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Marché d’Al-Obour, le gros du gros

Manar Attiya, Dimanche, 29 janvier 2017

Créé en 1994 pour remplacer celui de Rod Al-Farag, le mar­ché de fruits et légumes d'Al-Obour sert plus de 40 % de la population égyptienne. Reportage dans le plus grand marché de gros en Egypte.

Marché d’Al-Obour, le gros du gros
Le souk d’Al-Obour est une véritable école de commerce. (Photos : Mohamad Abdou)

Des tas d’oranges accu­mulés dans des stands ou dans d’énormes sacs en toile sont exposés aux grossistes et détaillants. Des montagnes de melons sont exhibées au regard des commerçants et des exporta­teurs. Plus loin, plusieurs com­merçants, assis sur un amas de pastèques, attendent d’être servis, les uns fument la chicha ou man­gent des sandwichs de foul ou falafel, d’autres révisent leurs comptes. Ils discutent avec des amis, des clients ou même des paysans qui sont là pour faire des transactions.

La scène se déroule au sein du marché d’Al-Obour, situé à 20 kilomètres du Caire sur la route désertique d’Ismaïliya, en dehors du périmètre de la ville. Le mar­ché bouillonne de l’intérieur sur fond de cris de marchands, de craquement de caisses et de ron­ronnement de moteurs de camions. Des porteurs bougent tous azimuts dans cette fourmi­lière au milieu des cageots de fruits et légumes fraîchement cueillis. Tout le monde s’active dès l’aube : de l’agriculteur au marchand ambulant en passant par le transporteur et autres gros­sistes, intermédiaires, manda­taires, etc.

« Je vends des produits de qua­lité. D’habitude, je goûte à tous les fruits, cela me permet de bien conseiller mes clients, je peux dire aux consommateurs : cette clémentine est plus acide que celle-ci, cette poire est davantage sucrée que celle-là ... Les pro­duits proposés sur mon étalage ont une certaine notoriété et je trouve important de bien infor­mer les consommateurs sur l’ori­gine des produits », raconte hadj Ibrahim Haddad, marchand de fruits et de légumes et proprié­taire de l’échoppe nº171 au souk. Au marché de gros Al-Obour, le grand maître du souk hadj Ibrahim travaille avec de bons fournisseurs. Cela lui permet de proposer de bons produits. Bien évidemment, tous les fruits et légumes proposés à l’étalage de hadj Ibrahim ne sont pas locaux. Il s’assure à chaque fois de choi­sir ceux qui sont de bonne quali­té. Il exerce ce commerce depuis une quarantaine d’années. Petit garçon, il s’invitait chaque semaine dans le camion de son père qui partait pour le souk depuis leur ferme située à Béni-Soueif en Haute-Egypte. Trois fois par semaine, ils montaient ensemble leur étalage de fruits et légumes. Pendant ce temps, le petit garçon, Ibrahim, 10 ans, apprenait tous les rudiments du métier. Il a pris la place de son père quand ce dernier, à l’âge de la retraite, a décidé d’ouvrir une autre échoppe au souk du 6 Octobre. Ils ont commencé leur commerce au souk de Rod Al-Farag, dans les années 1960, avant de déménager au souk d’Al-Obour en 1994. Ainsi, sur le marché, les emplacements se transmettent de père en fils. A 35 ans, Ibrahim est devenu l’un des plus gros vendeurs de fruits et légumes du marché. Il est aussi le président de l’Association des 5 000 commerçants, ouvriers, transporteurs du souk et agents de sécurité. « Un petit rien fait la

différence : un sourire, un peu de rai­sin à goûter, une botte de persil en cadeau. Et la petite phrase qui fait plaisir et qui montre que chaque client compte. Le marché, c’est une vie sociale », dit hadj Ibrahim, avec l’as­surance d’un homme qui a de l’expé­rience.

300 feddans et 35 000 commerçants

Marché d’Al-Obour, le gros du gros
Le marché des fruits et légumes est le plus grand marché de gros en Egypte et dans la région. (Photos : Mohamad Abdou)

Le souk d’Al-Obour est le plus grand marché de gros en termes de superficie (300 feddans) non seule­ment de la capitale, mais de toute l’Egypte. L’endroit est un centre d’achats qui brasse un chiffre d’af­faires de plus de 2 millions de L.E. par jour. A l’intérieur du marché, la vente aux particuliers n’y est pas autorisée. Ce marché est ouvert 24h/24. Il est constitué de 7 portes dont 3 donnant sur la rue Guésr Al-Sweis, 2 autres sur le tunnel d’Al-Obour et les 2 dernières sur l’hypermarché Carrefour. Ce mar­ché, créé en 1994, est constitué de 3 hangars : Un réservé aux légumes, un autre aux fruits de saison, et le 3e est réservé spécialement aux bananes.

Les 35 000 commerçants qui se ren­dent chaque jour dans ce grand mar­ché pour vendre ou acheter des mil­liers de tonnes de fruits et légumes arrivent aussi bien des régions hup­pées que des quartiers populaires. Le souk d’Al-Obour, qui est un véritable écosystème au service de l’alimenta­tion des Egyptiens, rend service aux gens qui habitent aux alentours des villes Al-Rihab, Al-Chorouq, Orabi, Massaken Sheraton, Madinet Nasr, Choubra, Al-Wayli, les gouvernorats de Qalioubiya et de Charqiya, et aux commerçants venus d’Assiout et de Sohag en Haute-Egypte.

Du coup, les prix fluctuent d’une heure à l’autre et d’un jour à l’autre suivant l’offre et la demande : « Les légumes et les fruits de première qua­lité se vendent entre 5h et 8h du matin. C’est ce qu’il y a de plus cher », pré­cise Mohamad Charaf, directeur exé­cutif du marché. Ce sont généralement des fruits de gros calibre, frais, lavés, bien conditionnés et destinés aux hôtels, restaurants, supérettes, échoppes de quartiers huppés ou au marché central. Ensuite, les produits de qualité moyenne, vendus entre 9h et midi et destinés aux marchés popu­laires, les souks de quartiers et épice­ries. Le reste, de qualité médiocre, est écoulé entre 13h et 16h aux mar­chands ambulants qui, en fait, « net­toient les halles des invendus », estime-t-il.

Pour son bon fonctionnement, le marché d’Al-Obour dispose de 25 agents de sécurité qui font un travail à la fois extraordinaire et méticuleux. Ils sont relayés par des forces auxiliaires, veillent au maintien de la sécurité dans l’enceinte du marché, afin de sécuriser 1 400 points de vente (300 échoppes de bananes, 600 de légumes et 500 de fruits), selon la direction du souk. Et les agents de sécurité portent des uni­formes de couleur bleue pour être facilement identifiables. L’agent de sécurité effectue des rondes pour contrôler le bon fonctionnement des systèmes d’alarme incendie et du matériel de secours. Plusieurs agents accompagnés de leurs chiens tournent à l’intérieur et à l’extérieur du souk. Les voitures des grossistes qui y pénè­trent sont fouillées.

Une véritable école

Marché d’Al-Obour, le gros du gros
35 000 commerçants se rendent chaque jour au souk. (Photos : Mohamad Abdou)

« Ici, c’est une véritable école de commerce », estime le grossiste hadj Abdel-Wahab, propriétaire de l’échoppe n°98. Ce dernier, qui a réussi à vendre sa marchandise dès 6h30, renchérit : « Ce souk est plutôt l’école de la vie ! ». Elle apprend à « sentir » les caprices du marché. C’est pourquoi de gros producteurs de fruits ont souvent recours à des ven­deurs commissionnaires qui savent tâter le pouls du marché. En tant que grossiste fruitier, hadj Abdel-Wahab dit que la quantité qu’il vend en hiver est différente de celle de l’été. « En été, je vends une tonne de fruits, mais en hiver, beaucoup moins. La raison : les grossistes ou les distributeurs trou­vent parfois des difficultés à se rendre au marché à cause du mauvais temps (pluie, boue, vents violents) », ajoute-t-il. Chaque saison hivernale pose des problèmes aux grossistes et aux com­merçants du marché d’Al-Obour.

Cet hiver, ils rencontrent un autre problème : la hausse des prix. « Le prix des fruits a augmenté de plus de 70 % par rapport à 2015, et celui des légumes est estimé à 30 %. Du jamais-vu en dix ans », souligne le patron des commerçants en gros, hadj Abdel-Naïm, qui dresse, chaque année, son baromètre. Cette saison hivernale, le marché est en récession. Les grossistes et détaillants se font de plus en plus rares. La quantité de vente diminue d’un jour à l’autre à cause des prix qui ne cessent de flamber.

Sur son camion, venant de la ville d’Al-Rihab, quartier huppé dans la banlieue du Caire, Abdel-Basset, gros­siste, a décidé d’acheter du souk d’Al-Obour 2 cartons de pommes importées (28 kilos par carton) à raison de 392 L.E. « Au mois de septembre, j’ai acheté 4 cartons et au même prix. Cela veut dire que le prix des pommes a doublé en 4 mois », précise ce dernier. Comme tous les commerçants qui achètent en gros, Abdel-Basset doit diminuer en quantité, « car le client, qui achetait d’habitude 4 ou 6 kilos de pommes importées du Liban ou de Syrie, par semaine, en achète beau­coup moins aujourd’hui. Ce même client se contente de 2 ou 3 kilos seule­ment ».

La crise est passée par là

Marché d’Al-Obour, le gros du gros
Ce marché compte quelque 1 400 points de vente. (Photos : Mohamad Abdou)

Mais aujourd’hui, dans les locaux du souk d’Al-Obour, les gens préfè­rent acheter les produits de moindre quantité. Am Fathalla, commerçant en détail vendant des légumes et des fruits au quartier de Massaken Sheraton, se rend à l’aube, une fois par jour, au souk. Auparavant, il s’y rendait deux fois par jour, à l’aube et à 16h. Il dit : « Les gens achètent moins car ils n’ont plus les moyens. Jadis, le client téléphonait trois ou quatre fois par jour, pour passer des commandes. La pomme de terre affiche un chiffre record de ventes, aujourd’hui, son prix a atteint les 7 L.E. Au mois de septembre, elle coû­tait entre 3 et 4 L.E. Le prix de l’oi­gnon a connu, aussi, une forte hausse passant de 4 à 7 L.E. en trois mois. J’achète le grand sac en toile de jute d’oignon (entre 75 et 78 kilos) à 400 L.E., aujourd’hui, son prix est de 750 L.E. Au rang des légumes, l’auber­gine affiche la 2e plus forte progres­sion. Celui qui achetait 3 kilos d’au­bergine en 2015 à 3 L.E. achète aujourd’hui le kilo à 6 L.E. », explique Am Fathalla, dont le stand sur le marché propose presque uni­quement des produits locaux.

Et ce n’est pas tout. Les grossistes et les commerçants du marché d’Al-Obour affrontent également un autre problème, celui des Chalayech : une sorte de marché de pauvres. Ce sont des marchands ambulants qui prolifè­rent un peu partout, y compris aux alentours du marché d’Al-Obour qu’ils ont envahis. Ils encombrent chaussées et trottoirs et squattent tout espace pour chercher quelques mètres carrés. Ils achètent des légumes et des fruits de différents villages et les ven­dent à même le sol ou sur des char­rettes. La plupart d’entre eux tra­vaillaient comme maçons ou ouvriers. Avec l’âge, ils changent de métiers et deviennent des marchands ambulants. « En vérité, ils menacent notre gagne-pain. Ils vendent à des prix inférieurs aux nôtres, et ils peuvent se le per­mettre, car ils ne payent ni loyer, ni factures d’électricité ou d’eau. Ils ne versent de salaires ni aux ouvriers, ni aux transporteurs. Ils ne paient pas les frais de transport … », précise Am Abdel-Nabi, propriétaire du magasin n°80.

Ces commerçants de Chalayech ne menacent pas seulement les gros­sistes et les commerçants, mais aussi les ouvriers et les transporteurs du souk qui sentent que le taux de vente diminue d’un jour à l’autre à cause de l’augmentation des prix. « L’année dernière, je transportais jusqu’à 1 tonne de citron chaque jour, ce qui a diminué de 50 % cet hiver », confie Islam, un jeune commerçant de 16 ans, en regrettant son comportement de jeune écolier insouciant d’avoir quitté tôt les bancs de l’école. Il n’a pas trouvé d’autres perspectives que de transporter les marchandises. Mais il est satisfait car il touche entre 25 et 30 L.E. par jour et aide son père face à la cherté de la vie. Mais cette situa­tion difficile ne les empêche pas de poursuivre leur travail. Et dès que des camions chargés de fruits et de légumes pénètrent dans le souk, l’ac­tivité reprend de plus belle et tout le monde se met au travail, pour gagner de l’argent.

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