A saluer au moins deux fois : pour le parcours du combattant, pour l’invention d’une virtuosité inconnue au bataillon des gestes, alors que d’autres joueurs galèrent avec leurs deux pieds. Ces jeunes passionnés de foot risquent de bouleverser votre vision du football », explique-t-il. Or, former une équipe composée uniquement d’unijambistes s’avère un challenge et un véritable exploit. Car non seulement il est très difficile de trouver les joueurs, mais aussi il est encore plus difficile de trouver des sponsors, un terrain et des béquilles adaptés à cette pratique. « Il faut sensibiliser le public, changer son opinion sur le handicap et lui montrer que les handicapés sont des joueurs de football comme les autres, qui peuvent faire un spectacle tout aussi glorieux que les joueurs qu’on a l’habitude de voir », souligne-t-il. « Notre premier objectif est de créer un lien social, un lien avec le public, qu’il découvre l’Autre, la différence. Notre second objectif est de donner aux personnes en situation de handicap la possibilité de pratiquer une activité, un sport », poursuit le coach Yousri.
D’ailleurs, ces passionnés de football qui n’ont qu’une jambe s’attirent de plus en plus et se regroupent en équipe pour vivre des moments de joie. Ils ne cessent d’évoluer ensemble, créant un vrai esprit de groupe. La plupart d’eux étant originaires des quatre coins du pays, les repères entre les joueurs ne s’en trouvent guère facilités. « Pour notre sport, tout ce qu’il nous faut, c’est un espace ouvert, un ballon et des béquilles. Chacun s’entraîne dur de son côté. Quand on se voit, en moyenne deux fois par semaine, on prend un plaisir monstrueux à évoluer ensemble et l’on veut donner le maximum », assure Abdel-Rahmane, un Alexandrin de 25 ans.
Changer les mentalités
La vie de ce jeune technicien a été bouleversée après un grave accident de la route. Mais il ne se laissait pas abattre. Il a transféré toutes ses frustrations et son énergie dans le domaine du sport, qui lui a été d’une aide inestimable. « Avec de la volonté, rien n’est impossible. Suis tes rêves, aie confiance en toi. Sinon, tu n’y arriveras jamais », tel est le message d’espoir qu’il tente de véhiculer. Abdel-Rahmane raconte que grâce au Facebook, il a pu faire la connaissance de Mahmoud Abdo pour joindre son équipe. Pour lui, le principal problème est le fait de trouver chaque fois une place pour s’entraîner. Ouvrir les associations et les clubs sportifs à des personnes diversement handicapées est un objectif difficile à atteindre tant que les mentalités ne changeront pas. « Il faut absolument que les mentalités changent. On continue encore en Egypte à regarder les personnes en situation de handicap autrement. Dans la rue, au marché et partout, on a tendance à concentrer son regard sur son fauteuil roulant ou sur sa prothèse auditive, etc. On est incapable d’accepter la différence et d’apprendre comment agir avec ces gens », affirme Moustapha Mohamad, un footballeur unijambiste qui a déjà remporté des médailles en natation et handball.
« Ça fait longtemps que je joue et que je suis confronté à la stigmatisation du handicap. C’est toujours la même histoire. Mais cela n’empêche pas que nous sommes des joueurs avant d’être des handicapés, ce que certains parfois oublient », assène-t-il, tout en faisant allusion à l’équipe nationale des sourds-muets, classée troisième sur le plan mondial, alors que personne ne s’en rend compte et aucun soutien ne leur est accordé. Tous ont de différentes histoires, mais ayant un seul rêve : le ballon rond.
Ces jeunes footballeurs, en quête de respect et de reconnaissance, veulent former une fédération nationale, monter des équipes et créer une ligue qui pourrait organiser des matchs à travers tout le pays. Et malgré les difficultés qu’ils affrontent, cela n’entame en rien leur enthousiasme et leur volonté. Ils continuent de pratiquer leur sport en respectant les règles imposées par la Fédération mondiale de football pour personnes amputées. Avec plus d’une quarantaine d’autres pays, ils participeront à la Coupe du monde de football pour personnes amputées en octobre 2018. Farès, 14 ans, est le plus petit joueur de la « Miracle Team ». Avec son sourire radieux, il ne cesse d’irradier l’enthousiasme. Son rêve est de gravir les échelons de son sport et d’en atteindre les plus hauts niveaux. « Jouer au foot, pour moi, c’est se sentir vivant », conclut-il
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