Des youyous stridents accueillent les passants dans une ambiance festive. On aurait dit un mariage. Il n’en est point. C’est le moment de la récolte du coton. Tôt le matin, dans les villages où a lieu la cueillette durant les mois de septembre, d’octobre et de novembre, on peut entendre les villageois fredonner la chanson de la diva Oum Kalsoum datant des années 1940 : « Les fleurs s’ouvrent ... Récoltez-les ... C’est notre seul moyen de subsister ... Enrichissant le pays ... augmentant les revenus ... couleur blanche apportant l’espoir … ».
Nous sommes au gouvernorat de Kafr Al-Cheikh, situé à 200 km du Caire, (où la production du coton est la plus élevée). Sur le bord de l’autoroute, une foule de cueilleurs attend les microbus qui doivent les déposer dans les champs. A perte de vue, ce ne sont que des flocons blancs et de petites têtes multicolores des villageois, notamment des femmes, venues en grand nombre. De jeunes hommes et même des enfants qui ne vont pas à l’école participent à la cueillette du coton. « Il y a quelques années, il n’y avait pas autant de cueilleurs et les enfants ne participaient pas à la récolte du coton car la production avait diminué, ce qui n’est pas le cas cette année », note Ahmad Messelhi, président du village Nemret Al-Bassal, situé à Kafr Al-Cheikh.
Chaque cueilleur porte autour du cou une sangle à laquelle est attaché un sac dont l’ouverture arrive au niveau de la poitrine alors que le fond touche presque le sol. Chaque paysan a, à sa disposition, un énorme panier dans lequel il va déverser le coton cueilli, une fois son sac plein. Ces paniers sont transportés dans un hangar où ils seront stockés. Une journée ordinaire de cueillette permet de récolter entre 180 et 300 kilos de coton, soit entre 600 à 1 000 sacs bien remplis. A chacun son rythme. Certains, plus doués que les autres, parviennent à cueillir un maximum de flocons en un temps record, tandis que d’autres peinent à atteindre le poids moyen. Fattouma a la réputation d’être la meilleure cueilleuse de coton à Nemret Al-Bassal. Elle est capable de cueillir des deux mains les fleurs de coton à une vitesse stupéfiante au point d’atteindre un poids record.
Portant une galabiya grise et un turban blanc, hadj Mahmoud Chahine sourit quand on lui demande depuis quand il cultive le coton : « J’ai 74 ans et depuis l’âge de 7 ans, je ne fais que ça. Dans notre village, on participe tous à la cueillette dès notre enfance », dit Chahine qui possède 20 feddans. Il ajoute que le métier se perpétue de père en fils. Lui, ce sont ses grands-parents qui l’ont initié à la culture du coton. « Cette culture a toujours constitué une source de revenus stable. C’est la seule chose qui nous procure de la joie, car cela permet d’augmenter nos revenus », poursuit-il avec bonheur.
Une histoire qui remonte au XIXe siècle
Le coton égyptien a fait cette année un rebond qui ne manque pas de susciter l’enthousiasme chez les villageois
(Photo: Mohamad Abdou)
Cette année, l’Organisme d’arbitrage du coton, en coopération avec l’Institut des recherches sur le coton, qui dépend du ministère de l’Agriculture, ont célébré ce nouveau pic de production par une grande « fête du coton », en présence des membres de différentes sociétés cotonnières. Ils ont voulu rendre hommage aux agriculteurs et producteurs de coton en insistant sur le rôle exemplaire joué par chacun et dont profitent de larges secteurs locaux et internationaux à la fois. Car la relance est significative.
En fait, le coton égyptien est renommé dans le monde. C’est Mohamad Ali pacha au XIXe siècle qui a introduit la culture du coton, précisément, en 1820. Depuis, le coton égyptien a acquis une bonne réputation sur le marché mondial. Mais il faut préciser que le coton n’est pas d’origine égyptienne. Aidé par l’ingénieur franco-suisse Jumel, le khédive Mohamad Ali importait des graines de coton d’Islande et du Brésil. les premiers essais n’ont pas donné de bons résultats. Après avoir recueilli des échantillons de tous les pays producteurs de coton (Etats-Unis, Inde …), Jumel a réussi à créer une souche adaptée au climat et au sol de l’Egypte. A l’aide de croisements avec d’autres espèces, il a fini par obtenir le coton dit « égyptien ». « En 1907, un centre spécialisé du coton a été inauguré à Guiza. Un centre dont l’objectif est de porter une amélioration à la culture du coton en Egypte. En raison de son emplacement, chaque nouvelle variété de coton est surnommée Guiza », note hadj Yéhia Ragab, cheikh de la production du coton, qui relate les histoires dites par son grand-père. Il explique que la dernière variété s’appelle Guiza 96, ce qui signifie que depuis 1907, 96 différentes espèces de coton ont été créées. Mais chacune est cultivée dans un endroit distinct : Guiza 90 (de couleur blanc crème) et Guiza 95 (un peu plus foncé) sont des espèces cultivées en Haute-Egypte. Tandis que les six autres types de cotons sont cultivés dans le Delta du Nil, surtout à Béheira : Guiza 86, 87, 88, 92, 94 et 96. Il poursuit : « Le coton égyptien se caractérise par sa qualité unique, très fine et doublée d’une grande résistance. Il est aussi apprécié pour son aspect éclatant, son absence d’impuretés. Les tissus et les matières qu’il permet de fabriquer sont doux et soyeux au toucher ».
Le facteur qui contribue à la qualité unique du coton égyptien, c’est le climat. « Un climat doux toute l’année et qui convient à la culture du coton et lui confère une qualité supérieure », confie Fawzi Sélim, expert en matière de coton. Parmi les cotons cultivés en Egypte, le coton Barbadence est d’une qualité meilleure et très réputé pour ses longues fibres et son fil fin. Des fibres plus longues renforcent la qualité du fil, et la finesse du fil permet d’obtenir un plus grand nombre de fils au pouce carré. Un autre facteur qui contribue à la qualité unique du coton égyptien est qu’il est cueilli à la main. « Le coton cueilli à la main est plus propre que celui récolté à la machine. Il subit donc moins d’opérations de nettoyage, ce qui préserve sa qualité. C’est ce qui a fait sa réputation par rapport au coton récolté mécaniquement comme aux Etats-Unis », poursuit amm Hamada, agriculteur depuis 40 ans déjà, en ajoutant : « Il faut passer d’un plant à l’autre, capsule après capsule, pincer les fibres de coton du bout des doigts pour dégager le flocon de coton et les graines de la capsule en tirant sur les fibres. Si la capsule est mûre, le coton se détache facilement. Sinon, il reste accroché. C’est un travail qui est long et qui mobilise toute la famille du planteur, y compris les enfants ».
Pour l’agriculteur, le producteur, le cueilleur et le commerçant, la saison de la récolte du coton constitue un moment de prospérité que tout le village attend. « Depuis l’époque de nos ancêtres, nos espoirs se focalisent sur cette saison de l’année que tout le monde attend avec impatience. C’est la saison où l’on peut offrir à nos enfants des vêtements neufs et rembourser nos dettes. Et tous nos projets sont reportés ou programmés pour les mois d’octobre et au début du mois de novembre. C’est la saison des fiançailles et surtout des mariages », explique Mohamad, agriculteur qui confie que grâce à la récolte du coton, il a pu marier ses filles, l’aînée et la cadette. Il s’est même permis d’inviter tout le village, car ses récoltes étaient fructueuses et il en avait les moyens.
La crise est passée par là
Cette culture a toujours constitué une source de revenus stable pour les agriculteurs.
(Photo: Mohamad Abdou)
Mais, la culture du coton égyptien avait pourtant régressé, avant de reprendre son élan. Pour les experts, le problème remonte à 2004, date de la libéralisation du commerce du coton conformément aux engagements pris par l’Egypte vis-à-vis de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). « Avant la libéralisation, le gouvernement fixait le prix du coton au début de la saison agricole, puis l’achetait aux agriculteurs et se chargeait de le vendre à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Cela encourageait les agriculteurs à planter de grandes surfaces de coton, sans craindre le bouleversement des prix du marché », explique Mohamad Abdel-Salam, travaillant auprès de l’Institut des recherches sur le coton, qui dépend du ministère de l’Agriculture.
Et, c’est à partir de l’année 2004 que la production et la surface cultivée en coton ont commencé à chuter. « Dans le gouvernorat de Kafr Al-Cheikh où la production de coton est la plus élevée, en 2004, elle n’avait pas dépassé les 50 000 feddans, alors qu’en 2017, elle a été estimée à 100 000 feddans. Vient en second plan le gouvernorat de Béheira où la production atteint 36 000 feddans en 2017 contre 80 000 en 2004 ; le gouvernorat de Gharbiya produit entre 18 000 feddans en 2017 contre 12 000 en 2004 », dit avec précision Achraf, employé auprès de l’Organisme d’arbitrage du coton et surnommé farraze, c’est-à-dire celui qui vérifie et précise la qualité et l’espèce de coton.
Les causes de cette crise sont multiples. Tout d’abord, la mauvaise qualité des semences. Le ministère de l’Agriculture en est responsable. Il distribuait aux agriculteurs des graines de mauvaise qualité. « Ces graines que nous avions semées ne s’adaptaient ni à la nature du sol, ni au climat, et encore moins au procédé de stockage, etc. Cette espèce s’adaptait mieux à un climat où le taux d’humidité est élevé comme c’est le cas dans le gouvernorat de Béni-Soueif », note l'un des paysans qui a été très affecté par cette crise. Les habitants avaient accusé les responsables du département d’inspection des graines dépendant du ministère de l’Agriculture, car ils leur avaient fourni des semences sans s’assurer si les graines pouvaient convenir à la nature du sol. « Ce fut un grand désastre pour tous ceux qui travaillaient dans ce domaine », se souvient de la crise l'un des paysans du village.
Mais la relance aussi
(Photo: Mohamad Abdou)
Face à ces difficultés, les agriculteurs ont été obligés à chercher d’autres alternatives moins onéreuses. Ils voulaient abandonner la culture du coton. Amm Hamdi, qui possédait un terrain d’un hectare, a pris la décision de le diviser : dans une moitié, il a planté du coton et dans l’autre du riz. « Jusqu’aux années 1990, je plantais tous mes terrains en coton. En 2015, J’ai été obligé de diversifier parce que le coût de la culture a augmenté. Planter et récolter du coton demandent beaucoup d’argent. Le prix des insecticides est considérable et le prix de vente à la fin de la saison n’est pas garanti », explique amm Hamdi, qui se souvient de cette catastrophe qui a eu un impact négatif pour lui.
Mais pour protéger le coton égyptien, le gouvernement a adopté certaines mesures pour maintenir sa qualité en imposant des contrôles stricts des graines et s’assurer qu’elles ne sont pas mélangées avec d’autres de moindre qualité. Le ministère de l’Economie et du Commerce extérieur a créé, conjointement avec l’Association des exportateurs de coton d’Alexandrie (ALCOTEXA), un logo, une fleur à trois pétales, et ce, pour plus de protection. Ils ont aussi développé une méthode pour tester les produits en coton dans des laboratoires en Egypte et en Allemagne. C’est la raison pour laquelle « l’or blanc » fait cette année 2017-2018 un rebond qui ne manque pas de susciter l’enthousiasme chez les habitants des gouvernorats producteurs du coton. Le coton égyptien est aujourd’hui sur la bonne voie pour reconquérir sa belle réputation de jadis ز
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