« Avant, il y avait les nouveaux riches, aujourd’hui, il y a les nouveaux pauvres, et ces nouveaux pauvres, c’est nous, la classe moyenne ». La sentence, lancée par une jeune enseignante, est cruelle, elle paraît pourtant véridique dans une certaine mesure au moins, dans l’Egypte de 2017. En effet, même si la notion de classe moyenne est quelque peu floue, qu’il n’existe pas toujours d’indicateurs précis sur les conditions de vie des membres de cette classe — elle-même largement hétérogène —, l’impression générale est que cette classe est en déclin, et son niveau de vie est en chute libre.
Les loisirs sont devenus essentiels au mode de vie de cette classe : le superflu devient important,l'important devient primordial.
C’est, en effet, l’ensemble de la classe moyenne qui souffre le plus des conséquences de l’inflation galopante : les plus pauvres peuvent encore bénéficier des subventions et leurs aspirations restent modestes ; et les plus riches ne sont pas concernés. Ainsi, selon une étude effectuée par la banque Crédit suisse et publiée en décembre 2016, l’Egypte est le pays qui a connu le grand déclin de la classe moyenne dans le monde au cours des 15 dernières années. Le constat risque d’être plus amer encore avec les récentes décisions économiques (flottement de la livre, levée partielle des subventions, etc.) : selon l’expert économique, Omar Al-Shenety, « les trois prochaines années seront encore plus dures pour la classe moyenne ».
Or, il existe, au sein de la classe moyenne, différents niveaux que l’on peut séparer en trois catégories : tous sont salariés et ont des revenus fixes. Tous souffrent, chacun à sa manière, des répercussions du plan de réforme économique. Il y a d’abord la catégorie en bas de la pyramide (quelque 10 %, selon le Times), qui comprend les petits fonctionnaires aux compétences moyennes et peu diplômés, ceux-là sont aujourd’hui passés dans la classe défavorisée. Ensuite, il y a la catégorie du milieu, la vraie classe moyenne en quelque sorte. Ceux-là perçoivent aussi des salaires fixes mais sont généralement universitaires et occupent des postes moyens au sein de l’administration publique ou dans le privé et qui, eux aussi, ont de plus en plus de mal à boucler le mois. Et enfin, la classe moyenne supérieure, la « upper middle class », celle qui, théoriquement, vit dans une relative aisance, sans pour autant appartenir aux classes supérieures. Les membres de cette catégorie (professeurs universitaires, médecins, professions libérales etc.) vivent relativement bien : ils n’utilisent pas les transports publics car ils sont eux-mêmes véhiculés, n’achètent pas avec les cartes de subventions, utilisent les cartes de crédit, notamment pour les loisirs, font des prêts bancaires pour s’acheter une voiture ou un nouvel appartement, etc., mais en général, n’ont pas ou ont peu d’épargne. Une classe qui consomme beaucoup et qui est donc touchée de plein fouet par la crise économique que subit l’Egypte, notamment depuis plusieurs années, et surtout depuis la dévaluation de la livre égyptienne en novembre 2016.
Et c’est justement de cette tranche sociale qu’il s’agit. Car en Egypte, la classe moyenne supérieure a des propriétés spécifiques et fait face à des défis bien particuliers, propres au mode de vie et au système social égyptiens.
Pressions sociales
Obsédée par les marques, le dernier cri, la classe moyenne supérieure se retrouve dans un cercle vicieux
de surconsommation.
« Plus on monte dans l’échelle sociale, plus les exigences se multiplient et les pressions sociales augmentent », lance Mariam, employée dans une banque et mère de deux enfants. Son mari, comptable dans une multinationale, et elle, ont des salaires que l’on peut qualifier de corrects. Mais se disent toujours financièrement en difficulté, non pas que leur revenu soit faible, mais que les obligations soient nombreuses. « On est comme dans un cercle vicieux. On a des aspirations, on essaie de vivre mieux, et on se trouve tout le temps à l’affût d’autre chose », raconte Mariam. « Par exemple, poursuit Mariam, il y a la hautement problématique question du choix des écoles. Avant, les gens de notre classe optaient pour les écoles privées parce qu’il n’était pas question de scolariser ses enfants dans une école publique. Ensuite, c’était les écoles privées de langue, c’était devenu une exigence si l’on voulait garantir à ses gosses un avenir professionnel décent. Et aujourd’hui, c’est la mode des écoles internationales. Il y a aussi le logement, avant, il y avait les quartiers chics et les quartier populaires, aujourd’hui, c’est la mode des compounds du Nouveau Caire, et par-dessus le marché, la mode d’habiter dans une villa. Et la pression est terrible ».
Prestige, mode, exigence sociale, autant de formes de pressions sans cesse pesantes. « Nos ambitions grandissent, c’est un peu normal, mais ce qui est aujourd’hui différent, c’est que les besoins de la société se multiplient, un peu à cause des évolutions sociales dues à la société de consommation, beaucoup à cause des médias, de la publicité, etc. », explique la sociologue Nadia Radwane. « Qui plus est, dit Radwane, il y a des caractéristiques propres aux Egyptiens, par exemple, ici, on fait très attention aux qu’en dira-t-on, aux apparences, au prestige, aux phénomènes de mode, à tel point que tout ce que l’on fait ou presque, on le fait pour les autres. Aujourd’hui, si on choisit une école internationale ou une université privée, ce n’est pas seulement pour la qualité des études, mais aussi, et souvent surtout, pour le prestige que cela nous donne, pour confirmer notre appartenance à une certaine classe. Tout comme la marque de la voiture que l’on conduit, la résidence secondaire au bord de la mer, et ainsi de suite. Ceci est surtout propre à la classe moyenne élevée ».
Du coup, souvent, à force d’aspirer à mieux, on finit par vivre au-dessus de nos moyens. Et on arrive à perdre le sens même de la vie, des petits plaisirs, du bonheur tout court. Et on se trouve ainsi de plus en plus sous le joug du jugement des autres. D’où une surconsommation chez la classe moyenne supérieure, aujourd’hui obsédée par les marques, le dernier cri. En effet, explique la sociologue Nadia Radwane, « aujourd’hui, on vit dans un monde qui tend à la surconsommation, y compris des biens de luxe. C’est très différent par rapport à avant, les tentations sont fortes, la publicité nous harcèle, la mondialisation et les réseaux sociaux n’arrangent pas les choses ».
Frustrations
Avant, il y avait les quartiers chics et les quartiers populaires, aujourd'hui, c'est la mode des compounds
et par-dessus le marché, la mode d'habiter dans une villa.
Quant à l’écrivain et économiste Galal Amin, auteur d’une série d’articles sur la classe moyenne intitulée Qu’est-il arrivé à la classe moyenne en Egypte ?, il estime que « rester au sein de cette classe est devenu financièrement et moralement épuisant, parce que l’Etat n’assume plus son rôle vis-à-vis de cette tranche sociale. Ainsi, que ce soit en ce qui concerne l’éducation ou la santé, l’Etat ne lui offre presque rien, et c’est elle qui joue le rôle de l’Etat ». De plus, ajoute Amin, « on juge les gens et leur appartenance sociale en fonction de ce qu’ils possèdent, le chalet à la Côte-Nord ou à Aïn-Sokhna, la villa, la ou les marques de voitures que l’on possède, et ainsi de suite. Résultat : les membres de cette classe souffrent et s’endettent pour maintenir leur appartenance à la upper middle class ». Et tout cela conduit inéluctablement à un sentiment de frustration généralisé.
Et les exemples le confirment. « Malgré moi, je me trouve en train de me comparer aux autres, à ceux qui ont une plus belle maison, un sac signé, des vêtements de marque, etc. Les enfants aussi veulent toujours plus, toujours mieux, le dernier portable, les chaussures de luxe, la villa. On n’en finit pas. Nos besoins sont sans cesse renouvelés, et aujourd’hui, financièrement, ça devient infernal, d’autant plus qu’on ne peut pas se permettre de régresser », raconte Marwa, une femme au foyer, épouse d’un médecin.
Sauf que la régression est bel et bien là. Dalia, ingénieure, confie qu’elle a été obligée de faire un certain nombre de concessions. « On commence par des coupes dans le budget des loisirs, ce qui est logique. Par exemple, on avait l’habitude d’aller au restaurant fréquemment. Ce n’est plus le cas. Idem pour les voyages, même ceux à l’intérieur de l’Egypte, sont devenus hors de prix, ou pour l’achat de vêtements. Nous, les adultes, on arrive à nous y faire, mais c’est plus dur pour les enfants de changer leurs habitudes, surtout pour les plus jeunes qui ne comprennent rien à cette crise économique ». Mahmoud, lui, explique qu’il a reporté sine die la décision d’acheter une nouvelle voiture, vu les fluctuations des prix. « En fait, on essaie de jongler avec les dépenses, mais on ne peut pas toucher à l’essentiel, à tout ce qui touche à notre statut social. Peu importe ce que tu manges toi-même chez toi, me disait ma mère, l’important c’est que tu serves le meilleur à tes invités », estime Dalia.
Spécificités sociales et intellectuelles
La hiérarchie sociale est donc une hiérarchie de prestige et d’honneur social. Et ceci se traduit par des styles de vie et des modes de consommation spécifiques. Nous nous trouvons face à un raisonnement en terme de statut qui s’ajoute à la différenciation en terme de classe. Comme l’exemple donné par Chérif, conseiller juridique dans une multinationale de renom : « le PDG de la compagnie où je travaille m’a littéralement contraint de changer de voiture, parce que quelqu’un de mon poste doit conduire un haut de gamme et sous prétexte que mon salaire inclut une prime de transport. J’ai dû obtempérer, vendre ma voiture et faire un prêt pour payer la différence. Et aujourd’hui, je conduis une voiture qui vaut plus d’un demi-million de L.E., et je n’ai même pas le dixième de cette somme en banque ! ».
Une ironie qui cache une triste réalité, celle de gens qui ont l’apparence d’être aisés, mais qui sont loin de l’être. « C’est vrai que j’ai un peu honte de parler de difficultés financières quand les autres n’arrivent même pas à nourrir leurs enfants, mais la vérité est qu’aujourd’hui, on n’arrive plus à garder le même niveau de vie, encore moins à épargner, et ça, c’est très dur », avoue ainsi Marwa.
Car la question n’est pas uniquement une question d’apparence. Outre les critères économiques qui définissent la classe moyenne supérieure, celle-ci est caractérisée par d’autres spécificités sociales et intellectuelles : le mode de vie, le niveau des études et la profession. Le tout étant intrinsèquement connecté. Ainsi, la profession reste un caractère important de classement qui renvoie à deux critères étroitement liés quoique de nature distincte : le niveau de revenu (critère économique) et le mode de vie (critère social). Or, un niveau intellectuel plus élevé ou une profession plus prestigieuse donnent naissance à des désirs plus grands. Des besoins pas toujours matériels, mais dont la réalisation passe par le matériel. Le superflu devient important, l’important devient primordial. « Aujourd’hui, ceux qui appartiennent à cette classe sont conscients de l’importance du type d’études que leurs enfants font et de son impact sur leur avenir professionnel, ils sont conscients que la concurrence est forte, et ils veulent le mieux pour leurs enfants, ce n’est que pour le prestige qu’ils optent pour telle ou telle école ou université, ça devient, pour eux, presque une affaire de survie. Ils n’hésitent donc pas à investir cher dans les études, ça ne devient plus de luxe, ça devient une nécessité, d’où le sentiment que les obligations financières n’en finissent pas », dit la sociologue.
Tout ceci a donné naissance à une nouvelle catégorie sociale difficilement classable : « On est aujourd’hui des gens bien habillés, au volant d’une belle voiture, habitant dans un quartier chic, mais avec zéro en banque », conclut Chérif .
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