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Mohamad Ali : Une rue sombre dans l’oubli

Dina Bakr, Dimanche, 17 juillet 2016

Surnommée jadis le centre des arts, la rue Mohamad Ali est l'une des plus vieilles artères du Caire. Si les musiciens, chanteurs et danseuses ont fait sa réputation dans les années 1940, aujourd'hui, elle n'est plus que l'ombre d'elle-même. Visite.

Mohamad Ali : Une rue sombre dans l’oubli
(photo: Amir Abdel-Zaher)

A Gawharet Al-Fan (bijou de l’art), Hassan Farouq, propriétaire d’un magasin d’instruments de musique, rappelle avec nostalgie le passé glorieux de la rue Mohamad Ali. Agé de 52 ans, il raconte que cette rue était non seulement réputée pour ses cabarets où se produisaient des danseuses et des chanteuses peu connues, mais on pouvait y dénicher aussi le fameux « oud » (ancêtre de la guitare occidentale), véritable symbole identitaire de la musique orientale. Beaucoup d’ateliers confectionnaient cet instrument traditionnel de la musique égyptienne. Et donc, la rue Mohamad Ali était devenue la destination des musiciens à la recherche d’un instrument, ou encore d’un chanteur ou même d’une danseuse. « Il arrivait parfois que nous demandions à nos clients de patienter, le temps de ranger les instruments neufs que venaient de nous livrer les ateliers de fabrication. Aujourd’hui, les jours passent sans que personne rentre dans le magasin, ne serait-ce que pour admirer la panoplie d’instruments que nous exposons », dit-il en poussant un grand soupir. Comme cette rue était l’une des plus belles de la capitale, les Cairotes s’y rendaient pour passer leurs soirées. Quant aux réalisateurs, ils la choisissaient comme décor pour leurs films. Farouq raconte que son magasin a même servi de lieu de tournage, au début des années 1980, dans une scène du film Hadd Al-Seif. « Dans cette rue, on n’exerçait que des métiers d’art. Et plusieurs artistes et artisans se sont fait connaître ici, surtout ceux qui travaillent dans l’industrie artisanale de la fabrication des instruments de musique. A l’époque, ce commerce était à son apogée. Mon grand-père a été le premier à vendre des darboukas à la rue Mohamad Ali », poursuit Farouq non sans tristesse. Aujourd’hui, les temps sont durs et ce propriétaire peine à survivre tout comme la quinzaine de propriétaires de boutiques encore ouvertes.

Pour visiter les vieux ateliers de la rue Mohamad Ali, il a fallu être accompagné d’un guide pour ne pas se perdre. En fait, l’aspect de la rue a beaucoup changé. Les arcades disparaissent peu à peu pour laisser place à des immeubles modernes sans goût. D’autres boutiques et kiosques ont enlaidi l’aspect authentique de la rue. Il est devenu difficile d’apercevoir les magasins d’instruments et les cafés où les artistes venaient signer leurs contrats, tellement les boutiques de téléphones portables, d’accessoires, de meubles, d’imprimeries de cartes d’invitation ou de fabricants d’enseignes en cuivre ont envahi la rue.

Spectacle, dîner et danse orientale

Mohamad Ali : Une rue sombre dans l’oubli
Hifa et Yafa, immeubles où habitaient les awalem, ont changé d’aspect. (photo: Amir Abdel-Zaher)

La rue Mohamad Ali a connu son âge d’or dans les années 1940 grâce à sa proximité avec la rue Emadeddine où se trouvaient les cabarets et les restaurants qui offraient des soirées mélangeant spectacle, dîner et danse orientale. D’ailleurs, c’est là où était situé l’ancien l’Opéra incendié en 1971, ainsi que le théâtre d’Ezbékieh, l’actuel Théâtre national.

« Notre travail est devenu saisonnier. Seul le cirque d’Al-Helw nous distrait avec sa musique en fond sonore lors du spectacle. De temps à autre, on se contente de se voir des films en noir et blanc, c’est tout », confie Réda Al-Sayed, 61 ans. Aujourd’hui, rares sont les artistes qui continuent à fréquenter le lieu. Il explique que lors d’une commande pour un concert de chant, il est devenu difficile de rassembler tous les membres du groupe, car les organisateurs en demandent 5 au lieu de 10 ou 20 et ce, à cause du manque d’argent. « Avec la hausse des prix, les organisateurs ne glissent plus de pourboires comme c’était le cas auparavant. On a du mal à survivre », ajoute Al-Sayed, musicien, attablé à la terrasse d’un café en compagnie de deux musiciens de la troupe Hassaballah qui attendent également un maigre contrat. Il raconte que la rue était réputée pour ses cafés. On y rencontrait les artistes venus des 4 coins de l’Egypte. Le café Al-Tégara était le plus connu. Aujourd’hui, il fait partie du patrimoine culturel, et sa gloire passée résonne encore aux oreilles des anciens. « Ce café était le lieu de rencontre des célébrités comme le rossignol Abdel-Halim Hafez, Farid Al-Atrache, Karem Mahmoud et d’autres encore. Des vedettes, en quête de célébrité, s’y rendaient aussi. D’autres travaillaient carrément à la rue Mohamad Ali avec des awalem (chanteuses populaires dans les années 1940), à l’exemple de Mohamad Rouchdi, Chafiq Galal, Fayed Mohamad Fayed, Saad Ibrahim, Salah Abdel-Hamid et enfin Ahmad Adawiya », relate Ibrahim Saad, chanteur et joueur d'oud, qui était un habitué du coin. Plus tard, ce café a été transformé en 4 magasins, comme ceux que l’on rencontre dans la rue Abdel-Aziz. Outre le café Al-Tégara qui témoigne d’un passé glorieux, il y a d’autres vestiges : le café Khalil Al-Dems, Halawethom, Kazino Chérif et Naguib Al-Sawaq, qui étaient également des lieux de rencontre des awalem. « Entre 17 et 18h, les jeunes awalem, celles qui n’étaient pas célèbres, s’y rendaient pour décrocher une commande. Elles fumaient la chicha en public. Les clients pouvaient les aborder et négocier avec elles pour animer un mariage ou un soboue (célébration du septième jour après la naissance d’un bébé) », relate un vieil homme du quartier.

Chef-d’oeuvre du cinéma

Mohamad Ali : Une rue sombre dans l’oubli
Il ne reste du café Al-Tégara que son nom. Le café a été divisé en plusieurs boutiques de vente de téléphones portables. (photo: Amir Abdel-Zaher)

Deux immenses immeubles, Yafa et Hifa, se dressent à la rue Mohamad Ali. C’est là où habitaient les awalem, évoquées dans le fameux film Khalli Balak Men Zouzou, un chef-d’oeuvre de l’histoire du cinéma égyptien. Ce film dont les scènes se déroulent à la rue Mohamad Ali raconte l’histoire d’une étudiante qui travaillait comme chanteuse populaire le soir, et le matin se rendait à l’université pour ses études. On pense même que le film raconte une histoire réelle, celle d’une journaliste célèbre. Le rôle a été interprété par la l’actrice Nabawiya Moustapha. Nombreuses sont les awalem qui sont devenues des danseuses de cabarets à la rue Haram, vers les pyramides, un métier plus rentable pour elles que celui de comédienne. « Beaucoup de awalem ont déménagé dans d’autres quartiers plus modernes tels que Madinet Nasr, Mohandessine et Zamalek et leurs histoires ont été oubliées », explique Mohamad Marco. Tota est la dernière vivant encore à Mohamad Ali. Très discrète, elle refuse de parler aux étrangers. Elle mène une vie paisible et rend de temps en temps visite à sa fille mariée qui habite dans un autre quartier.

Mohamad Ali : Une rue sombre dans l’oubli
Les ateliers de fabrication des ouds n’ont plus leur lustre d’antan. (photo: Amir Abdel-Zaher)

Dans les ateliers de fabrication d’instruments, on peut entendre quelques notes de musique. Dans l’atelier d’Al-Masri, une cinquantaine d'ouds sont posés les uns à côté des autres. L’endroit est exigu, deux artisans s’appliquent à poncer, creuser et polir des caissons de bois, chacun dans son coin. Cet atelier, qui résiste encore, est l’un des 5 qui n’ont pas mis la clé sous le paillasson. « Ici, le métier se perpétue de père en fils. L’atelier existe depuis 1930 et l'oud est l’instrument traditionnel de la musique égyptienne. Même si d’autres pays fabriquent des luths d’apparence plus moderne, ils ne produisent pas les mêmes effets sonores qu’un oud égyptien », explique Islam Al-Masri, petit-fils du propriétaire de l’atelier et dont la famille ne tient pas à changer d’activité même si la demande est en baisse. C’est aussi le cas de la famille Marco. Le père Abdel-Rahmane Marco a travaillé avec la troupe Al-Massiya, en jouant du violoncelle, et avec celle de la diva Oum Kalsoum et la célèbre chanteuse Sabah. Bien que tous les membres de cette famille soient diplômés de l’Institut supérieur de la musique arabe, ils font l’impossible pour garder l’atelier et le magasin ouverts. Marco est connu dans toute la rue. Ce nom vient du fait que le père a acquis son violoncelle fabriqué en grande-Bretagne et signé du nom de Marco, suite à une vente aux enchères. Les autres musiciens pensent qu’il détient un instrument unique et de grande qualité, à tel point que beaucoup d’entre eux viennent le consulter avant d’acquérir tout instrument à cordes. « Mon père et mon frère m’aident à tenir cette boutique pour éviter les dégâts que peuvent provoquer les vendeurs qui ne connaissent pas la valeur de tels instruments », souligne Mohamad Abdel-Rahmane.

Série de facteurs

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Marco et sa famille se relayent pour protéger les instruments de musique exposés dans leur magasin. (photo: Amir Abdel-Zaher)

La détérioration de la rue est le résultat d’une série de facteurs. Les cabarets, restaurants et hôtels qui animaient leurs soirées avec des musiciens jouant d'oud, de flûte, du qanoun et de darbouka ont été remplacés par des DJ. « Le commerce des instruments est aussi en baisse, alors que toute la rue tournait autour de cette orbite », explique un ancien musicien. Les commerçants ont perdu un bon nombre de leurs clients. « Il y a dix ans, on pouvait voir, dans la journée, 3 bus se garer remplis de touristes venus visiter la rue Mohamad Ali. L'oud se vendait alors en dollar, ce qui était plus rentable pour nous. Actuellement, les chariots débordants de fruits et légumes et les embouteillages ne laissent guère de place pour se garer et les magasins de téléphones portables n’intéressent pas les étrangers », souligne Islam. Et ce n’est pas tout, l’importation d’instruments de musique made in China a aggravé la situation. « Les importateurs qui sont à la recherche d’instruments les moins chers menacent notre existence. Les clients qui recherchaient la qualité d’un tel instrument pouvant devenir, un jour, une pièce d’antiquité de grande valeur ont disparu », explique Marco. « Des boutiques de vente d’instruments de musique ont ouvert aux Emirats, au Koweït, au Qatar et dans d’autres pays du Golfe. Elles ont volé nos bons clients », conclut Marco, tout en dépoussiérant un vieil instrument avec une délicatesse remarquable comme s’il tenait entre ses mains un bijou rare.

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