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Gastronomie : Le verdict sur le bout de la langue

Dina Bakr, Lundi, 07 novembre 2016

Le métier de critiques gastronomiques a commencé à voir le jour en Egypte depuis trois ans seulement. Rendu célèbre par des émissions télé qui testent les différents restaurants du Caire, le métier reste toutefois à un stade amateur. Focus.

Gastronomie : Le verdict sur le bout    de la langue
(Photo: Tareq Hussein)

Dans un établissement de restauration rapide du quartier de Zamalek, deux cameramen ajustent les lumières avant l’arrivée de Mourad Makram, le présentateur de l’émission Al-Akkil (le gros mangeur) diffusée sur la chaîne privée CBC Sofra. Une émission dont l’objectif est de tester des plats présentés dans divers restaurants en Egypte. Décontracté, Mourad Makram arrive en moto, habillé en jean et tee-shirt. Un accoutrement qui convient au décor du lieu. Le propriétaire du restaurant l’accueille chaleureusement comme s’il voulait le soudoyer.

Devenu une véritable star en matière de gastronomie, Mourad est accueilli comme un messie par les clients qui se pressent pour prendre des selfies avec lui. Beaucoup lui demandent une adresse où manger du bon kébab, ou un hamburger différent. Il répond sans ambiguïté : « Al-Akkil a gagné en célébrité bien plus que mon nom personnel. Alors que je travaille comme présentateur télé et exerce le métier de comédien depuis 1998, le fait de goûter des plats en direct m’a permis d’acquérir une excellente réputation. Depuis 3 ans, date de la diffusion d’Al-Akkil, j’ai goûté aux mets de 220 restaurants en Egypte », souligne Makram, dont l’embonpoint reflète une belle histoire d’amour avec la nourriture.

Gastronomie : Le verdict sur le bout de la langue

Des mini-sandwichs posés devant lui, il fait un petit test avant de commencer son programme. Ce qu’il juge d’abord, c’est l’odeur. Ensuite, il coupe en deux un morceau de pain (préparé également sur place), le goûte et fait une remarque, le trouvant un peu sucré. Puis, il trempe son index dans la crème à sésame et le porte à sa bouche. D’après les expressions de son visage, il en apprécie le goût. Puis, sans se presser, il passe à l’étape suivante. Il mord dans le sandwich croustillant, mâche langoureusement la première bouchée tout en étant concentré pour en décrire la saveur aux téléspectateurs. « Oh ! Cette pincée de café sur les saucisses, c’est délicieux et tellement créatif », dit-il en souriant. Il est heureux d’avoir trouvé le secret et la raison pour laquelle les clients affluent dans ce restaurant qui possède 2 antennes, l’une à Zamalek et l’autre à Héliopolis.

« Donner son avis sur le goût d’un plat demande de l’expérience. Il faut être crédible même si le mets présente une saveur que je n’apprécie pas », explique Makram. Et d’ajouter: « C’est tout à fait par hasard si je suis devenu critique gastronomique. J’ai toujours eu cette réputation d’aimer la bonne bouffe, les plats savoureux. D’ailleurs, mes amis viennent souvent me consulter avant d’aller manger dehors ». En effet, sa passion pour l’art culinaire lui a permis de forger son expérience de critique gastronomique, bien que parfois, il doit tester des plats trop épicés, chose qu’il n’apprécie guère.

Un métier nouveau

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Mourad Makram pense qu'un goûteur professionnel peut donner un avis logique, même s'il n'apprécie personnellement pas le goût du plat.

Mourad fait partie d’un petit cercle de critiques gastronomiques, un nouveau métier relativement nouveau en Egypte, quoique connu à travers le monde, et qui ne cesse d’attirer les amateurs. Il y a ceux qui se sont spécialisés dans les boissons alcoolisées, d’autres dont les papilles gustatives sont surdéveloppées et peuvent contribuer à la production d’un chocolat raffiné et original. Ce métier revêt une importance particulière à l’étranger, car les lignes de production alimentaire font appel aux critiques gastronomiques pour parfaire leurs produits, afin de les exporter.

En Egypte tout comme ailleurs, le fait de tester de nouveaux plats et citer ses différents composants nécessitent une vaste culture. Abbas Fahmi, critique et amateur de cuisine, déclare que le fait d’être fils de diplomate lui a permis de goûter aux spécialités de plusieurs pays dans le monde, et ce, jusqu’à l’âge de 25 ans. Il ajoute que sa mère a toujours préparé ses plats avec amour et non pas par devoir. « Avoir fait le tour du monde m’a permis de découvrir plusieurs saveurs. Cela m’a également aidé à créer mes propres recettes », précise-t-il.

Mais si certains critiques gastronomiques ont pour tâche de tester ce que l’on vend dans la rue (Street Food) pour en améliorer la qualité, d’autres goûtent à des mets plus raffinés, préparés dans les restaurants des hôtels 5 étoiles. Ces critiques gastronomiques font partie de la chaîne de Rôtisseurs, basée en France et présente dans 80 pays. L’antenne égyptienne est chargée de se rendre dans les restaurants 5 étoiles et d’autres plus classiques. Les membres sont des hommes d’affaires, des diplomates, des personnes ayant travaillé dans le domaine de l’hôtellerie, des intellectuels et des artistes. « Trois mois avant la rencontre annuelle des membres de la chaine des Rôtisseurs, c’est l’état d’alerte dans la cuisine du Sheraton Héliopolis, car il faut créer 13 ou 15 nouveaux plats raffinés et présentés à la règle de l’art. Ceux qui seront appréciés feront partie du menu du restaurant de l’hôtel », explique le chef Ahmad Chaabane, qui travaille actuellement à l’Intercontinental. Chaque année, l’association envoie l’un de ses membres pour choisir l’endroit où va être organisé le dîner réservé aux critiques gastronomiques. Chaabane relate que dans les années 1980, travailler dans une telle atmosphère élitiste était honorifique, car des gens de renom pouvaient faire l’éloge d’un nouveau plat. Aujourd’hui, cette chaîne continue d’accomplir son rôle en rassemblant la crème de la société. Par ailleurs, une partie du revenu de ce dîner annuel est destinée aux actions de charité. Des médailles sont également décernées aux membres critiques gastronomiques, selon l’expérience de chacun.

De la pub aussi

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Des pages sur Facebook, des blogs et des sites Internet comme the Sexy Food, Al-Kerch Al-Chaabi (le bide populaire), et Egyptien foodies répondent aux envies de tester une variété de mets et porter des critiques aux différents restaurants. Des plats égyptiens, italiens, thaïlandais, indiens, chinois et japonais font l’objet de plusieurs commentaires. Il suffit qu’un restaurant annonce son inauguration sur Internet, pour que les critiques gastronomiques s’y rendent pour tester ses spécialités et faire leurs commentaires. « Les réseaux de communication sociaux sont devenus pour les propriétaires de restaurants un bon moyen pour se faire de la publicité gratuite, car les critiques gastronomiques publient les noms et adresses des restaurants et le plat à commander. Les plus expérimentés expliquent pourquoi il faut l’essayer », précise Abbas Fahmi.

Amr Helmi, 25 ans, l’Admin de la page The Sexy Food, a rassemblé plus de 250000 fans sur cette page. Il énumère les caractéristiques de chaque restaurant (présentation, goût, hygiène et atmosphère ambiante). Très jeune, Amr était réputé pour avoir des papilles gustatives développées. Il servait même de critique gastronomique pour sa famille. « Lors des invitations, j’avais cette audace de rentrer dans les cuisines, fouiner dans les boîtes à épices et goûter chacune à part, séparément des plats. A table, il me suffisait de toucher à un mets pour citer à celle ou celui qui l’a préparé, tous les ingrédients et dire si les épices ont dénaturé ou pas le goût du plat », raconte Amr. Il a fait des études de journalisme puis a décidé de s’inscrire au Centre de formation en cuisine qui se trouve dans les locaux de l’académie privée d’Akhbar Al-Youm à la ville du 6 Octobre. Il a aussi suivi 8 stages de formation dans l’Association des chefs égyptiens (ECA) où de grands chefs étrangers passent de temps en temps pour initier aux nouveaux chefs les spécialités de la cuisine de leur pays. « La plupart des chefs revisitent des plats étrangers en y ajoutant cette touche à l’égyptienne, ce qui fait perdre le goût initial du plat », explique Helmi. Selon lui, c’est rare de trouver une vraie pizza à l’italienne. Il reproche aux propriétaires de restaurants le fait de vouloir s’enrichir, car ce commerce est florissant. Et comme beaucoup sont à la quête de gains faciles, ils n’ajoutent pas les ingrédients essentiels pour donner au mets une bonne saveur.

Une transparence qui coûte parfois cher

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Pour Abbas Fahmi, un plat original se prépare au foyer.

En fait, selon les dernières statistiques en 2014 du CAPMAS, en Egypte, le nombre de restaurants est estimé à plus de 142000. Et comme il y en a beaucoup, le besoin d’avoir une base d’informations sur chacun d’eux est devenu plus que nécessaire. « La société égyptienne est composée de 60% de jeunes, et ces jeunes sortent beaucoup, et cherchent continuellement où aller et quoi manger », explique Helmi. D’où l’importance du métier. Crédible en tant que critique gastronomique, Amr gagne sa vie en publiant ses commentaires à travers ses publications dans un journal en langue arabe. Il refuse de faire l’éloge d’un endroit ou d’être soudoyé par un propriétaire de restaurant. Il dit toujours ce qu’il pense et sans rien cacher.

Mais ces critiques gastronomiques que les gens envient peuvent recevoir des menaces. Pour avoir dénoncé sur sa page Facebook des restaurants dont le personnel est malhonnête ou présente des plats qui nuisent à la santé des clients, Helmi a rencontré quelques problèmes. « J’ai reçu des messages de menace de mort, car j’avais pris des photos de mets où nageaient des cafards. Une autre fois, j’avais découvert un morceau de cuir dans la soupe », souligne-t-il. Or, le manque d’hygiène n’est pas tout le problème. Chérif Al-Machad, ingénieur, critique gastronomique et administrateur de la page Al-Kerch Al-Chaabi, met l’accent sur la manière avec laquelle on stocke les produits alimentaires. « Durant les vacances d’été, j’ai travaillé dans un restaurant. J’ai observé comment on transportait les aliments d’un endroit à un autre, sans se soucier de la nature de l’aliment, ou de cuisiner certains légumes sans tenir compte de leurs matières nutritives. Ce qui peut causer des problèmes de santé », explique Machad.

Bien que Machad est au courant de ce qui se passe dans la plupart des cuisines et sait que rien n’est plus propre que de manger chez soi, il ne peut pas s’empêcher de sortir pour découvrir de nouvelles saveurs. Car, selon ses propos, c’est autour d’une table que l’on tisse des liens d’amitié et que l’on passe d’agréables moments de joie et de détente, surtout le week-end après une rude semaine de travail.

Gastronomie : Le verdict sur le bout de la langue
Amr Helmi a aimé la gastronomie en étudiant les principes de la cuisine.

Selon cette équipe de critiques gastronomiques, il faut que les chefs respectent les ingrédients de chaque plat, afin qu’il garde son goût authentique. « Autant prendre du foul d’une charette dans la rue que d’aller manger des pâtes aux champignons dans n’importe quel café », explique Fahmi. Il voit que les propriétaires de cafés en Egypte tombent dans le piège de ramener des chefs non qualifiés qui préparent des plats sans aucune saveur en ajoutant quelques ingrédients qui n’ont rien à voir avec le goût original. L’utilisation excessive de chocolat fondu ou de fromage dissimule le goût d’un mets. « Aucune créativité dans leurs menus, c’est en quelque sorte un couper-coller de recettes de plats et de sandwichs auxquels ces chefs ajoutent énormément de ketchup et de mayonnaise, afin de camoufler le goût véritable des rillettes, de la viande ou du poulet », Fahmi ne cesse de critiquer de telles combines. La plupart de ces critiques gastronomiques appellent, en effet, à la nécessité de bouder certains restaurants pour les obliger à améliorer la qualité de leurs services. Une nouvelle façon de sensibiliser les gens sur le bon goût. Une façon aussi de contribuer à promouvoir le tourisme.

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