La colère se déchaîne dans les rangs des chiffonniers. Le siège du syndicat des Zabbaline (chiffonniers) situé dans la ville d’Al-Khossous ressemble à une ruche d’abeilles. Des centaines de zabbaline s’y sont donné rendez-vous pour faire face à la « violente crise » qui menace leur gagne-pain. L’ambiance est tendue. Un groupe d’éboueurs discute des procédures à suivre et de la grève qu’ils vont entamer. Un autre suit avec anxiété chaque déclaration officielle annonçant les nouvelles de l’initiative intitulée « Ifselha » (trie-la) diffusée sur les chaînes satellites. Et un troisième groupe n’arrête pas d’envoyer des SMS aux chiffonniers dans les quatre coins de l’Egypte pour les appeler à rejoindre leurs rangs. « Nous sommes fatigués. Nous travaillons au jour le jour, sans savoir de quoi sera fait le lendemain. Le tri des déchets ménagers ne nous permet plus de gagner assez d’argent. Avant, on arrivait à charger deux camions par jour et on travaillait à plein-temps. Actuellement, on commence à midi et on s’arrête vers 18h », lance Guirguis, un zabbal (éboueur), spécialisé dans la collecte des canettes en aluminium et qu’il vend à 15 L.E. le kilo. Et d’ajouter : « Chez nous, le métier de zabbal se perpétue de père en fils. Si l’Etat veut régler le problème des ordures, il doit aussi régler le nôtre et nous trouver du travail. Car si les citoyens se mettent à vendre leurs déchets ménagers, on est perdu ! ».
Selon lui, les chiffonniers souffrent d’une grande injustice. Il rappelle le cauchemar des entreprises étrangères de gestion des ordures mises en place en 2000, puis celui des cochons qui ont été exterminés suite à la grippe porcine de 2009, et à présent, ces kiosques pour l’achat des déchets ménagers qui menacent leur gagne-pain. « C’est une course contre la montre. Nous ne voulons pas attendre jusqu’à ce que notre situation se dégrade et que l’on soit obligé de tendre la main pour manger. Il faut plaider notre cause et agir rapidement pour empêcher que ces kiosques ne s’étendent partout », dit Romani, très en colère. Vivant la même détresse, beaucoup de chiffonniers veulent se mettre en grève, alors que d’autres hésitent un peu. « S’ils ne veulent plus de nous, ils n’ont qu’à manger leurs détritus car sans nous, la ville serait engloutie sous les ordures. Mais en même temps, si on s’arrête de travailler, on ne trouvera rien pour manger », se lamente Féreiha, un jeune chiffonnier qui se considère, lui et les autres zabbaline, comme des rois sans prestige dans un royaume sans gloire. Ce jeune homme doit se marier dans quelques mois et n’a pas les moyens d’offrir le nécessaire de la dot à sa dulcinée.
En effet, tout a commencé le 11 mars, lorsque le gouverneur du Caire, Atef Abdel-Hamid, a donné ordre d’ouvrir deux kiosques à la rue Assouan et à la place Ibn Sandar situées dans le quartier d’Héliopolis pour permettre aux citoyens de vendre les objets en plastique, en métal et en verre, ainsi que le papier et le carton, après avoir effectué le tri de leurs déchets ménagers. L’objectif étant de réduire la prolifération des ordures dans les espaces publics. Les prix ont été fixés au kilo. A titre d’exemple, le kilo de canettes est racheté à 9 L.E., le kilo de plastique à 3 L.E., et celui de papier à 80 piastres. Et pour faciliter la tâche aux citoyens, des camions seront chargés de parcourir chaque jour le quartier d’Héliopolis pour ramasser les déchets triés par les citoyens et les commerces. Quant à la gestion de ces kiosques, elle est confiée à des Organisations Non Gouvernementales (ONG) sous le contrôle du gouvernorat. En cas de succès, l’initiative sera appliquée dans toute l’Egypte.
1 500 chiffonniers déjà touchés
« Trie-la », une initiative qui a notamment pour de contribuer au nettoyage et à l’embellissement de la capitale.
(Photo:Reuters)
Mais l’idée a suscité une vague de mécontentement, voire de protestation de la part des chiffonniers qui n’ont pas hésité à faire entendre leurs voix et à exprimer leur ras-le-bol aux responsables. « Notre gagne-pain est une ligne rouge ! Nous défendons ce qui nous appartient. Nous ne demandons pas de hausse de salaires ni davantage de droits. C’est notre gagne-pain qui est en jeu et nous devons le protéger », s’insurge Chéhata Al-Meqaddès, président du syndicat des Eboueurs, tout en ajoutant que cette initiative a déjà coupé les vivres à 1 500 chiffonniers des quartiers d’Héliopolis et de Aïn-Chams. Aujourd’hui, ils ne parviennent plus à nourrir leurs familles. Selon lui, il y a 3 millions de zabbaline qui transportent, collectent et recyclent les ordures en Egypte. Un million d’entre eux travaillent dans le Grand Caire (Le Caire, Guiza et Qalioubiya). Chaque tonne d’ordures fait travailler 7 personnes, et 55 000 tonnes de déchets sont déversées chaque jour dans le pays.
Cependant, Al-Meqaddès, qui n’arrive pas à « digérer » cette initiative de tri, prévoit son échec certain et dénonce la mainmise des ONG sur les déchets. « Ils parlent de nettoyage des rues alors que c’est un projet purement commercial et un gâteau qui aiguise l’appétit de ces ONG. La preuve est que l’ouverture de ces kiosques de vente de déchets solides valorisables (environ 40 % des déchets) ne concerne pas les déchets organiques (soit 60 % des ordures ménagères). S’ils visent réellement le nettoyage de la ville, alors qu’ils ramassent tout. Sinon des tonnes et des tonnes de déchets organiques vont s’accumuler au Caire, au cas où les zabbaline stopperaient leurs activités », dit-il, tout en ajoutant qu’il est inacceptable que les chiffonniers aient été mis à l’écart de cette initiative.
Menaces d’aller plus loin
Les citoyens vendent leurs déchets solides et gagnent de l'argent.
(Photo:Reuters)
La tension est donc à son comble. Les chiffonniers ne veulent pas baisser les bras et sont prêts à mener une guerre sans merci pour protéger leur métier. Pour apaiser leur colère, Al-Meqaddès leur a promis non seulement de négocier avec les responsables, mais aussi de lancer un appel au président Abdel-Fattah Al-Sissi pour les protéger contre cette injustice. Entre-temps, les zabbaline ont décidé, le 20 mars, d’entamer une cessation partielle du travail, dans cinq quartiers situés à l’Est du Caire : Héliopolis, Al-Nozha, Al-Marg, Matariya et Aïn-Chams. Et si leur demande n’est pas satisfaite et les kiosques ne sont pas fermés, ils menacent d’aller plus loin : grève totale, voire grève de la faim et sit-in devant le parlement.
Mais la résistance est forte. Hafez Al-Saïd, président de l’Organisme de nettoyage et d’embellissement du gouvernorat du Caire, a déclaré que la grève des chiffonniers n’aurait pas beaucoup d’impact dans les quartiers en question puisque, parallèlement aux zabbaline, une société privée est aussi chargée de collecter les ordures dans ces quartiers. Il a ajouté que ce système ne crée aucune injustice puisque ces kiosques ne sont pas l’apanage des habitants et que les zabbaline peuvent aussi vendre leurs déchets et gagner de l’argent. « Les chiffonniers pourraient servir d’intermédiaires entre les habitants et les kiosques, surtout qu’il est difficile pour un citoyen de stocker 45 canettes métalliques (l’équivalant de trois cartons) avant de les vendre. Sans oublier les portiers des immeubles qui peuvent en tirer profit », explique Al-Saïd.
Quant à la députée Nadia Henri, elle a salué cette initiative qu’elle soutient depuis plus d’un an. « Racheter ces déchets et les recycler est un programme ambitieux, cela pourrait contribuer au nettoyage et à l’embellissement de la capitale », déclare-t-elle, tout en mettant l’accent sur la nécessité d’encourager les habitants à trier eux-mêmes leurs ordures. « Les Egyptiens n’ont pas encore l’habitude de trier leurs déchets, et beaucoup d’entre eux ignorent l’importance et la rentabilité de ce tri fait en amont. Le rôle des ONG, du gouvernement et des médias est désormais de sensibiliser la population à l’importance et au bien-fondé du tri des ordures ménagères », souligne Henri.
La poule aux oeufs d’or
55 000 tonnes de déchets sont produites chaque jour dans le pays.
(Photo: Mohamad Abdou)
Pas si simple en effet. Suzy, jeune femme, au volant d’une Mercedes dernier cri, affiche une attitude snobe et affirme qu’elle n’a jamais fait de tri et qu’elle n’éprouve aucun sentiment de culpabilité. « Nous sommes en Egypte, pas en Europe, et cette campagne de tri ne réalisera aucun succès. Nous demander de faire le tri alors que les ordures s’amoncellent dans les rues ! C’est aberrant et puis ce n’est pas du tout mon travail », s’exprime Suzy, qui n’a pas compris que ce simple tri peut contribuer à l’élimination des ordures qui se trouvent dans les rues. D’autres personnes ne sont pas contre le tri mais ne savent pas comment le faire correctement. « J’essaie de trier les déchets chez moi, mais je ne suis pas sûre que je le fais convenablement », lance Rimonda, ingénieure. Elle raconte qu’elle a été étonnée par la scène des portiers qui ont commencé à ramasser les ordures aux portes et se sont mis à les trier en pleine rue, tout en jetant les déchets organiques indésirables. Résultat : des amas d’ordures éparpillés tout au long de la rue, à l’extérieur des immeubles.
Les habitants du quartier d’Héliopolis ne sont pas tous comme Suzy et Rimonda. « Grâce à cette initiative, j’ai gagné en deux jours 150 L.E., alors que je devais dépenser une centaine de L.E. par jour pour m’en débarrasser », affirme Mohamad, propriétaire d’un magasin vendant des jus à Héliopolis, tout en ajoutant que les perdants de cette initiative ne sont que les maîtres des chiffonniers. Des businessmen qui tirent de grands profits du recyclage des ordures et qui représentent une mine d’or pour eux. Un avis partagé par Iskandar, un jeune zabbal à Maadi, qui voit que cette initiative est une grande raclée destinée à certains patrons avides de gains et qui volent leur gagne-pain. « Mon moallem (maître) me payait 800 L.E. par mois pour 8 heures de travail par jour. Je commençais à 3h du matin et terminait à 11h. Alors que lui brassait des millions de L.E. et tirait de grands profits pas seulement de la collecte des ordures, mais aussi et surtout du recyclage. Il possède de belles villas à Moqattam, des voitures de luxe et des comptes bancaires, et tout cela sans se donner aucun mal ». Quant à Hani, chiffonnier, qui fait le ramassage des poubelles de quelques restaurants et hôtels dans un quartier huppé, il espère que cette initiative portera ses fruits à tout le monde. « Chacun a son rizq (gagne-pain) », lance-t-il, tout en soulignant que l’initiative de tri à la source lui a facilité beaucoup sa tâche, en séparant les matières organiques des déchets solides. En fait, Hani ramasse tous les morceaux de viande, de poulet, de fromage et même de fruits qui peuvent être consommés, et il les range dans un carton bien propre loin des autres ordures. Ensuite, il fait écouler cette marchandise dans les marchés populaires, Souq Al-Gomaa ou dans les marchés de Ezbet Khaïrallah à Bassatine et Ezbet Abou-Qarn et Batn Al-Baqara dans le Vieux-Caire. « Le surplus jeté par la classe huppée garnira les tables des plus pauvres. Au pire, cette alimentation peut être destinée aux animaux », confie-t-il, tout en ajoutant que l’idée de collecter le reste des aliments des restaurants vient d’abord des zabbaline.
Pour Hani, la poule aux oeufs d’or, ce sont les déchets qui sortent des usines agroalimentaires : de la marchandise avariée suite aux mauvaises conditions de conservation, des boîtes de conserves difformes, rouillées et d’autres dont la date de péremption a expiré. « Le ventre des Egyptiens est capable de digérer même du gravier. Pourquoi les regards sont-ils toujours braqués sur les pauvres et jamais sur les restaurants et supermarchés qui vendent des aliments périmés ? », dit-il pour se justifier, tout en ajoutant que le client achète ces aliments de son plein gré. « La préoccupation majeure du citoyen qui n’a plus les moyens pour faire face à la cherté de la vie est de trouver de quoi remplir son ventre. Au lieu de chercher dans les poubelles, il est servi presque à domicile », conclut Hani .
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