« Combien d’entre vous voudraient écouter une belle histoire … ? », lance à haute voix Haïtham Abd-Rabbo aux enfants du village de Arab Chams, situé au gouvernorat de Charqiya. « Moi … moi … et moi … », répondent-ils avec enthousiasme. Ce visage familier qui parcourt les villages lointains, avec sa célèbre voiture qu’on appelle Arabiyet Al-Hawadit, les enfants l’attendent de pied ferme, impatients d’écouter ses histoires. Sous une chaleur accablante, les gamins guettent l’arrivée de cette bibliothèque ambulante et font la queue pour avoir de nouveaux bouquins. Dès qu’ils voient Haïtham, ils crient en choeur: « L’homme qui distribue les livres est arrivé ».
Chaque livre est un monde à part plein d’imagination.
En plein milieu des champs, ces enfants âgés de 6 à 13 ans forment un cercle autour de lui. Ils prennent place sur le sol. Sages comme des images, ils sont prêts à rester des heures à écouter ce conteur qui leur raconte de belles histoires. « Ouvrez vos oreilles et écoutez attentivement », lâche Haïtham, en esquissant un petit sourire avant de commencer à lire le conte. « Il était une fois une mère qui a mis au monde un enfant terrible qui parlait déjà dans son ventre. Ce dernier sera séparé de sa mère que l’on n’arrivera plus à retrouver », dit-il. « Où est la mère? Mais où est la mère? », s’interrogent les enfants. Quelques années plus tard, la mère prendra en second époux un pauvre paysan et mettra au monde un deuxième « enfant terrible ». Il aura la tâche de combattre les animaux et de les chasser tous du village. Ces derniers en ont créé un nouveau. Il sera divisé en deux, un côté pour les animaux de grosse taille et un autre pour les petits.
Mais un jour, la guerre a éclaté entre eux. Pour se protéger, les petits animaux ont dû creuser des trous sous terre pour avoir la vie sauve. Le conte se termine par une leçon de morale : « le triomphe du bien contre le mal ». Tous ébahis du voyage qu’ils viennent de faire avec leur conteur passionné, les petits bouts de choux applaudissent généreusement. « Il n’y a rien de mieux au monde que de voir les visages des enfants souriants en découvrant ces trésors colorés », explique Haïtham.
Lorsqu’on le questionne sur ce que le conte apporte aux enfants, il répond : « Le conte les fait rêver et capte leur attention. Il leur apprend les valeurs humaines et les métaphores. Il leur permet d’avoir un regard parallèle sur le monde à la fois imaginaire et réel et leur donne des perspectives dans la vie. Bref, les contes sont créés pour aider les enfants à s’affirmer, à trouver leur identité, enfin à devenir adultes ».
En fait, l’histoire a commencé il y a trois ans, quand un jour Haïtham Abd-Rabbo, professeur d’anglais, attendait sa fille dans sa voiture. Il était en train de feuilleter un magazine pour enfants, quand une petite fille s’est approchée de lui et lui a demandé ce que c’était.
Il lui a expliqué que ce magazine est destiné aux enfants et lui en a offert un. Au comble du bonheur, la petite fille a raconté sa belle rencontre à toutes ses copines, et le magazine est passé de main en main. Le lendemain, de nombreux enfants l’attendaient au même endroit pour avoir des magazines eux aussi. Depuis, l’idée a trotté dans son esprit et il a décidé d’aiguiser le goût de la lecture chez les petits, notamment en leur lisant des contes. Il a fait le tour des villages défavorisés et des bidonvilles, là où les besoins se font le plus sentir. Et ce, pour distribuer gratuitement des livres de contes aux enfants, afin de les encourager à la lecture. « Il faut ramener des livres partout où il y a des enfants qui en sont privés », dit Haïtham, qui adore raconter les histoires. Lors de ses études, Abd-Rabbo, originaire du gouvernorat de Charqiya, au nord-est de l’Egypte, a vu la différence entre la bibliothèque de la ville de Faqqous, et celles des écoles de son petit village qui étaient presque vides. Il nous raconte les débuts de son initiative avec passion et comment il a décidé de mobiliser le trésor laissé par sa grand-mère: des réserves de contes traditionnels. A propos de sa grand-mère, Haïtham se souvient: « C’était comme un rite, on s’emmitouflait comme des sardines autour d’elle, sous les couvertures, elle était au centre et nous racontait des histoires jusqu’à ce que l’on s’endorme ».
Développer l’imagination
Galset Hakey, initiée par Haïtham Abd-Rabbo il y a trois ans, plaît aux enfants de tous les âges.
Mais une question s’impose: le conte a-t-il toujours sa place au sein de la famille égyptienne? Difficile à dire, car ce que nous constatons, c’est que le temps de lire des histoires au moment d’aller se coucher est bel et bien révolu. Peut-on dire que les enfants d’aujourd’hui ne s’intéressent plus aux contes? « Le conte du soir est pour chacun de nous un souvenir bien ancré dans nos têtes. Nous nous souvenons tous des histoires que nous racontaient nos mères et nos grands-mères et qui nous ont tant fait rêver. Pourquoi ne pas transmettre ce patrimoine culturel à nos enfants, afin que cette magie du soir ne disparaisse pas à jamais. Malheureusement aujourd’hui, les mères ne font plus l’effort de lire les contes à leurs enfants qui, eux-mêmes, ont des problèmes de lecture », souligne-t-il, tout en ajoutant que plusieurs facteurs socioéconomiques empêchent les parents de prendre le temps de s’attarder le soir auprès de leurs enfants, afin de leur narrer des histoires de jadis. « Je rentre tard et avec toutes mes obligations, j’ai du mal à tenir le coup. Donc, je ne peux pas raconter des histoires à mes deux enfants de 4 et 6 ans. De plus, il est difficile de trouver une histoire qui capte leur attention », nous déclare Rania, médecin.
C’est le cas de toutes les mamans qui travaillent et qui ont peu de temps à consacrer à leurs enfants. Raison pour laquelle Haïtham Abd-Rabbo a essayé de faire tous les efforts possibles pour remédier à ce problème. Transmettre le goût et l’amour de la lecture à l’enfant dès son jeune âge, jusqu’à ce que cela devienne une habitude, tel est l’objectif de son projet. « Lire une histoire à un enfant, c’est l’ouvrir au monde merveilleux des mots et des idées, c’est booster son imagination et lui donner le goût de la lecture », affirme-t-il. Fort de ce constat, Haïtham voyage, tous les mois, transportant des livres dans sa voiture et se rendant d’un village à l’autre pour apporter de la joie aux enfants à travers les contes.
Quelques-uns des anciens élèves de ce professeur, convaincus par sa pédagogie et sa passion pour l’enseignement, l’ont rejoint, et c’est ainsi qu’ils ont créé le projet Arabiyet Al-Hawadit. Grâce à cette bibliothèque mobile, ils ont distribué près de 120000 livres de contes dans les 70 villages et bourgs dans différents gouvernorats, à savoir Charqiya, Assiout, Minya, Sohag et Assouan. « Les livres ont été sélectionnés pour des enfants de tous les âges. Quant au choix, il n’a pas été fait au hasard », précise Dr Mohamad Al-Qarnawi, jeune médecin et membre du projet Arabiyet Al-Hawadit.
S’ouvrir aux autres
Le conte fait rêver, il capte l’attention des enfants.
A travers les contes, Haïtham et son équipe essaient de faire un flash-back sur les récits des ancêtres, les histoires d’Abou-Zeid Al-Hilali, Shéhérazade, Al-Chater Hassan et Ali Baba et les 40 voleurs, ou encore les histoires racontées par Safiya Al-Mohandès, Baba Charou et Abla Fadila dans les années 1960 à la Radio égyptienne et tant d’autres. Cependant, Dr Al-Qarnawi pense que le fait de narrer aux enfants en bas âge des contes n’est pas du tout facile. Car il faut connaître parfaitement la psychologie de l’enfant et savoir comment se comporter avec lui. « Haïtham conçoit ses séances de contes avec les enfants comme des moments de complicité et de partage. Tout son travail est basé sur le plaisir : plaisir de jouer avec les mots, plaisir d’imaginer ensemble », souligne Al-Qarnawi. Tel est le mot-clé de la réussite de Haïtham, le conteur. Il sait stimuler l’imagination des enfants et les tenir en haleine.
La scène se déroule dans une école primaire située à Kafr Al-Hout au gouvernorat de Charqiya. Aya Harb, membre du projet, distribue aux enfants le conte du mois. « Ouvrez la page 2 ... 7 ... 10 », lance Aya, qui commence à lire l’histoire de Goha et son âne. Elle tourne les pages devant le regard curieux des enfants, pour leur plus grand plaisir comme pour le sien. Elle raconte son histoire en posant des questions à ses jeunes auditeurs. Une méthode qui permet de susciter leur curiosité et de les faire participer à cette séance de lecture. « Cette technique encourage les enfants à s’exprimer et à retenir des détails importants de l’histoire », poursuit-elle.
Arabiyet Al-Hawadit a distribué environ 120 000 livres dans des villages lointains dans différents gouvernorats.
« Une autre histoire ! », réclame un enfant, insatiable, lorsque Aya referme la couverture du livre qu’elle vient de lire. A chaque séance, un temps est prévu pour que les enfants participent activement (en rejouant l’histoire…). Ils ont aussi la possibilité de manipuler les personnages du conte car ceux-ci sont dessinés et découpés au cours des séances, ce qui aide les enfants à devenir des acteurs du conte. « On a appris beaucoup de choses qui resteront gravées dans notre mémoire », confie Safiya, une fille de 10 ans qui ne sait pas bien lire seule, mais qui aime beaucoup les contes merveilleux et les histoires d’animaux. Et comme tous les enfants, elle attend toujours impatiemment que le méchant perde et que le héros surmonte les épreuves.
Partout où elle est passée, Arabiyet Al-Hawadit a suscité un engouement et un vif intérêt chez les enfants. Toutefois, cette initiative basée sur les efforts personnels s’est vite fait connaître et Abd-Rabbo a reçu des dons: des livres pour enfants de la part de quelques librairies basées au Caire, convaincues de l’efficacité du projet. En outre, le bibliobus de l’Institut allemand, Goethe, a fait quelques sorties dans les villages avec ce conteur. Le comble est que le ministère de la Culture a refusé de lui donner des livres parce qu’il ne représente pas d'entité légale, comme l’est une association caritative. Par ailleurs, Haïtham et ses élèves ont créé, sur les réseaux sociaux, une page intitulée « Arabiyet Al-Hawadit » où ils annoncent tous les événements culturels qu’ils proposent. Pour le moment, Haïtham Abd-Rabbo et son groupe de volontaires continuent leur action malgré l’augmentation des prix des livres et du carburant. Il leur est arrivé parfois d’arrêter leurs voyages faute de moyens.
Mais leur grand exploit c’est de pouvoir continuer et de ne pas baisser les bras. « Pour arriver à faire des citoyens instruits et cultivés, maîtrisant le savoir et la science, il ne peut y avoir de meilleures voies pour l’acquisition des connaissances que celles offertes par le livre. Car la lecture, c’est s’ouvrir sur les autres », conclut Haïtham, déjà affairé à répondre aux questions des parents sur le choix des contes pour leurs enfants .
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