Plusieurs années après son grand succès Ne me quitte pas, la célèbre chanson de Jacques Brel reste pour Mona Shahir, une traductrice de 65 ans, un de ses airs favoris. Elle continue à en fredonner les paroles. Comment oublier ce premier message d’amour reçu par son prince charmant, devenu plus tard son mari ! Cette histoire d’amour qu’elle raconte avec fougue à sa petite fille est née dans les jardins d’Al-Montazah, il y a plus de 35 ans. Les souvenirs défilent dans sa tête. C’était l’été évidemment. Tous les vendredis, dans cette station balnéaire, deux troupes musicales se produisaient en matinée. Les Petits Chats attirant les jeunes francophones et chantant les chansons célèbres des grands noms du répertoir français de l’époque : Hugues Auffray, Claude François, Johnny Halliday et d’autres chanteurs.
Cette animation musicale avait lieu dans le jardin de l’hôtel Palestine alors qu’à Salamlek, l’ancien palais du roi Farouq transformé en hôtel, les Black Coats reprenaient les tubes célèbres des Beatles, Bee Gees et les titres célèbres de Stevie Wonder. « J’accompagnais une amie qui aimait assister à leurs concerts, alors que je ne parlais pas français. C’est là où j’ai rencontré pour la première fois Ahmad, il était alors élève chez les Jésuites. A cette époque, nos coeurs étaient pleins d’amour et d’innocence. Nos parents, qui ne nous quittaient pas d’une semelle, s’attablaient à une terrasse qui donnait sur le jardin. Ils restaient à siroter leurs boissons, tout en nous surveillant. Quand l’orchestre entonnait une chanson d’amour, nos regards furtifs et nos sourires radieux affichaient tous nos sentiments à l’égard de l’élu de notre coeur. C’était avec les yeux que nous communiquions », raconte Mona qui se rappelle encore les vêtements qu’elle portait ce jour-là : un pantalon fuseau doté d’un élastique sous les pieds et une chemise ample. « Les membres de la troupe étaient habillés avec classe. Ils portaient des jaquettes couleur bordeau et des pantalons gris. Je me rappelle encore du guitariste Omar Khorchid qui faisait tourner la tête des filles tellement il était beau. On se mettait sur la piste et on dansait le tcha tcha tcha ou le twist, mais pas de slow, c’était interdit pour nous », poursuit Mona. Et d’ajouter : « J’avais des critères précis concernant mon futur mari. Mais la majorité des filles de cette époque exigeait que leur partenaire sache danser, sinon, il risquait de devenir la risée de tout le monde. Dans cette ambiance festive qui associe à la fois élégance et beauté, ces groupes musicaux ont partagé avec nous les moments inoubliables de notre jeunesse ».
Les années 1960 et 1970, l’âge d’or
Mona n’a d’ailleurs pas raté le dernier concert des Petits Chats qui s’est produit il y a quelques mois à l’Opéra. C’est dans les années 1960 et 1970 que ces groupes musicaux ont vécu leur âge d’or. Fondé en 1967 par Wagdi Francis, Les Petits Chats a été le premier groupe à avoir été couronné de succès. Il a produit des musiciens qui ont eu un impact majeur dans le domaine de la musique comme Omar Khaïrat, Omar Khorchid, Ezzat Abou-Auf, Hani Chénouda, etc. Le succès de ce groupe a encouragé d’autres à se lancer en compétition avec les plus anciens, à l’instar des Black Coats dirigé par Ismaïl Al-Hakim, fils du célèbre écrivain Tawfiq Al-Hakim. Ce dernier avait porté des critiques sur ce genre musical dans sa colonne Opinion du quotidien Al-Ahram et qui, selon lui, reflétait un conflit de générations. Sous le titre La Révolution des jeunes, Al-Hakim a fait la liaison entre cette vague musicale qui avait envahi l’Egypte et le mouvement rebelle mené par les jeunes dans le monde occidental (grève générale et contestation étudiante en mai 1968 survenues en France) et en Amérique, un vent rebelle s’est élevé avec une jeunesse hippie qui s’opposait à la guerre du Vietnam et à la vente d’armes.
Or, si Les Petits Chats et les Blacks Coats se sont contentés de reprendre des tubes célèbres occidentaux, d’autres chantaient en arabe, mais au rythme d’instruments occidentaux. Les Jets, fondé par Samir Habib, a choisi de reprendre les chansons de Sayed Darwich. Ses 7 albums ont connu un grand succès dont certains avaient atteint 7 millions de ventes. Par la suite, il a y eu Al-Massriyine, fondé par Hani Chénouda et qui a rencontré un grand succès. Ce compositeur de renom avait répondu au voeu de l’écrivain Naguib Mahfouz. « Ayant constaté le grand succès remporté par certains groupes musicaux, Mahfouz m’a demandé d’en créer un, à la fois moderne et typiquement égyptien. Et c’est ce que j’ai fait. A notre première apparition sur scène, on était vêtus de djellaba, un accoutrement qui illustrait notre conception et notre volonté de moderniser la musique orientale tout en gardant nos racines et notre culture égyptienne. Et pour mieux toucher les jeunes, on a commencé par chanter des chansons qui véhiculaient des idées libérales et présentaient une autre manière de concevoir l’amour, bouleversant ainsi le schéma classique de la relation d’amour dans un couple », explique Chénouda.
Or, si ces groupes ont créé un genre artistique nouveau, leur succès est dû aux aspirations des jeunes de cette époque qui rêvaient de liberté. Un autre facteur important, la guerre des sept jours en juin 1967. « Une cuisante défaite qui marqua tous les Egyptiens, y compris les jeunes. Pour oublier cette naksa, et croire à un lendemain meilleur, il fallait chanter », explique Emad Mourad, 72 ans. Cet ingénieur confie n’avoir jamais raté aucun concert des Petits Chats qui se produisait à l’hôtel Omar Al-Khayam à Zamalek, devenu plus tard le Marriott. Adel Saad, homme d’affaires de 67 ans, raconte : « L’été n’avait aucun sens pour nous, si on n’allait pas à un spectacle musical. C’était notre sortie de prédilection pour nous sentir en vacances. Entre 1968 et 1976, je prenais un autobus qui me conduisait de la plage Miami à celle de Montazah pour voir les Petits Chats ou les Black Coats. Je payais 24 pts seulement le billet d’entrée pour Al-Montazah, celui du concert avec boisson comprise ». Il ajoute : « Le troisième groupe qui se produisait s’appelait les Cats, créé par le médecin Ezzat Abou-Auf, qui plus tard a introduit ses quatre soeurs, formant ainsi la troupe Four M couronnée de succès à la fin des années 1970. Mais je n’allais les voir qu’en début de mois, c’est-à-dire après avoir empoché mon salaire, car pour une soirée à l’hôtel San Stephano où ce groupe se produisait, on exigeait aux clients de dîner et donc il fallait débourser la somme de 2 L.E., à une époque où le cours du dollar ne dépassait pas la moitié de la livre égyptienne », précise Adel.
Un film pour ressusciter cette époque
Les Jets a fait son retour, réalisant un grand succés.
Dans son dernier film parlant des Petits Chats et diffusé dans plusieurs salles au Caire, le metteur en scène Chérif Nakhla explique que l’histoire des Petits Chats n’est pas celle d’une troupe musicale mais plutôt d’une tranche de l’histoire, d’une société aujourd’hui presque disparue. « Quand j’ai voulu raconter leur parcours, je m’étais rendu compte que l’histoire était bien plus profonde, et que c’est la société égyptienne des années 1960 et 1970 qui a contribué à l’émergence de ces groupes musicaux. Le jour où les membres de l’orchestre ont décidé de remonter sur scène, après trente ans d’absence, j’ai eu le privilège d’assister à leur première répétition. J’ai été surpris par l’émotion qui se dégageait des visages des musiciens lorsqu’ils se sont installés devant ces mêmes instruments utilisés à leur début, alors que chacun d’eux avait réalisé des prouesses dans le domaine artistique. Omar Khaïrat était au tambour, Ezzat Abou-Auf à l’orgue, Georges Lucas au saxophone, Pino à la guitare en plus des chanteurs Sadeq Qellini et Sobhi Bédeir, ainsi que Wagdi Francis (disparu il y a quelques mois), fondateur de la troupe et un nostalgique de cette époque romanesque. C’est le message que je voulais transmettre dans ce film lançant un appel au retour du romantisme », explique Nakhla qui a écrit plusieurs articles sur cette troupe musicale qui reprenait des chansons à succès ayant marqué toute une génération.
Tout un symbole
L'idée de créer la troupe Al-Massriyine a été suggérée à Hani Chénouda par l'écrivain
Mais le succès de ces troupes qui ont marqué toute une génération est-il dû à un contexte sociopolitique différent ? Ou bien s’agissait-il d’un état d’esprit rebelle à tout ce qui est classique ? « Ces troupes ont comblé un vide, surtout après le départ des groupes musicaux étrangers qui animaient les soirées non seulement au Caire, mais aussi dans les autres villes égyptiennes dans les années 1940 et 1950 et ce, après l’agression tripartite. A citer que Claude François a animé des concerts à Ismaïliya sans compter d’autres chanteurs qui ont vécu en Egypte, à l’instar de Dalida, Demis Rossous, Georges Moustaki, etc. », énumère Sadeq Qellini, homme d’affaires et membre des Petits Chats. Hani Chénouda partage son avis. « La chanson occidentale était devenue rare. De plus, quand quelqu’un ramenait un disque de l’étranger, on le censurait », relate Chénouda. Ce vide a été comblé par ces troupes, surtout que la chanson occidentale avait son public. Les jeunes de cette époque s’habillaient plus librement et la minijupe, symbole de la culture occidentale, a connu son heure de gloire. Cette évolution vestimentaire n’était pas due à une mutation culturelle mais bel et bien à ce vent de liberté qui a soufflé au Moyen-Orient. « Ma tante, qui était élève à l’école Notre-Dame de la Délivrande, m’a raconté qu’elle écoutait Edith Piaf en classe. Les établissements d’enseignement français étaient nombreux et les élèves qui les fréquentaient avaient reçu un enseignement de qualité », commente Ihab Chawi, directeur musical. D’après Nayer Nagui, chef d’orchestre et qui a participé au concert de retour des Petits Chats en 2010. Les Egyptiens, réputés pour être des couche-tard, adorent sortir le soir. Ces concerts pouvaient rassembler plus de 1 500 personnes. Les nostalgiques de cette époque n’ont pas hésité à aller voir ces groupes musicaux dès qu’ils ont appris qu’ils allaient remonter sur scène.
Alexandrie, terre de prédilection
Et ce n’est pas tout. Ces troupes ont été une réaction rebelle à toute sorte d’autorité, à tout ce qui est ancien. Sadeq Qellini raconte qu’à l’âge de 14 ans, il sortait chaque jour en cachette de la maison pour aller chanter avec un petit groupe musical qu’il avait formé avec son compagnon Ezzat Abou-Auf et qui se produisait dans un cabaret modeste portant le nom de Casino Stanly à Alexandrie. Il recevait en échange 75 pts et un plat de pâtes. « Mon père, Sadeq pacha Qellini, trouvait inadmissible que son fils devienne un jour un musicien. Abou-Auf et moi avons reçu de bonnes raclées, surtout que nos parents sont natifs du gouvernorat de Minya en Haute-Egypte où les traditions sont rigoureuses », relate Qellini. Cette génération voulait donc suivre son propre chemin et non celui dicté par leurs parents. « J’ai été classé parmi les premiers au bac et avec un haut pourcentage. Après avoir terminé mes études à la faculté d’économie et de sciences politiques, j’ai travaillé six jours dans une compagnie d’assurances, mais une question me taraudait l’esprit : pourquoi devrai-je servir de roue alors que je pouvais dégager de la dynamo ? », dit Samir Habib dont le nom de son groupe musical lui a été inspiré lors d’une balade au centre-ville. « On servait de passerelle entre deux générations. La première adore écouter les vieilles chansons arabes et celle d’aujourd’hui qui apprécie la chanson pop oriental, un genre musical qui est en pleine évolution. On a donc imposé un nouveau genre musical et de nouvelles mélodies au public égyptien », poursuit Habib dont le premier album lui a rapporté 600 L.E., plus une montre marque Casio et un repas copieux aux pigeons.
Ces jeunes artistes étaient contre toute forme classique de la chanson arabe qui était monophonique (un procédé technique de prise et de reproduction des sons par un seul canal, ne donnant pas une impression de relief sonore) comme le pense le compositeur Hani Chénouda qui confie que ces jeunes musiciens ont fait entrer des variations à cette musique. Ces troupes ont même introduit de nouveaux instruments comme la guitare électrique avec la musique orientale. « On a même utilisé les doufes avec les instruments occidentaux lorsqu’on a accompagné pour la première fois le célèbre chanteur nubien des années 1970 Mohamad Mounir », explique Chénouda qui, plus tard, va composer des chansons magnifiques à de grands chanteurs et chanteuses, à l’exemple de Nagat Al-Saghira.
Et après une longue absence, certaines troupes comme les Petits Chats et les Jets ont décidé de remonter sur scène. « On a été accueillis chaleureusement par le public. Mais il a fallu d’abord entraîner nos voix rouillées. C’est une jeune chanteuse à l’Opéra qui s’est chargée de le faire. Bien qu’étant une amie à ma fille, elle était très sévère avec nous afin que nous retrouvions nos voix d’antan », conclut Samir Habib.
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