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Bataille du chameau : Ce sont des parias, des baltaguis de l’ancien régime

Hanaa Al-Mekkawi, Lundi, 29 avril 2013

Le 2 février 2011, les cavaliers et chameliers de Nazlet Al-Sammane lançaient l’assaut sur les manifestants de la place Tahrir. La justice les a innocentés, mais beaucoup les considèrent toujours comme de vulgaires hommes de main de l’ex-PND. Méprisés, ces hommes voient aujourd’hui leurs bêtes mourir de faim, faute de tourisme et d’argent. Reportage.

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( photos : Ayman Ibrahim )

Avant la révolution, le quartier de Nazlet Al-Sammane, au pied des Pyramides de Guiza, grouillait de monde : cars de tou­ristes, calèches et cavaliers faisaient des va-et-vient incessants, en maîtres des lieux.

C’est grâce au tourisme que ce petit monde gagnait sa vie. Mais aujourd’hui, l’ambiance a changé : les touristes ont disparu, les calèches sont recouvertes de poussière et les habitants restent chez eux : ils n’ont plus de travail et sont démoralisés.

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Yousri Aql

Près de mille cavaliers, pour la plupart des pères de famille, habitent à Nazlet Al-Sammane. L’endroit est idéal pour admirer les Pyramides à dos de chameau, à cheval ou en calèche. Il est très prisé par les tou­ristes. Mais la vie de ses habitants a été bouleversée le 2 février 2011, en pleine révolution. Ce jour-là, à che­val ou à chameau, les habitants de Nazlet Al-Sammane attaquent les manifestants de la place Tahrir et laissent derrière eux des centaines de blessés.

Depuis ce jour, le nom de Nazlet Al-Sammane est devenu tabou. Il a été qualifié de « bataille du cha­meau ». Accusés de traîtres, ces cavaliers ont été taxés de voyous obéissant aux ordres de quelques ex-députés du PND (Parti National Démocrate, de Moubarak) après avoir été grassement payés pour dis­perser les manifestants par n’im­porte quel moyen.

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Al-Sayed Abdel-Qader

Un film de Yousri Nasrallah inti­tulé « Après la bataille » a même tenté à sa manière d’exposer l’autre visage des cavaliers de Nazlet Al-Sammane, celui d’Egyptiens comme les autres qui ont payé cher le prix de cet engagement anti-révo­lutionnaire. « Nous sommes allés sur la place Moustapha Mahmoud, dans le quartier de Mohandessine au Caire, pour soutenir Moubarak. Au bout d’un moment, on a voulu partir plus loin et on a décidé d’aller vers Maspero pour dérouter la foule. On s’est retrouvé sur la place Tahrir où certains ont pris la fuite et d’autres ont été impliqués dans cette bataille dont nous ne sommes pas respon­sables », raconte tristement Achraf, un cavalier qui loue ses chevaux à l’heure.

Comme lui, plusieurs dizaines de cavaliers de Nazlet Al-Sammane se font discrets depuis deux ans, consi­dérés comme des parias par la société. Ils sont encore considérés comme les coupables de cette bataille, bien qu’ils aient été innocentés par la justice. Lorsqu’on s’approche d’eux, certains fuient, d’autres restent muets en nous regardant avec méfiance. Ils conti­nuent de raser les murs ou se cachent comme des fantômes.

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Ayman Ibrahim

Le ras-le-bol

Mais les plus jeunes ne supportent plus d’être qualifiés de traîtres. Ils ne cessent de répéter qu’ils sont des citoyens comme les autres, qu’ils endurent les mêmes souffrances. Récemment, après le verdict du tribu­nal, certains ont décidé de briser le silence tentant de justifier leur pré­sence sur Tahrir ce jour-là.

« Après le dernier discours de Moubarak, beaucoup d’Egyptiens ont été touchés par ses mots. Ils pensaient que si on lui avait donné une chance de terminer son mandat, il aurait été capable de sauver le pays du chaos », poursuit Achraf le cavalier. C’est après ce discours que les cavaliers de Nazlet Al-Sammane sont descendus dans la rue pour soutenir l’ex-prési­dent. « On voulait lui montrer que nous étions là tout en espérant qu’il se penche sur nos problèmes », dit Achraf, en affirmant que les cavaliers de Nazlet Al-Sammane étaient sortis pour les mêmes causes que les révolu­tionnaires qui scandaient « Pain, liberté, justice sociale ».

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Il faut encore plus de temps pour que les gens puissent oublier l'image des cavaliers en attaquant les révolutionnaires à la place Tahrir.

« Oui, nous nous sommes dirigés vers la place Tahrir, mais nous ne sommes pas responsables des actes de violence dont ont été victimes les manifestants ce jour-là », poursuit-il. Il confie cependant qu’au départ, les cavaliers étaient contre la révolution, ce qui était aussi le cas de beaucoup d’Egyptiens. « Certains ont suivi l’appel d’un ancien député de Nazlet Al-Sammane. Cet homme nous a dit qu’il fallait se rendre à Tahrir pour chasser les manifestants, vider la place, casser la révolution pour que la vie reprenne son cours normal et que le tourisme reprenne », dit un collègue d’Achraf.

D’après lui, si certains ont agi contre la révolution, c’est uniquement par ignorance et surtout pour protéger leur gagne-pain. « Nous aussi, nous rêvions de changement. Mais nous ne comprenons toujours pas pourquoi on nous traite aussi cruellement », lance un autre. Mais ni ces propos ni le der­nier verdict du tribunal n’ont convain­cu la population de leur bonne foi.

Victimes ou agresseurs ?

Pour tout le monde, ils sont impli­qués dans ce carnage. En effet, un bon nombre de blessés et de témoins, aussi bien sur Tahrir qu’ailleurs, ont décrit les faits, rapportant la violence des cavaliers envers les manifestants. Les photos et vidéos publiées sur le Web montrent leurs visages.

D’après Sayed, un jeune manifes­tant, il suffit de parcourir les sites Internet et les vidéos de la bataille du chameau pour distinguer la victime de l’agresseur. Avec sa famille et des milliers de personnes, il a manifesté pour dénoncer ce verdict ayant inno­centé les cavaliers et certains sym­boles de l’ancien régime. D’après ce jeune révolutionnaire, ce jugement est une mascarade, tout comme les autres où des responsables de l’ancien régime ont été innocentés dans les procès de meurtres de manifestants. « Aucune pitié pour les cavaliers de Nazlet Al-Sammane, ils nous ont tra­his et doivent en payer le prix », dit Sayed.

Aujourd’hui, l’opinion publique est en colère contre ces verdicts innocen­tant un à un les symboles de l’ancien régime. L’affaire de la bataille du chameau ne fait pas exception. Certains demandent des jugements révolutionnaires, d’autres que tous ces procès soient revus pour que les véritables criminels soient sanction­nés.

Mais pour les cavaliers, les vrais coupables sont les responsables de l’ancien régime. « On a servi de bouc émissaire. Au procès, il y avait des noms de personnes très connues fai­sant partie de l’ancien régime comme par exemple Safouat Al-Chérif, Fathi Sourour et Aicha Abdel-Hadi », dit Mohamad Abdel-Méguid, un jeune cavalier impliqué dans cette affaire, placé en détention, puis innocenté. « Les policiers voulaient à tout prix nous faire avouer qu’on était venu spécialement pour tuer les manifes­tants et qu’on nous avait payés pour cela », affirme Abdel-Méguid.

Pourtant, il ne nie pas que certains cavaliers entretenaient de bonnes relations avec les caciques de l’ancien régime et pouvaient donc commettre ce genre d’actions. Mais pour Abdel-Méguid, on ne peut pas mettre tout le monde dans le même panier.

Nourrir sa famille, la priorité

A Nazlet Al-Sammane, les cavaliers continuent de souffrir de cet isole­ment et vivent dans la détresse. Les chevaux sont morts ou en mauvais état, les cavaliers sont au chômage forcé et passent leur temps dans les cafés à chercher de quoi nourrir leurs familles. Au début de l’année, ils ont organisé des promenades gratuites à cheval et à chameau jusqu’aux Pyramides. « Certaines familles sont venues avec leurs enfants et nous ver­saient un peu d’argent. Les vétéri­naires nous ont aussi énormément aidés », raconte Achraf.

Pour défendre leur cause et embellir leur image, certains ont eu l’idée de créer une union. Ali Ibrahim, le fon­dateur, affirme avoir retenu la leçon de la bataille du chameau. Désormais, chaque cavalier aura une carte d’iden­tification spéciale pour éviter que d’autres personnes ne commettent en leur nom ces actes condamnables.

« Nazlet Al-Sammane appartient aux cavaliers de Nazlet Al-Sammane et pas à n’importe qui possèdant un cheval ou un chameau », déclare Ibrahim. Au sein de cette union, les cavaliers peuvent discuter de leurs problèmes et déposer leurs doléances auprès des institutions officielles.

Parallèlement, des éleveurs issus de grandes familles ont eu l’idée de créer une page Facebook. « Nous espérons que les gens comprendront que nous avons été dupés par l’ancien régime qui nous a offensés, par la police qui nous a maltraités, par les grands qui ont abusé de nous, résume Achraf. S’ils veulent que justice soit faite, alors que tout le monde paye, y com­pris les membres du Conseil suprême des forces armées, le procureur géné­ral, les hommes de l’ancien régime et tous ceux qui ont dissimulé des preuves qui auraient pu servir dans ce procès ».

Mais le nom des cavaliers de Nazlet Al-Sammane restera à jamais lié à la bataille du chameau qui demeure l’un des points les plus obscurs du dérou­lement de la révolution .

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