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La facture salée de la dévaluation

Hana Al-Mekkawi , Lundi, 14 novembre 2016

Le flottement de la livre égyptienne est considéré par de nombreux spécialistes comme une mesure « positive pour l’écono­mie ». Il est cependant mal vécu par la popu­lation, touchée de plein fouet par la hausse des prix.

La facture salée de la dévaluation

La facture salée de la dévaluation
La classe moyenne est touchée de plein fouet.

« Le coût de la vie a littéralement explosé », s’écrie Amr Mohsen, un chauffeur de taxi choqué par la dernière décision du gouverne­ment de laisser flotter la livre égyptienne. Ce choix économique proposé par la Banque Centrale d'Egypte (BCE) vise à libérer le taux de change de la monnaie locale et ce, afin de faire face à la hausse du dollar. Si les économistes saluent une décision « favo­rable à l’économie égyptienne », la popula­tion s’inquiète des répercussions de la déva­luation, notamment la hausse des prix. La classe moyenne s’inquiète de la baisse de son pouvoir d’achat. Et les classes défavori­sées se demandent ce qu’elles vont manger dans quelques mois. D’après le gouverne­ment, l’étape de la dévaluation est « très importante. Elle va permettre de promou­voir les investissements et d’encourager la production nationale. Il n’y avait pas d’autres solutions que de passer par ce cap difficile et d'attendre que cette décision porte ses fruits. Ce qui va prendre entre six mois et deux ans ». Mais pour le citoyen ordinaire, une telle projection est très loin­taine. La question pour lui reste : que va-t-il se passer demain ? « On a déjà vécu des situations difficiles avec des hausses des prix vertigineuses, des revenus dérisoires et le manque de certains produits alimen­taires. Mais maintenant, avec cette déci­sion, comment va-t-on faire pour s’en sor­tir ? La situation va encore empirer et l’on ne pourra même plus trouver de quoi man­ger », s’exprime Amr, chauffeur de taxi. « A cette dévaluation de la livre qui fait aug­menter tous les prix, il faut ajouter l’aug­mentation de 50 % du prix de l’essence. Comment le gouvernement veut-il que l’on arrive à survivre dans de telles condi­tions ? », ajoute-t-il. Amr et l’ensemble des chauffeurs de taxi ont augmenté leurs tarifs. Une demande que le porte-parole des chauf­feurs de taxi considère comme légitime, compte tenu de la hausse du prix de l’es­sence et des pièces de rechange automo­biles. Les compagnies de service de trans­port privé avec chauffeur (Careem et Uber) ont annoncé également une augmentation des salaires de leurs employés, et même si leurs tarifs n’ont pas changé depuis le début de la crise, elles envisagent de le faire. Tous les moyens de transport ont été touchés par la hausse du prix de l’essence, et bien que les responsables aient annoncé qu’il n’y aurait pas d’augmentation des prix des transports publics, tout le monde s’attend à ce que cela arrive. Surtout lorsque l’on voit à quelles astuces en sont réduits les chauf­feurs de taxi, qui refusent de faire fonction­ner leurs compteurs. Les chauffeurs de microbus privés, pour leur part, ont déjà augmenté leurs tarifs de 50 piastres à une livre.

La facture salée de la dévaluation
Les chauffeurs de microbus ont déjà augmenté leurs tarifs de 50 piastres.

Avec cette dévaluation, les prix sont ins­tables. « J’ai acheté le même jus de fruit dans trois magasins. A chaque fois le prix était différent », s’exclame Samia Kamal, professeure, présentant les reçus de trois supermarchés qui affichent chacun un prix différent pour le même produit. Certains magasins n’affichent même plus leurs prix, prétextant qu’ils ne sont pas stables et varient d’un jour à l’autre. « A combien ? A combien ? », cette question est devenue la mélodie de tous les marchés et magasins. Elle est au coeur de toutes les discussions entre commerçants et clients et résulte géné­ralement d’une longue conversation entre les deux parties, où chacun tente de mainte­nir son prix de départ pour ne pas être per­dant. « Chaque jour, lorsque je vais au marché de gros pour ramener de la mar­chandise, je vois que les prix ont encore augmenté. Je préfèrerais ne pas avoir à augmenter mes prix moi aussi, mais com­ment faire autrement. Si je maintiens mes prix je ne pourrai jamais compenser les pertes et subvenir aux besoins de ma famille », explique Ragab, propriétaire d’un magasin de fruits et légumes.

La classe moyenne, première victime

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Les classes défavorisées ont des cartes d'approvisionnement leur garantissant des produits de première nécessité à des prix modérés

Dans les familles où les enfants sont scola­risés, la dévaluation de la livre et l’augmen­tation des prix des services et donc de la vie sont venues se répercuter sur les frais de scolarité, notamment les écoles internatio­nales. « On nous a envoyé un mail pour nous annoncer une hausse des frais de scolarité du mi-semestre. Pour moi, cela se traduit par une hausse de plus de 50 000 L.E. car j’ai deux enfants », déclare Youssef Sobhi, employé dans une banque. Lui et sa femme travaillent dans le domaine bancaire, mais malgré leur deux emplois et tous leurs efforts pour économiser le plus possible, ils ne pour­ront pas continuer à payer de tels frais de scolarité. Le cas de Sobhi n’est pas un cas isolé. De nombreux parents incapables d’as­sumer de tels frais de scolarité envisagent de changer d’école à leurs enfants. « Nous sommes contraints de procéder à une telle augmentation. Bien que la situation nous désole. Mais les professeurs sont payés en dollars, et si nous ne voulons pas qu’ils quit­tent l’école, il faut procéder à une augmenta­tion des frais de scolarité », explique un membre du conseil administratif d’une école internationale. Quant aux écoles nationales, elles n’ont pas encore annoncé de change­ment. Cela se fera au deuxième semestre. Certaines universités en revanche ont aug­menté leurs frais pour les mêmes raisons. Cependant, les étudiants de l’Université américaine au Caire ont protesté contre cette décision en organisant un sit-in, à la suite de quoi le directeur de l’université a annoncé que l’augmentation ne sera appliquée qu’à partir du second semestre. « Les chauffeurs, les marchands, les écoles, tout le monde se donne le droit d’augmenter ses prix pour compenser les pertes. Mais moi, en tant qu’employé, je suis client de toutes ces per­sonnes et je n’ai pas droit à une augmenta­tion. De plus, mon revenu a perdu 50 % de sa valeur à cause du flottement de la livre », s’exprime Karim Ramadan, ingénieur. D’après lui, c’est la classe moyenne qui va souffrir le plus de cette crise. « Le concierge et la femme de ménage ont demandé une augmentation le lendemain de la décision de flottement pour pouvoir affronter la hausse des prix. Je leur ai expliqué que j’ai perdu la moitié de mon salaire et qu’ils n’ont qu’à réduire leurs services car je ne peux pas les payer davantage », poursuit Ramadan, en ajoutant que les plus démunis ont au moins des cartes d’approvisionnement leur garan­tissant les produits de première nécessité et à des prix modérés. « Quant à la très haute société, elle ne ressent pas l’impact de cette crise de la même façon ».

Quelle solution ?

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Même les prix des légumes et des fruits ont augmenté.

Depuis le 3 novembre, jour de l’annonce de la décision de flottement de la livre, tous les médias en parlent. La dévaluation fait les gros titres des journaux nationaux. Une génération d’économistes en herbe est appa­rue sur les réseaux sociaux, et certains pro­posent des analyses ou des critiques plus ou moins sérieuses. Ces réseaux sont presque devenus une plateforme de référence pour connaître le cours du dollar et le prix des marchandises. Des discours sans fin, accom­pagnés de caricatures, de vidéos et de cita­tions sarcastiques. « Comme d’habitude, les Egyptiens ne peuvent pas s’empêcher de tourner le gouvernement en dérision. L’Egyptien est plein d’humour et quand il ressent de l’amertume, il devient burlesque », dit Essam Radi, psychanalyste et expert du développement humain. Cependant, des actions concrètes ont commencé à appa­raître, soit sur les réseaux sociaux ou sur le terrain directement pour essayer de trouver des solutions adaptées à la situation. Am Ahmad, comme on l’appelle, a transformé sa gargote de « foul » et de « falafel » en une petite épicerie de légumes secs, car le prix de l’huile avait trop augmenté. Pas très loin de lui, le propriétaire d’un magasin de légumes a fini par accepter de vendre par quart de kilo. Quant aux fruits, il n’en vend plus car « manger des fruits est devenu un luxe de nos jours ». « Taala Nerkab Sawa » (montons ensemble en voiture) est le nom d’une initia­tive lancée sur Facebook qui développe le covoiturage en ville. Le principe est de réu­nir les personnes allant au même endroit pour qu’elles partagent une seule voiture. Ainsi, si un propriétaire de voiture va quelque part seul, il peut proposer à des pas­sagers allant au même endroit de monter avec lui. Ainsi, il y a moins de voitures sur la route, et tous les passagers partagent le prix de l’essence. « Il faut chercher des solutions pratiques qui garantissent un certain confort et en même temps permettent de diviser le coût de l’essence », explique Yasser Zoghbi, ex-directeur de banque et fondateur de l’ini­tiative « Taala Nerkab Sawa ». Le peuple égyptien s’interroge sur les conséquences de cette dévaluation. « La situation s’améliore­ra-t-elle un jour ? ».

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