C’est un restaurant très spécial qui accueille une clientèle tout aussi spéciale. Chez Moksha, (qui signifie libération de l’âme qui commence par la cuisine, selon l’ancienne philosophie indienne ayurvédique), un restaurant du quartier de Maadi, le menu est à 100 % végétarien. « Nous sommes 3 amis, et c’est après être nous-mêmes devenus végétariens que nous avons eu l’idée d’ouvrir ce restaurant. On a pu remarquer les bienfaits de ce système alimentaire sur la digestion, le sommeil, le mouvement, alors on a décidé de répandre l’idée à travers ce restaurant », explique Ali Al-Qadi, un pharmacien de 28 ans. Ici, dans ce premier restaurant végétarien en Egypte, une ambiance chaleureuse règne. Le décor est étroitement lié au principe de la philosophie ayurvédique, amalgamée à un style égyptien authentique. Une musique calme impose un climat de sérénité qui enveloppe le lieu. Les clients sont assis sur des coussins et des tapis bédouins devant des tables basses, typiquement caractéristiques au Ashran (lieu de pratique du yoga), une façon de s’asseoir qui faciliterait la digestion et favoriserait le métabolisme. Quant au menu lui-même, il faut qu’il soit attractif et bon. Dans une société qui aime les saveurs fortes et qui inclut la viande à toute son alimentation, il faut faire preuve d’ingéniosité. « Pour donner des saveurs différentes aux mets, on utilise des épices et des herbes très variées comme le curcuma, le gingembre, le romarin, etc. On confectionne nos propres recettes et nos boissons en se référant à des livres qui s’intéressent au régime végétarien. Avec notre chef cuisinier indonésien, on a réussi à créer un menu varié et intéressant », explique Ahmad Osman, pharmacien de formation.
Paradoxe

Moksha, le premier restaurant végétarien en Egypte, vient d’ouvrir à Maadi.
Tendance mondiale qui existe depuis plusieurs décennies, le mode de vie veggie ou vegan est aujourd’hui en pleine croissance, y compris en Egypte. C’est en Europe que l’on compte le plus de végétariens : Le Royaume-Uni en tête de liste avec 2 millions, suivi par la France (610 000) et les Etats-Unis (500 000). Alors que le monde arabe en entier en compte 51 000. Pourtant, même si la tendance commence à peine à se propager, selon le guide touristique Easy voyage, l’Egypte est parmi les 5 meilleures destinations pour les touristes végétariens avec l’Inde, le Liban, l’Etat hébreu et la Grèce. Effectivement, la majorité des Egyptiens consomme des mets de base végétarienne à cause d’un niveau de vie relativement bas et la cherté des viandes (près de 40 % des Egyptiens vivent en dessous du seuil de pauvreté, soit avec moins de 2 dollars par jour, selon les chiffres de la Banque mondiale). La cuisine égyptienne semble être amie au régime végétarien, comprenant une diversité de mets faits à partir de légumineuses, légumes et céréales, disponibles sur le marché crus ou cuits dans des sandwicheries comme le foul, les falafels, le kochari, sans compter les snacks vendus partout par des marchands ambulants comme le maïs et la patate douce grillés. Aujourd’hui, la toile électronique en Egypte connaît une interaction croissante prônant le régime végétarien. La page Egyptian vegetarian society (la société égyptienne végétarienne) qui a été lancée il y a 4 ans compte aujourd’hui plus de 10 000 fans qui s’échangent les recettes et les expériences. Earthy Delights et Kaju sont des ateliers de gastronomie végétarienne qui vendent leurs productions comme des pizzas et des veggie burgers à travers Facebook. Chacune de ces 2 pages compte 7 000 fans.

Yasmine Nazmi, 24 ans, activiste dans le domaine du végétarisme, s’est graduellement convertie à ce régime, puisqu’elle souffrait d’allergie au lactose. Puis quand elle a vécu en Angleterre pour étudier le génie de l’environnement, elle a été attirée par la tendance végétarienne à travers une communauté de compagnons qui l’ont aidée à se passer de viande. De retour en Egypte, elle décide de répandre l’idée à travers des cours de cuisine, un atelier de gastronomie et un livre qui présente une centaine de recettes végétariennes. « Quand je donnais des cours de cuisine, j’ai rencontré beaucoup de familles dont un membre avait besoin d’un régime alimentaire particulier et qui avaient des difficultés à nourrir leurs enfants de façon saine garantissant qu’ils ne souffrent d’aucune carence », explique Nazmi, en poursuivant : « Une fois, la mère d’un enfant trisomique et souffrant de certaines allergies alimentaires était venue de Tanta à plus de 100 km pour apprendre à préparer des plats à son enfant. J’ai alors décidé d’écrire le livre pour faciliter l’accès des gens à une centaine de recettes avec des ingrédients égyptiens et à la portée de tout le monde ».
L’initiative qu’elle a lancée semble avoir aujourd’hui un écho en Egypte, en particulier dans les milieux des jeunes, des intellectuels et chez les fidèles à certains principes éthiques. Ahmad, ingénieur de 33 ans, est devenu végétarien. A l’âge de 12 ans, il a commencé à être gêné par l’idée de manger la viande d’un pauvre animal, mais il continuait à boire du lait et à consommer des oeufs et du miel. Petit à petit, il a commencé à rejeter tout produit animalier, refusant même d’utiliser des produits en cuir. Achraf, 47 ans, employé dans une agence de voyage, est sur cette même longueur d’onde. Il se trouve parfois obligé de s’isoler de la société, en particulier le jour du Grand Baïram où des moutons sont égorgés en grand nombre, un rite religieux qui incarne le sacrifice. « Depuis que j’étais enfant, je n’ai jamais aimé la viande, et mes parents m’obligeaient parfois à en manger. La scène du sang qui coule le jour de l’Aïd Al-Adha me rend malade, à tel point que je peux m’évanouir. Je m’enferme à la maison et ma femme et mes enfants vont chez mes beaux-parents. J’ai caché mes tendances végétariennes à mes enfants pour ne pas les inciter à boycotter la viande, surtout qu’ils sont en bas âge et ont besoin des protéines pour leur croissance », confie Achraf, qui s’est justifié auprès de ses enfants en prétextant qu’il était atteint d’une maladie qui lui interdit de manger de la viande. C’est-à-dire qu’être végétarien, ce n’est pas si commun que cela en Egypte.
Des pharaons végétariens !

Yasmine Nazmi a écrit un livre renfermant une centaine de recettes adaptées au régime végétarien
Cela dit, si le végétarisme et le végétalisme sont des tendances à la mode en Egypte, elles ont des racines historiques. Sur le site Internet vegactu.com, on mentionne que des examens réalisés sur des momies vieilles de 5 600 ans et d’autres plus récentes ont montré que le régime alimentaire le plus courant dans l’Egypte Antique était le régime végétarien. Les chercheurs ont analysé les cheveux de momies égyptiennes pour en venir à ses résultats. En raison de l’abondance des ressources à l’époque, on peut conclure que le régime végétarien était un choix et non une nécessité. D’autres recherches ont montré que l’absence de viande dans l’assiette restait la norme jusqu’à l’an 600 de notre ère.
Plus tard, l’islam a répandu l’égorgement de certains animaux en guise de sacrifice, et surtout de charité, pour nourrir les pauvres (Prie donc ton Seigneur et sacrifie), sourate Al-Kawthar. Cependant, l’islam respecte l’animal, et l’égorgement a des conditions très strictes. Mais être végétarien n’est pas refusé par la charia. D’ailleurs, certains anciens savants musulmans étaient végétariens, à l’instar de l’imam Malek, le poète Aboul-Alaa Al-Maarri et l’astrologue Al-Khawarezmi.

La nutritionniste Chahinaz Al-Tarouty estime que le régime végétarien doit être suivi avec beaucoup de prudence.
Reste à tous ces novices de savoir comment concilier ces trois éléments : manger sain, égyptien et équilibré. Chahinaz Al-Tarouty, nutritionniste, estime que le régime végétarien doit être suivi avec beaucoup de conscience pour éviter ses risques. « Chaque plat doit renfermer tous les nutriments nécessaires pour l’équilibre du corps, comme le plat égyptien du kochari, un plat à 100 % végétarien et exemplaire, car il renferme des protéines végétales (les lentilles), une céréale (le riz), du féculent (des pâtes), de la sauce tomate, de l’oignon et de l’ail, tout ceci à des proportions idéales. Quand ce plat est consommé avec une salade, il apporte au corps tous ses besoins », explique Chahinaz, qui organise des ateliers de cuisine variés destinés à ceux souffrant de toutes sortes d’allergies (recettes sans sucre, recettes sans gluten, recettes sans produits laitiers). Elle poursuit : « Le régime herbivore ne convient pas à tout le monde, car à chacun son Food blue print. Cela veut dire que le fonctionnement de l’appareil digestif de chaque individu diffère selon sa capacité de digérer certains aliments. Ceci justifie pourquoi des personnes qui ont essayé de suivre le régime végétarien échouent après des années ».
Pour d’autres Egyptiens, le régime végétarien est une obligation religieuse, puisque les coptes d’Egypte suivent un jeûne à base végétarienne pour de longues périodes durant l’année (au moins 110 jours). « Je suis quasi végétarienne par nature et aussi parce qu’en tant que chrétienne orthodoxe, je jeûne pour de longues années. J’aimerais continuer à être végétarienne toute l’année, mais mon entourage ne m’encourage pas. Pendant le week-end et les fêtes, mes frères et soeurs viennent à la maison et ma mère prépare plein de plats à base de protéines, et ils insistent pour que je mange avec eux. Or, même pendant les jours où je ne jeûne pas, je continue à être quasi végétarienne et je préfère consommer des salades, des fruits cuits à la vapeur et du thon en conserve », explique Mona.
A l’encontre du système
Cependant, l’équation n’est pas facile. En Egypte, l’hospitalité passe d’abord par les plats de viande et de volailles. La bonne chaire est chez la majorité des Egyptiens symbole de festivité. Un plat de légumes cuisiné sans viande est appelé ordéhi (terme péjoratif associé à la pauvreté). « Les fêtes en Egypte sont très liées à la nourriture, et quand les Egyptiens reçoivent des invités, ils préparent plusieurs mets à base de viande ou volailles, même si cela pèse sur le budget du foyer ».
C’est l’heure du dîner, repas principal chez Mokcha. Ce soir on mange du tali, un repas indien composé de trois types de légumes différents, du riz et du pain, en plus d’un dessert. Et pour être bon et nutritif, le tali renferme 6 saveurs différentes (épicée, sucrée et piquante sont les plus remarquables). « A travers chaque plat servi aux tables de ce restaurant, nous tentons de transmettre un message. Il n’est pas uniquement question de manger veggie, mais aussi et surtout d’opter pour un mode de vie sain. Nous croyons dur comme fer à l’idée et nous invitons plus de personne à se joindre à nous », conclut Ahmad Osmane, pour lequel son petit restaurant Mokcha n’est qu’un point de départ.
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