La colère se déchaîne dans les rangs des chauffeurs de taxi. Dans la rue Téreat Al-Gabal à Ghamra au Caire, ils ont loué un petit appartement pour fonder la nouvelle Association des propriétaires et des chauffeurs de taxi. La petite ruelle est revêtue de blanc (couleur des taxis cairotes). Une vingtaine de taxis blancs y sont garés. Les chauffeurs, eux, se sont donné rendez-vous à l’association. Objectif : faire face à la «
violente crise » qui menace le taxi blanc. Le spectre d’
Uber et de
Careem plane sur les lieux. Ces compagnies développent et exploitent des applications via le téléphone portable qui permettent d’offrir un service de voiture avec chauffeur aux citoyens. Ces véhicules, qui sillonnent aujourd’hui les rues aux côtés des taxis blancs, ont provoqué un véritable malaise parmi les chauffeurs de taxi. Le siège de l’association ressemble à une ruche d’abeilles. Un groupe de chauffeurs discute des procédures à suivre pour officialiser l’association. Un autre groupe suit les nouvelles de cette bataille, publiées par les médias. Installé devant son ordinateur, Hicham, chauffeur de taxi, joue le rôle du webmaster pour gérer le site web fondé par l’association. Il lance des appels aux chauffeurs de taxi dans les quatre coins de l’Egypte pour rejoindre les rangs de celle-là. C’est une course contre la montre car d’autres compagnies comme
Uber et
Careem s’apprêtent à investir le marché égyptien. Il suffit de savoir que la page
Osta (chauffeur), créée récemment sur
Facebook pour présenter un service de voiture avec chauffeur, a attiré en quelques jours 32 000 fans. «
Nous sommes déjà accablés par les dettes bancaires après que l’Etat nous eut obligés en 2009 à acheter de nouvelles voitures pour développer le service de taxi. Et voilà qu’aujourd’hui, ces nouveaux taxis viennent partager notre gagne-pain. Ils vont rendre les conditions de travail encore plus difficiles. Le nombre de véhicules qui circulent dans les rues du Caire est trois fois supérieur à la capacité du réseau routier. Les embouteillages sont insupportables. La vitesse moyenne des véhicules pendant les heures de pointe va bientôt atteindre zéro », s’indigne Mohamad Abdel-Hamid, 37 ans, chauffeur de taxi. «
Aujourd’hui, nous sommes comme des ouvriers qui ont été licenciés après la fermeture de leur usine. Qu’est-ce que nous devons attendre pour réagir alors que nous risquons de ne plus pouvoir nourrir nos familles ? Nous avons décidé de nous rassembler au sein de cette association pour affronter cette crise, surtout que le syndicat du Transport routier dont nous sommes tous membres depuis plus de vingt ans n’a rien fait », assure Abdel-Hamid, secrétaire général de l’association, qui a jusqu’à présent réussi à rallier 300 membres.
60 pays et 2,2 milliards d’investissements

Au siège de leur association, les chauffeurs se rencontrent tous les jours pour faire face à la crise.
(Photo:Nader Ossama)
Selon les derniers chiffres de l’Organisme central de la mobilisation et des statistiques, les familles égyptiennes consacrent 5,3 % de leur budget aux transports. La part du taxi est relativement maigre, car la plupart des familles optent pour les transports en commun moins coûteux (40 % des familles égyptiennes vivent avec 2 dollars par jour, chiffre du FMI). Les clients du taxi appartiennent pour la plupart à la classe moyenne, assez limitée. Aujourd’hui,
Uber, qui présente ses services dans 60 pays de par le monde, veut investir 2,2 milliards de dollars au Moyen-Orient, et l’Egypte aura la part du lion, comme le pense May Abaza, directrice de l’une de ces entreprises technologiques. D’après Abaza, le service de voiture avec chauffeur ne constitue aucune menace pour les taxis. Elle estime que Le Caire est une grande ville avec 20 millions d’habitants, et il y a donc un espace pour plusieurs nouveaux moyens de transport.
Uber est une compagnie américaine fondée en 2009 qui tente aujourd’hui de légaliser son statut en Egypte. Elle appelle même les chauffeurs de taxi à la rejoindre. Elle offre chaque mois 2 000 nouvelles opportunités d’emploi après son succès réalisé dans trois gouvernorats : Le Caire, Guiza et Alexandrie.
L’Egypte est-elle en train de « s’uberiser » ? Peut-être. Les 85 000 chauffeurs de taxi sont accusés par les uns de manipuler le taximètre, par les autres d’être de gros fumeurs, et de harceler les filles. Quant aux chauffeurs de taxi, ils estiment être la cible d’une campagne médiatique organisée. Dans son émission diffusée sur la chaîne Ten, le journaliste Ibrahim Eissa a énuméré dix tares dans le travail des chauffeurs de taxi.
Le quotidien Al-Masry Al-Youm a aussi établi une comparaison entre les chauffeurs de taxi et ceux qui travaillent avec Uber et Careem. Et dans un récent article dans le quotidien Al-Watan, la journaliste Amina Khairi ajoute de l’huile sur le feu. Elle décrit les taxis blancs comme étant des véhicules « sales » et les chauffeurs comme ayant une « apparence minable », et « puant la sueur ». En outre, Amina Khairi accuse les chauffeurs de taxis de raconter sans cesse des mensonges et de conduire sans prudence. Un article qui a fait monter la colère des chauffeurs de taxis. « Nous avons porté plainte auprès du procureur général contre cette journaliste car la liberté d’expression ne lui donne pas le droit de nous humilier. Il faut faire la distinction entre la critique et la diffamation », assure Mohamad Abadi, 47 ans, chauffeur de taxi depuis 1992, et qui se charge du dossier des médias au sein de la nouvelle association.
La rue, terrain de lutte
La révolte des chauffeurs de taxis contre Uber et Careem ne se limite pas aux salles fermées. La rue est aussi devenue une scène de lutte. Les chauffeurs de taxi ont organisé samedi une marche de protestation contre Uber et Careem devant le Conseil d'Etat au Caire. L’Association des chauffeurs de taxi a tenu un colloque au syndicat des Journalistes en collaboration avec le Centre égyptien pour les droits économiques et sociaux pour expliquer le cauchemar que vivent ces chauffeurs après l’apparition d’Uber et Careem. « Alors que les permis de transformer un véhicule en taxi sont suspendus depuis 1999, nous avons été surpris par ce flot de véhicules qui ont envahi les rues sans la moindre autorisation. Nous avons des permis professionnels qui coûtent cher. Tandis que les chauffeurs qui travaillent pour Uber et Careem ont un permis de conduire pour véhicule privé, et ne payent que les frais de renouvellement périodique. De plus, on nous accuse de nous droguer, alors que nous renouvelons le permis de conduire tous les trois ans, ce qui veut dire que nous faisons des tests de toxicomanie périodiques. Les chauffeurs d’Uber et Careem font ces tests sous la surveillance de leurs entreprises et non pas sous celle des autorités officielles », déclare Walid Al-Hadi, chauffeur de taxi âgé de 47 ans. Celui-ci assure que les chauffeurs de taxi ont déposé une plainte contre Uber et Careem auprès de la direction de la circulation du Caire, chargée d’octroyer les permis de conduire aux chauffeurs de taxi. De plus, une démarche a été organisée par 300 chauffeurs de taxi auprès de la direction générale de la circulation dans le quartier de Madinet Nasr pour exprimer leur indignation.
Les chauffeurs de taxi sont donc engagés dans le jeu du chat et de la souris avec leurs rivaux. Ils ont tendu un piège aux chauffeurs d’Uber et Careem : il les ont appelés en faisant semblant d’être des clients. Arrivés sur le lieu, les chauffeurs d’Uber ont été capturés par les chauffeurs de taxi et ont été conduits au commissariat de police afin de les obliger à stopper leur activité qu’ils estiment être illégale.

Les chauffeurs de taxi risquent de se retrouver hors jeu.
La révolte des taxieurs gagne en ampleur. Aujourd’hui, en parcourant les rues du Caire, les chauffeurs plaident leur cause. « Il ne faut pas généraliser. S’il y a des chauffeurs de taxi qui ont commis des erreurs, il serait injuste de mettre tous les oeufs dans le même panier ». C’est ainsi que Marwan, 40 ans, débute son discours avec ses clients dans une tentative d’améliorer l’image du chauffeur de taxi. Il rappelle à ces clients l’histoire du chauffeur de taxi qui, l’année passée, s’était jeté sur une bombe pour sauver les piétons et les passagers. « Que devons-nous faire aujourd’hui alors qu’on a passé toute notre vie à faire ce métier ? Ces intrus nous obligent à rester à l’intérieur des quartiers de la capitale et à nous contenter des courts trajets sur des routes mal pavées, ce qui endommage nos véhicules. Quant à eux, ils font de longs trajets sur des routes bien pavées dans les régions du 6 Octobre et d’Al-Tagammoe Al-Khamès ainsi que sur les autoroutes, ce qui est plus rentable ». Et d’ajouter : « Plus tard, les clients vont se rendre compte que les tarifs du taxi blanc sont plus modérés. Il suffit de mentionner que le compteur de ces nouveaux véhicules fait 160 piastres par kilomètre et 370 piastres pendant les heures de pointe. Tandis que celui d’un taxi blanc fait 140 piastres par kilomètre à n’importe quelle heure du jour. D’ailleurs, l’Etat doit modifier l’ancienne tarification du compteur fixée en 2009 et qui ne convient plus au coût élevé de la vie, s’il veut éviter que les chauffeurs de taxi manipulent les compteurs ».
Wahid, chauffeur de taxi de 25 ans, participe à la campagne lancée par l’association. Avec ses clients, il parle toujours des souffrances de ses collègues. Il raconte qu’un client voulait un jour se rendre du centre-ville à Madinet Nasr, un trajet qui coûte 30 L.E. Pourtant, ce passager est descendu en route lorsqu’il a trouvé que le pont du 6 Octobre est encombré. « Il m’a payé les deux tiers des frais et m’a laissé souffrir dans les embouteillages. Je suis resté bloqué sur le pont pendant 2 heures », raconte-t-il. Il se tait un moment et poursuit : « Pourquoi les citoyens aujourd’hui éprouvent-ils une grande animosité envers le chauffeur de taxi et ne voient-ils pas l’autre face de la monnaie ? », s’interroge Wahid, qui fait le tour des terminus de taxis et des stations d’essence pour faire circuler des imprimés de l’association afin de sensibiliser les chauffeurs de taxi à la nécessité de prendre soin de la propreté de leurs véhicules aussi bien que de leur apparence afin de sauvegarder leur métier.
L’arme de l’Internet

La grève des chauffeurs de taxi en France.
Sur Internet, une autre bataille se déroule. Si les partisans d’Uber et de Careem ont créé une page Facebook pour recevoir les plaintes des citoyens mécontents des taxis, l’Association des propriétaires et des chauffeurs de taxi a, à son tour, créé sa page sur laquelle elle diffuse des vidéos et des nouvelles concernant le mouvement de protestation mené par les chauffeurs contre Uber et Careem dans le monde entier. L’exemple de la France les fascine. Dans ce pays, la bataille a commencé par des pneus brûlés et des berlines retournées. Les associations et les syndicats de taxi réclamaient 100 millions d’euros d’indemnités à Uber. Finalement, la compagnie a été condamnée à verser un million et demi d’euros à titre d’indemnités à la Fédération des taxi. Ce procès a animé l’esprit des chauffeurs de taxis en Egypte.
Face à la colère des chauffeurs de taxi en Egypte, le syndicat du Transport routier a enfin décidé d’agir pour faire face à Uber et Careem en utilisant l’arme de la technologie. « Une nouvelle application électronique organisera le travail des chauffeurs de taxi et sera mise en service d’ici quelques mois sur les portables des clients qui auront l’opportunité de profiter d’un service de taxi sur commande », affirme Alaa Mohamad, secrétaire général du syndicat du Transport routier. La bataille est loin d’être terminée.
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