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Immersion chez les mordus du backgammon

Dina Darwich, Lundi, 23 janvier 2017

Le backgammon dans les cafés du Caire, c'est toute une histoire de liens, d'anecdotes, de discussions enflammées sur la politique et de rituels. Reportage au café Zahret Al-Boustane, où les dés rythment la cadence.

Immersion chez les mordus du backgammon
Bien que le jeu soit populaire en Egypte, il est d’origine perse. (Photo:Fawzi Masralli)

« Doch » (double six), s’exclame Mohie Taha avec allégresse en regardant les dés qu’il vient de jeter. Un rictus de victoire apparaît alors sur le visage de cet ingénieur de 50 ans, qui a remporté le titre de champion de backgammon lors de la dernière com­pétition, qui a eu lieu au mois du Ramadan, à Zahret Al-Boustane, un café du centre-ville. Cette compétition réunit annuellement tous les mordus du backgammon, les tawlaguis, joueurs de tawla en arabe, venus des quatre coins de l’Egypte. « Chicha et trictrac, nar­guilé ou backgammon ? », propose le garçon de café à chaque client qui s’at­table. Dans ce café, des générations de joueurs amateurs ou expérimentés s’af­frontent depuis plus de 80 ans. « Nous avons accueilli ici des duels mémo­rables », assure Adel Mohamad, direc­teur du café.

« Parmi les tawlaguis les plus connus du Caire se trouve Mohie Taha. Ses stra­tégies et ses tactiques ont fait de lui un joueur légendaire », reprend Adel Mohamad. Sa maîtrise du backgammon pousse ses fans à parcourir des kilo­mètres pour venir assister à l'une de ses acharet tawla (partie de backgammon). « Tout le jeu va dépendre de l’adversaire qui se trouve face à moi », déclare Taha. « L’un peut perdre après une demi-heure de jeu, alors que pour d’autres, il me fallait une heure avant de réussir à leur infliger le coup final », explique-t-il fiè­rement. Tous les jours, lorsqu’il termine son travail à Madinet Nasr, Mohie Taha se rend au centre-ville pour jouer au backgammon, avant de rentrer chez lui, au quartier de Moqqatam. « Parfois, le trajet vers le café peut me prendre deux heures, surtout s’il y a des embou­teillages, mais pour moi, une partie de tawla est le seul moyen de me détendre et de faire baisser le stress, après une jour­née de dur labeur qui peut durer dix heures, y compris les week-ends », pré­cise-t-il. Son adversaire Abdel-Moneim Osman, metteur en scène de 50 ans, par­tage son avis. « Mon travail est très prenant. Il y a un millier de détails à ne pas oublier, et il faut toujours rester concentré et aimable. Une demi-heure de tawla par jour me permet de rechar­ger les batteries. Je joue pour le plaisir et non pour gagner. Pour moi, c’est vrai­ment un moment important », ajoute Abdel-Moneim.

« Rira bien qui rira le dernier »
L’odeur fruité du tabac à narguilés embaume tout l’espace. Et la voix suave d’Oum Kalsoum, provenant d’un vieux poste de radio, se mêle aux commen­taires des tawlaguis groupés en petits cercles autour des tables. Les deux joueurs placés face à face sont concen­trés et plutôt silencieux, mais les amis qui les entourent ne manquent pas de commenter le jeu. « Vas-y, Diesel balance ! », lance un ami de l’ingénieur Taha qui travaille dans une société pétro­lière. Les dés roulent et les pions avan­cent sur le plateau de jeu, à une vitesse extraordinaire. Les deux joueurs contrô­lent parfaitement leur jeu et savent presque à l’avance ce qu’ils vont jouer quel que soit le résultat des dés. La chance bascule d’un côté puis de l’autre, les deux joueurs sont au coude à coude, jusqu’à ce que Mohie lance avec déri­sion : « Rira bien qui rira le dernier » et lance ses dés avec un flegme impres­sionnant.

« C’est un jeu de hasard, mais il y a aussi la stratégie : rester au bon endroit tout le temps que dure la par­tie. Beaucoup de techniques peuvent être mises en place pour déjouer les réactions de l’adversaire et gagner », explique Mohie. « La façon de jouer de Diesel, alias Mohie, surprend tou­jours, mais c’est ce qui fait son charme », confie Adel, tout en ajoutant que beaucoup de personnes viennent exprès ici pour apprendre à jouer au backgammon.

Un des plus vieux jeux du monde
Ce jeu, tel que nous le connaissons aujourd’hui, a subi de nombreuses transformations. Il est le fruit d’une longue évolution de différentes variantes des jeux de plateau et est d’origine perse. Il est considéré, avec les échecs, comme l’un des jeux de plateau les plus vieux du monde. Né à Sistan (dans l’actuel sud de l’Iran), il y a environ 5 000 ans, ce jeu a réussi à traverser les frontières de l’espace et du temps et est encore joué aujourd’hui dans les cafés populaires d’Egypte. Il est même considéré comme le jeu de table le plus populaire du pays. Le plateau de jeu du backgammon permet de jouer au moins 3 versions de ce jeu, la version la plus connue et la plus jouée étant le « 31 ».

Le jargon qui entoure le jeu, c’est-à-dire le nom des chiffres par exemple, est toujours en perse. Ainsi, on dit yak pour un, do pour deux, biche pour un double cinq, etc. D’après certains historiens, l’inven­teur de ce jeu pourrait bien être un astronome du fait des liens récurrents entre la structure du jeu et le système solaire. Le plateau comporte 24 cases en forme de flèches, comme le nombre d’heures de la journée. Le nombre des pions est de 30 comme le nombre des jours d’un mois. Et le chiffre total des mouvements des pions, au cours d’une partie, est de 365 exactement comme le nombre de jours dans l’année.

Un substitut au jeu de cartes

Immersion chez les mordus du backgammon
Lors de la dernière compétition qui a eu lieu au café Zahret Al-Boustane, Mohie Saïd a été sacré champion de backgammon. (Photo:Adel Anis)

Selon le Dr Mohamad Afifi, prési­dent du département d’histoire et pro­fesseur d’histoire contemporaine à la faculté de lettres de l’Université du Caire, le backgammon est étroite­ment lié à la vie des Cairotes. Certaines provinces se sont même réappropriées le jeu et l’ont transfor­mé pour créer la siga. Un jeu servant de divertissement aux fonctionnaires et aux retraités qui préfèrent jouer au backgammon plutôt qu’aux jeux de cartes. Une habitude qui a été renfor­cée par l’interdiction des jeux de cartes dans les cafés du Caire, dans les années 1970. Devenu un élément fondamental pour de nombreux cafés, lieux de rencontre de la plupart des Egyptiens, le backgammon fait depuis toujours partie de leur quoti­dien. C’est autour de ce plateau de bois que de nombreux écrivains ont puisé leur inspiration comme l’attes­tent certains ouvrages du grand écri­vain Naguib Mahfouz. Dans le café Al-Karnak, les tawlaguis abordaient tous les sujets politiques sensibles du pays et discutaient des problèmes de la société. Dans son dernier ouvrage publié en 2014 et intitulé Acharet Tawla, l’écrivain Mohamad Al-Chazli revient sur les événements du 25 jan­vier 2011 et du 30 juin 2013, qui sont nés, entre autres, des discussions enflammées qui entouraient les par­ties de tawla. Aujourd’hui encore dans la culture populaire, le dé repré­sente le hasard et la chance. Une chanson populaire que l’on entend souvent dans les rues du Caire dit ainsi Ah Law Leabt Ya Zahr (ah si les dés pouvaient m’apporter la chance). Cette chanson, interprétée par Ahmad Chiba, fait en réalité référence au fait de devenir riche. Un sujet qui inté­resse grandement toutes les tranches d’âges de la population.

Ce jeu était l’apanage des gens du troisième âge, néanmoins aujourd’hui, les plateaux de backgammon attirent de plus en plus de monde, tous âges confondus. Un phénomène qui pour­rait trouver plusieurs interprétations. La nostalgie du bon vieux temps ? Un moyen de faire passer les heures de désoeuvrement ? Ou simplement une échappatoire ludique aux problèmes socioéconomiques qui croissent de jour en jour ?

Rien en commun sauf le jeu
Mohamad tente de faire le « coup de l’ouverture ». Il jette bruyamment ses dés de façon dynamique et presque agressive pour tenter de mettre la chance de son côté et ren­verser la tendance. Il bloque les pions adverses, construit des ponts et s’em­pare des angles du plateau. Une tac­tique qui semble être à la hauteur de ce tawlagui expérimenté. « J’ai com­mencé à rejouer au tawla, après que la révolution s'était transformée en chiche biche » (ndlr : 5x6 sur les dés, une expression que les Egyptiens uti­lisent en cas d’échec ou pour dire qu’il n’y a pas eu de résultat), lance non sans dérision Mohamad Abou-Rahma, traducteur et guide touris­tique. « Après le coup dur porté au secteur du tourisme, les conditions économiques se sont davantage dété­riorées. Et comme rien n’a changé, j’ai décidé de reprendre mes dés et recommencer à rejouer. Peut-être que la chance me sourira, qui sait », ajoute-t-il.

Abdel-Hadi et Sabri, attablés de part et d’autre d’une tawla, s’expri­ment. « Nous n’avons rien en com­mun, excepté ce plateau de jeu. Notre amitié est née grâce au backgammon. Nous n’aimons pas parler politique, et c’est mieux ainsi », explique Abdel-Hadi, 75 ans, qui joue au backgammon depuis 25 ans. Il vient une fois par semaine du quartier d’Héliopolis pour jouer avec son adversaire. Pour Sabri, 65 ans, retrai­té, la tawla n’est qu’un simple jeu. « Moi, je ne joue qu’avec des amis, cela permet d’échanger des nou­velles. La tawla nous donne l’occa­sion de parler de beaucoup de choses, de nos problèmes, de nos familles et même de notre futur », explique Sabri.

Sur la table d’en face est installé Khaled, un graphiste de 32 ans, plon­gé dans sa partie. Chaque jour, il vient de Guiza jusqu’au centre-ville pour rencontrer les anciens amis de son père qui était un grand tawlagui. Par nostalgie des bons moments pas­sés en compagnie de son père, dispa­ru il y a quelques années, Khaled vient spécialement dans ce café pour jouer au backgammon. « Il joue presque de la même manière que son père et fait bouger les pions et les dés avec la même philosophie », déclare Rahma, son adversaire. Malgré la différence d’âge, Khaled se sent tout à fait à sa place. « J’ai commencé par jouer au Ada (normal) surnommé Haraket Al-Damm (ndlr : expression qui signifie la colère, car l’adversaire peut facilement gagner par un coup de chance). Ce jeu est souvent joué par les débutants. Puis, j’ai appris les autres jeux comme le 31, le Golbahar et Al-Mahboussa », dit-il avec fierté.

Du 31 au Golbahar

Immersion chez les mordus du backgammon
Le jeu de dés est devenu un symbole de mauvaise ou de bonne chance dans la culture égyptienne (Photo:Fawzi Masralli)

C’est dans cette ambiance pleine d’humour, de dérision et faite d’habi­tudes que le backgammon continue à inspirer. « La tawla ne cesse de nous surprendre. Elle stimule l’esprit et fait travailler les méninges », commente le poète Ibrahim Daoud, célèbre tawlagui du café de Zahret Al-Boustane. Il confie que de nombreux romanciers et poètes ont été de bons tawlagui comme Amal Donqol, Youssef Idriss ou Ibrahim Aslane. « Le meilleur des tawalgui fut le poète Ahmad Fouad Négm. Il créait autour de lui une ambiance extraordi­naire où humour, injures et parfois même des vers de poésie étaient au ren­dez-vous. Aujourd’hui, j’ai le privilège de jouer avec le poète Ibrahim Abdel-Fattah, dont la stratégie de jeu est tout à fait originale », poursuit Daoud, qui n’hésite pas à aller chercher ses adver­saires dans différents cafés. Les gens du centre-ville jouent beaucoup au 31 et à Al-Mahboussa, alors que ceux de la rue Fayçal préfèrent le Ada. « Moi, je pré­fère le Golbahar. C’est un jeu plein de surprises, et la partie dure plus long­temps. Dans le quartier Ghouriya, j’ai joué un jour avec un tawlagui qui reste­rait à jamais ancré dans ma mémoire. C’est le cheikh Abdou. Ce vendeur de moutons qui habitait Hoch Qadam, dans Le Caire fatimide, était un fou du backgammon. Il pariait sur des bois­sons, et quand il n’avait plus aucun sou en poche, il n’hésitait pas à parier sur ses moutons », se rappelle Daoud. Pour ce poète, ce jeu est un voyage qui sert à découvrir des personnages et à percer les secrets de l’âme humaine. « Quand je joue contre un adversaire, je peux très bien ressentir son état d’âme grâce à sa manière de jouer », confie le poète, qui a l’habitude de jouer avec un groupe d’intellectuels dont font partie les romanciers Ibrahim Abdel-Méguid et Mekkawi Saïd.

Avec les applaudissements qui annoncent la fin de la chanson d’Oum Kalsoum, une nouvelle partie de backgammon s’achève. Les tawla vont bientôt se refermer, et une nou­velle journée de travail pourra alors commencer .

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