Il semblerait que « Si Al-Sayed », l’icône du maître de maison dans la culture égyptienne, ait perdu de son prestige d’antan. Ce personnage décrit par Naguib Mahfouz qui, chaque soir, est reçu en grande pompe par sa femme, lui tendant affectueusement ses pantoufles, fait désormais partie d’une époque révolue. Car aujourd’hui, Si Al-Sayed risque bien de recevoir ses babouches en pleine figure. Ce n’est ni du cynisme ni des propos visant à provoquer les femmes. Hani, comptable âgé d’une trentaine d’années, a vécu cette expérience. Il est aujourd’hui chez son avocat pour divorcer de sa femme. Difficile de le faire parler. Timide, il finit par se confier, encouragé par l’anonymat garanti. « Je suis un homme, un homme qui n’est pas violent avec sa femme. Mais l’équation dans notre couple est inversée. Je suis marié depuis 4 ans. Et j’ai reçu des claques car ma conjointe est un peu agressive. Un jour, des mots méchants, des coups de poing ou des coups de pied dans les parties intimes. Un autre, des griffes, des gifles, et j’en passe ! Au début, je gérais et j’essayais de la calmer, car je l’aimais. Je l’aime encore et je ne voudrais pas détruire mon foyer pour ma fille âgée de trois ans ! », lance Hani tout en disant qu’il ne comprend pas ce que son épouse essaye de faire en le malmenant ainsi. « Son but était de me faire craquer. Elle voulait réellement me pousser à bout ! Maintenant, ça y est, j’en ai marre ! On ne peut plus vivre ensemble, je veux en finir avec cette histoire infernale », se plaint-il.
Même situation pour Réda, plombier de 36 ans qui est au chômage. Il confie être battu au moins trois fois par mois par sa femme bien bâtie : « Je suis la risée de mon quartier. Je suis marié depuis une dizaine d’années et père de deux enfants. Au début de notre mariage, il m’est arrivé de gifler ma femme croyant qu’elle n’allait pas riposter. Et pourtant, elle m’en a rendu une des plus terribles. Je l’ai frappée et elle s’est bien défendue. Têtu que je suis, je voulais aller au-delà des limites de ma nature d’homme. A chaque fois, c’est elle qui remportait la bagarre. Chose qui a éveillé en moi un sentiment de crainte ».
En effet, la violence des femmes est tue, et pourtant, elle tue. Combien sont-ils ces hommes victimes silencieuses de leur conjointe ? Il est difficile de répondre avec certitude à cette question tant le tabou est fort. Rares sont les hommes qui oseraient se présenter au poste de police pour déclarer : « J’ai été battu par ma femme ». Pourtant, bien que moins médiatique, la lutte contre les violences faites aux hommes commence plus sérieusement à être mise en lumière. D’après des statistiques du Tribunal de la famille, le taux des épouses, qui battent leurs conjoints qui, eux-mêmes, recourent au tribunal pour réclamer le divorce, atteint 66 % de ces plaintes. De plus, selon le Centre national des recherches en criminologie, 11 000 procès verbaux ont été dressés en 2014 dans les commissariats par des hommes victimes de violences conjugales. Et ce n’est pas tout. Selon une étude lancée par le Centre des crimes et de la violence dépendant de l’Onu, en Egypte, les femmes occupent le premier rang mondial dans la liste des épouses qui battent leurs conjoints, avec un taux de 28 %, suivie des Etats-Unis avec 23 %, du Royaume-Uni avec 17 % puis de l’Inde avec 11 %. Les données révèlent en outre que les femmes n’utilisent pas seulement les mains pour battre leurs maris, mais aussi des ceintures, des ustensiles de cuisine et des chaussures. Certaines ont même recours à des somnifères afin de battre et brûler le corps de leurs maris endormis. Mais pourquoi en arriver là ? La femme, cet être sensible, doux et fragile, se transforme d’un coup en tyran, semant la peur et la haine. Est-ce la revanche de tous ces siècles de soumission à l’homme qui s’éveille d’un coup ?
Manque de caractère
Fadia Abou-Chahba, sociologue au Centre national des recherches socio-criminelles, pense que les motifs de cette violence sont dus soit au manque de caractère du conjoint, soit son avarice, ou à son incapacité d’assumer son rôle de père ou de mari, ou encore aux différentes frustrations que subit la femme. Autrement dit, le bouleversement des valeurs sociales et les effets de la crise économique sur le pouvoir d’achat des ménages sont autant de facteurs à l’origine de la recrudescence des violences physiques ou psychologiques, un phénomène qui reste encore tabou en Egypte. « La violence envers les conjoints ne reflète pas toujours un désir de se venger, mais c’est souvent le résultat d’accumulation de faits basés sur des conflits permanents et pénibles : répression, coups, insultes, répudiation et même brutalité sexuelle ». Cependant, la sociologue Nadia Radwane critique cette étude qu’elle trouve incongrue, étant donné que l’échantillon sélectionné concerne les plaintes portées devant les tribunaux ou des femmes en détention qui ont commis ces actes. Selon elle, « les femmes, auteures de violence conjugale, en ont assez d’être maltraitées par leurs conjoints et doivent à un moment ou un autre perdre la raison. Des femmes qui recourent à la violence, car elles sont persuadées que leurs maris manquent de caractère, n’assument pas leurs responsabilités à la maison ou ne les satisfont pas sexuellement », explique-t-elle, tout en ajoutant que ce type de femmes est souvent analphabète.
« Les plus éduquées sont moins violentes. Elles travaillent la plupart du temps, et ont d’autres préoccupations que leurs maris. Elles ne sont pas contraintes de supporter leurs éventuels excès parce qu’elles sont indépendantes financièrement », et Radwane estime que ces scènes de ménages arrivent souvent quand les hommes sont beaucoup plus âgés. C’est le cas de ce mari, de trente ans plus âgé que sa femme et qui encaisse les gifles sans broncher de peur que son épouse ne le quitte. Il y a également des hommes battus dans les milieux aisés, dans les mariages d’intérêt. « De telles unions provoquent souvent un déséquilibre dans les couches sociales. L’homme épouse une femme pour son argent, ou la renommée de sa famille. Conséquence : le plus riche se permet tout, y compris lever la main sur son partenaire », poursuit Radwane.
Selon la sociologue, la plupart des femmes, qui ont reconnu avoir frappé leur mari, lui ont confié l’avoir fait en état de légitime défense. D’autres, parce qu’elles étaient frustrées. De façon rationnelle ou pas, sous le coup de la colère ou froidement, elles ont frappé, donné des coups de pied, cassé des objets et mordu leurs conjoints. « Je n’avais pas l’impression d’avoir épousé un homme. Je travaille jour et nuit pour subvenir aux besoins de mes enfants, alors qu’il dort toute la journée et me vole de l’argent pour le dépenser dans la drogue. Pire encore, j’ai même découvert qu’il me trompait », confie Wafaa, 35 ans, femme de ménage, condamnée à un an de prison pour avoir battu son mari. Ce dernier a présenté au tribunal un certificat médical d’incapacité de 21 jours. Quant à Karima, 38 ans, une mère de 3 enfants, elle affirme qu’elle n’hésite pas à frapper son mari, préconisant suivre la célèbre expression : « OEil pour oeil, dent pour dent ». Elle raconte : « Oui, je bats mon mari ! Dès le début de notre mariage, il me faisait peur. Dès que je refusais de lui donner de l’argent, il me frappait partout à l’aide d’une ceinture, m’attrapait par les cheveux et me traînait par terre devant mes enfants jusqu’au jour ou j’ai décidé de lui rendre les coups. Depuis, il a beaucoup changé parce qu’il sait que le résultat peut être catastrophique pour lui ».
Loi du silence
Et face à cette violence, nombreux sont les hommes battus qui refusent de dénoncer leurs « agresseurs », car il est question pour eux de dignité et de virilité. « Une femme battue sera toujours soutenue. Mais l’homme, dans ce cas, n’est plus un homme », explique l’avocat Yasser Moustapha, tout en ajoutant qu’un homme battu par sa femme perd immédiatement son statut d’homme dans la famille et la société. Il est « dévirilisé » et perd sa place de dominant. Ainsi, au lieu d’éprouver de l’empathie pour lui, on le trouve ridicule. Yasser se souvient du cas d’un homme qui se faisait constamment frapper par sa femme jusqu’au jour où il n’a plus supporté cette situation. Interloqué, le juge lui lance en pleine audience : « C’est vous l’homme et vous vous êtes laissé battre par une femme ! ».
Par honte de parler, par culpabilité, l’homme battu peut se taire longtemps et minimiser les violences physiques ou morales qu’il subit sans chercher protection. Selon le Dr Mohamad Al-Mahdi, psychiatre, l’homme battu s’isole, se met en fait en danger, met en danger ses enfants, quand les violences sont commises devant eux. A la réponse : « Vous n’avez qu’à divorcer », « Vous n’avez qu’à vous défendre », l’homme battu répond qu’il se protège comme il le peut, essaye de calmer sa conjointe, qu’il sort un peu pour faire baisser la pression alors que s’il réagissait autrement, vu sa corpulence, il pourrait réellement tuer sa femme, ce qu’il ne veut pas faire. « La mécanique de la violence féminine semble répondre au besoin de domination et de contrôle, une soif de vengeance et une incapacité à se heurter à la moindre résistance. Le plus fréquemment, c’est la femme qui pousse l’homme à bout pour le forcer à réagir en se disant que s’il la frappe en retour, elle ira porter plainte et pourra ainsi se faire passer pour la victime », explique le Dr Al-Mahdi. Et de rappeler qu’il n’y a jamais de violences physiques sans violences psychologiques. Les humiliations, la manipulation, le chantage vont toujours de pair avec les coups. « Ces femmes maltraitées trouvent normal de recourir à la violence car elles considèrent leurs maris comme un moins que rien qui ne sait pas répondre à leurs besoins », ajoute-t-il.
Du côté des hommes, les racines de la maltraitance remontent la plupart du temps à l’enfance. S’il n’a pas été frappé enfant, l’homme adulte maltraité a souvent assisté, lorsqu’il était petit, à des scènes de violence entre ses parents. « Il existe toujours une répétition traumatique d’une scène vécue dans l’enfance. Ils mettent souvent du temps à comprendre qu’ils sont en danger, car ils sont persuadés d’être à l’origine des comportements violents qu’ils subissent », confirme-t-il.
Par ailleurs, Naïm Abou-Ghada est fondateur de l’Association Si Al-Sayed, créée il y a une dizaine d’années pour défendre les droits de la gente masculine. Il cherche à retrouver le respect perdu de l’homme, notamment en cette époque où l’on assiste à une inversion des tendances avec « une femme bourreau » et « un homme victime ». Pour lui, un homme battu par sa femme n’a aucune dignité. Et la femme qui lève la main sur son mari doit être immédiatement répudiée, car cela va à l’encontre de nos traditions orientales. « Je suis contre le recours à la force. Les conjoints doivent entretenir une relation d’affection et de compassion comme le stipule le Coran », conclut-il, en aspirant au retour de l’époque de Si Al-Sayed pour préserver l’unité et la stabilité de la famille.
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