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Une place pour se garer, quelle aubaine !

Dina Bakr , Dimanche, 26 mars 2017

Avec plus de 20 millions d'habitants et plus de 3,5 millions de véhicules, Le Caire est une ville où il est devenu presque impossible de se garer. Du coup, les automobilistes ont recours à un tas d'astuces pour trouver la perle rare : une place vide.

Une place pour se garer, quelle aubaine !
(Photo : Mohamad Hassanein)

Rakna » (une place où stationner). C’est le nom d’une application smartphone qui offre aux automobilistes la possibilité de trouver une place dans un garage. « L’idée de Rakna s’est imposée tout simplement parce que trouver où garer est devenu un vrai parcours du combattant, surtout au centre-ville. Elle est destinée aux automobilistes soucieux de protéger leurs voitures des éraflures et ceux qui ne veulent pas de contraventions », explique Ahmad Zaki, co-fondateur de l’application.

Rakna met à la disposition des automobilistes un garagiste qui se charge de prendre la voiture d’un endroit précis et la conduire dans un garage. Ce service couvre quelques rues du centre-ville et du quartier de Zamalek. « Ces 2 endroits ont été choisis suite à un sondage effectué auprès de 5 000 personnes. D’abord parce qu’il est particulièrement difficile de se garer au centre-ville. Ensuite, parce qu’à Zamalek, un quartier chic où les gens aiment se balader, il n’y a ni garage, ni parking », explique Nada Abdel-Sattar, responsable du marketing à Rakna. « Il suffit que je clique sur mon smartphone 10 minutes avant d’arriver à destination. Pour moi, Rakna a été d’un grand secours vu que je travaille dans une banque qui se trouve à Abdel-Khaleq Tharwat, et qu’il faut que je sois à 9h pile à mon bureau, concentré sur mon travail. Maintenant, je laisse ma voiture tout en sachant que je ne cours aucun risque », explique Karim Mohamad, comptable.

Une fois que le client fait sa commande, Rakna lui envoie la photo du garagiste, son nom, le numéro de son portable et un chiffre en guise de code. Dès que le garagiste arrive, il lance au conducteur ce code secret pour lui prouver qu’il est la bonne personne qui va se charger de sa voiture. Ensuite, le garagiste prend la voiture pour la garer. Mais le processus n’est pas terminé. La clé est remise à un gardien qui est chargé de protéger la voiture contre le vol. Le service coûte 15 L.E. pour la première heure, 5 L.E. pour chaque heure supplémentaire, avec un maximum de 35 L.E. par jour.

« Nous avons des sponsors, et grâce à eux, nous avons déposé en banque la somme de 500 000 L.E. Cette somme est destinée à d’éventuelles réparations si un véhicule est endommagé par l'un de nos garagistes. Ceci est impensable si on laisse sa voiture à un sayès (un voiturier) », explique Zaki.

Aujourd’hui, Rakna cherche à élargir son champ d’action. Sur la page Facebook, nombreux sont ceux qui demandent à ce que les quartiers de Héliopolis, Mohandessine et Doqqi soient dotés de cette application. Les responsables du programme leur expliquent que pour appliquer ce service dans d’autres quartiers, il faut certains critères, dont le plus important est de pouvoir trouver un grand garage qui dispose de places où garer les voitures et sans que cela cause des problèmes. En un an de travail, l’application, créée en mars 2016, a permis de garer 5 000 voitures. Une goutte dans un océan.

Le sayès, un roi indétrônable
Car même au centre-ville, dont la superficie est estimée à 500 feddans, où cela semble marcher, l’initiative reste insuffisante. La capacité des garages de ce quartier reste faible. C’est un immense quartier commercial et d’affaires. Prenons comme exemples le garage Al-Tahrir, dont la capacité est de 2 800 voitures, et celui de Omar Makram qui peut renfermer jusqu’à 1 200 voitures. « En 2 heures de temps, ces garages sont pleins à craquer », précise Ahmad Al-Démeiri, responsable de la communication au gouvernorat du Caire.

Et en attendant, c’est le sayès (le voiturier) qui est roi. A Bab Al-Louq, au centre-ville, tout près du lycée de la Liberté, 3 sayès portant des gilets phosphorescents aiment répéter que leur travail se transmet de père en fils. « On est là pour éviter aux gens de paniquer aux heures de grande affluence. Ici, le coût du stationnement est dérisoire par rapport à ce qu’on paye dans un garage. Cela dépend aussi de la générosité des automobilistes », confie Mido, 35 ans. Son frère et lui gagnent entre 200 et 300 L.E. par jour. Cette somme varie selon le quartier et la densité des véhicules. Ils pensent que ce n’est pas assez, car ils ont des familles à nourrir et ne disposent pas d’une assurance sociale. Ces sayès sont constamment en état d’alerte. A chaque fois qu’une voiture s’engage dans la rue, ils lèvent un bras pour s’assurer si le conducteur veut garer sa voiture. Dès que ce dernier commence à ralentir sa vitesse, un des deux gardiens se dirige vers lui pour le guider et lui désigner une place pour se garer. Et si l’automobiliste stationne en double file, le sayès lui demande de lâcher les freins, ensuite, il bloque une des roues du véhicule avec une grosse pierre pour l’immobiliser. Ceci permet de bouger la voiture au cas où elle bloquerait la sortie de celles qui sont garées en parallèle et contre le trottoir. Des manoeuvres qui se répètent tout le long de la journée dans les grandes artères, rues adjacentes ou ruelles. Et bien que les automobilistes restent méfiants du sayès, car il ne porte pas de badge d’identité autour du cou, ils lui confient leur voiture par manque de garages.

Le problème de stationnement au Caire est tel que la triste réputation de notre capitale dépasse de loin nos frontières. Dans son guide Conduite Egypte, le site Auto-Europe signale ce problème en mentionnant : « Dans les campagnes égyptiennes, vous aurez toujours de la place pour vous garer. Par contre, en agglomération, c’est difficile. Avec un peu de chance (et un pourboire), vous parviendrez à dénicher une place ».

Quelques indices révèlent que les Egyptiens souffrent de cette situation. « La capacité des rues est de 600 000 voitures seulement, alors que 3,5 millions de voitures circulent dans la capitale. Donc, chaque voiture ne dispose que d’un espace de 8,75 m2. En supposant que toutes ces voitures bougent en même temps, les rues du Caire seraient complètement bloquées », précise Adel Al-Kachef, PDG de l’Association égyptienne de la sécurité du trafic.

Mauvaise planification
A la rue Al-Azhar, une vieille zone commerciale du vieux Caire, on trouve toutes sortes de commerces. Du coup, le va-et-vient des camions qui chargent et déchargent des marchandises est incessant. Sans compter une clientèle en grand nombre qui vient acheter dans ce quartier bon marché. Résultat : un calvaire pour tous, comme le dit Achraf, un commerçant qui se plaint de tous ces automobilistes qui se garent n’importe comment. Quant aux minibus, ils s’arrêtent en plein milieu de la rue pour faire descendre ou monter les gens. Cette situation se répète des milliers de fois tout le long de la journée. On entend des coups de klaxons et des hurlements de la part des automobilistes qui leur demandent de dégager la voie. Mais les chauffeurs font la sourde oreille et ne se pressent de partir que lorsqu’ils voient un policier leur faire signe de circuler. « C’est aberrant de mettre une heure et demie pour faire un trajet de 400 mètres en voiture à cause de ce tohu-bohu et du non-respect d’autrui », dit Achraf, en colère. Ce propriétaire de magasin gare sa voiture dans le garage d’un centre commercial à la rue Port-Saïd. Il verse 1 400 L.E. pour un abonnement de 3 mois. Achraf n’est pas le seul commerçant qui paye cher le stationnement de sa voiture. Mounir Makram, qui vend des appareils électroménagers, affirme qu’il a signé un contrat avec le gouvernorat, il y a une vingtaine d’années, et a versé 15 000 L.E. à la municipalité en tant que droit d’exploitation pour avoir une place où se garer sous le pont d’Al-Azhar. De plus, il paye 325 L.E. par mois à la municipalité pour disposer d’une clé et d’une chaîne pour réserver sa place quand il est absent.

Dans cette zone commerciale, il est impossible de trouver une place où stationner. Et même en se promenant à pied, il faut faire attention de ne pas trébucher ou se faire bousculer. En plus des magasins, il y a aussi les marchands ambulants qui étalent leurs articles n’importe où sur le trottoir, sous le pont, et même dans les croisements de rues. Al-Azhar a connu, au fil des ans, un développement important en matière de commerce, ce qui a compliqué davantage la situation.

Le manque de planification urbaine a eu son impact également dans des quartiers tels que Madinet Nasr et Mohandessine. « Ces quartiers étaient considérés comme des banlieues dans les années 1950. Selon la loi 119, un immeuble ne doit pas dépasser les 4 étages et doit avoir un garage pour garer au moins 7 véhicules », précise Ahmad Zaezae, urbaniste. Mais personne ne contrôle les nouvelles constructions, et si les agents municipaux interviennent, ce n’est pas pour s’assurer que le propriétaire de l’immeuble a construit un garage, mais plutôt pour détruire les étages supplémentaires qui sont illégaux. « Des immeubles gigantesques se dressent dans ces quartiers où la capacité des rues ne peut contenir autant de voitures », explique Zaezae. Ce dernier cite l’exemple d’un immeuble à Mohandessine constitué de 16 étages, comprenant chacun deux appartements, au total 32 familles et 192 voitures. Résultat, ceux qui possèdent des voitures ne trouvent plus de place où se garer, même dans les rues adjacentes.

Le cas se complique à la rue Al-Khalifa Al-Mämoun à Héliopolis, alors qu’elle fut au début des années 1990 une artère principale. La construction des 4 centres commerciaux a rendu le stationnement encore plus compliqué. « Durant des années, j’arrivais en bas de chez moi à 20h et ne pouvais monter à la maison qu’une heure et demie plus tard, attendant qu’une place se libère pour garer ma voiture », relate Zafer Ismaïl, ingénieur. Il confie que ces centres commerciaux reçoivent chaque jour au moins 400 camions chargés de marchandises pour les livrer aux différents magasins. Zafer en a eu assez de cette situation et a décidé de déménager à la ville Chourouq où il dispose d’une maison et d’un garage pouvant renfermer 3 voitures. Mais beaucoup d’habitants n’ont pas l’opportunité de déménager. Alors, ils recourent à plusieurs astuces pour trouver où stationner en bas de chez eux. Des piquets en fer cloués dans l’asphalte, de vieux pneus rembourrés de ciment pour compliquer la tâche à celui qui veut les déplacer, de grosses pierres, des pots de peinture vides et même un meuble ancien sont utilisés pour garder une place vide. Et ce besoin de trouver un endroit où stationner a créé d’autres idées plus originales.

Système D
Hani Joseph, homme d’affaires, habite à Héliopolis. Il a acheté une vieille voiture d’occasion à 7 000 L.E. et l’utilise pour se réserver une place. « Ce tacot roule à peine. Il me sert à garder ma place pendant que je fais mes déplacements avec l’autre voiture neuve », précise-t-il. En rentrant le soir, Joseph déplace son tacot, gare à sa place sa voiture neuve puis reprend la vieille et la stationne en double file. « J’en ai marre de faire ces deux manoeuvres chaque jour, mais je n’ai pas trouvé d’autres moyens pour me garer. En fait, le garage d’en face est plein à craquer et le gardien doit garder les clés pour faire sortir la voiture qui est placée à l’arrière et en garer une autre à sa place », commente Joseph, qui déteste laisser les clés de sa voiture à un sayès. « Il pourrait profiter de mon absence pour mettre en marche le climatiseur pour se rafraîchir en été ou salir ma voiture. Une fois, à la Côte-Nord, j’ai laissé mes clés à un gardien, et quand je suis revenu, j’ai trouvé une assiette renfermant des restes de nourriture sur le siège avant de ma voiture. Depuis, j’ai décidé de ne plus laisser mes clés à personne », souligne-t-il. Avoir la chance de trouver où se garer relève de l’exploit. « Tous les moyens dont les gens usent sont illégaux. Et même si les agents de la municipalité ou de trafic interviennent, dès qu’ils repartent, les habitants remettent les objets utilisés pour avoir une place disponible », décrit Al-Démeiri. En effet, chaque jour, les habitants jouent au jeu du chat et de la souris avec la municipalité alors que la loi en matière de construction devrait être appliquée pour éviter tous ces désagréments.

Autant de maux que ni l’application Rakna, ni les mesures prises par les autorités ne parviennent à résoudre. En ce moment, le gouverneur du Caire est en train d’étudier la possibilité d’utiliser 148 espaces libres dans la capitale pour faire office de parkings. Alors que certains estiment que Le Caire est un cas désespéré, d’autres estiment que tout est question d’organisation. Pour Moustapha Sabri, professeur à la faculté de polytechnique de l’Université de Aïn-Chams spécialiste en trafic et en transport, « les rues du Caire sont plus vastes que celles de Londres ou de Paris. Il faut trouver un système, une réglementation, entre autres, promouvoir les transports en commun convenables pour réduire l’usage des véhicules personnels », conclut Sabri.

Et en attendant les solutions, chacun se débrouille à sa manière.

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