Nous sommes au village de Rida dans le gouvernorat de Minya, à 250 kilomètres du Caire. Sabha apporte une grosse marmite, saisit un couteau tranchant et égorge une poule qu’elle jette au fond de cette marmite avant de la couvrir. Dès que la poule a cessé de bouger, elle la trempe dans l’eau bouillante pour pouvoir la déplumer. Sabha explique aux villageoises comment se protéger de la grippe aviaire dans cette région où les familles vivent de l’élevage des volailles. « Le virus de la grippe aviaire est sensible à la chaleur, il meurt à une température de 70°. Je fais tout cela rapidement pour éviter toute contagion », lance la jeune paysanne venue montrer ce qu’elle a appris au cours d’un récent séminaire tenu à Minya. « Le fait d’égorger une poule dans une grosse marmite permet de se protéger, ainsi que ses enfants, de la grippe aviaire », poursuit Sabha. « Egorge un oiseau en toute sécurité » est le slogan de la campagne lancée en Egypte le 14 novembre 2015 par l’Organisation des Nations-Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) pour lutter contre le virus H5N1. « Nous avons choisi cette date car c’est en hiver que ce virus se répand de manière féroce. On a opté pour le gouvernorat de Minya comme point de départ car c’est la région qui enregistre le plus grand nombre de cas de contagion », explique Dr Soheir Abdel-Qader, conseillère nationale du programme de prévention contre la grippe aviaire auprès du bureau de la FAO, installé en Egypte.
Selon l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), 169 cas d’infections ont été détectés en Egypte entre novembre 2014 et mars 2015. Mais, aucun cas de décès n’a été signalé cette année. En 2014, on avait signalé 11 cas, dont 6 décès. Alors qu’en 2012, on a signalé 11 cas, et en 2013, 4 cas seulement. Toujours d’après l’OMS, l’Egypte était arrivée en tête des pays infectés par la grippe aviaire l’hiver dernier. Une raison qui a poussé la FAO à intensifier ses efforts, surtout dans les villages de la Haute-Egypte. « 20 millions d’affiches et 2 millions de dépliants ont été distribués dans les hôpitaux, les cabinets médicaux, les dispensaires, les établissements publics et même les écoles », explique Soheir Abdel-Qader. Et d’ajouter que la FAO a procédé au nettoyage et à la désinfection de 234 000 maisons à Minya.
La volaille, seule source de revenus
La viande de volaille est un aliment essentiel pour la population. Chaque année, des millions de volailles sont abattus en Egypte. (Photo : Mohamad Abdou)
« Pour moi, faire de l’élevage de volaille est important car j’ai 9 enfants. Mes poules, mes oies et mes canards m’aident à les nourrir. Je vends de la volaille et des oeufs », dit Am Ismaïl. Et d’ajouter : « Je vends entre 80 et 100 poules par mois, ce qui me rapporte avec les oeufs entre 415 L.E. et 515 L.E. C’est ma principale source de revenus. Les années 2006 et 2007 ont été désastreuses pour moi. Je n’avais plus aucun oiseau dans ma basse-cour », relate-t-il.
En fait, le virus H5N1 qui a fait son apparition pour la première fois en Egypte en février 2006 a eu des conséquences graves sur la vie des villageois, dont la nourriture est basée essentiellement sur la viande de volaille, le prix de la viande bovine étant élevé (entre 80 et 90 L.E. le kilo, alors qu’un poulet coûte entre 30 et 40 L.E.).
A cette époque, les responsables ont conseillé aux habitants de ne plus élever de volailles. « Le problème est que l’élevage des oiseaux est une tradition dans notre village, et pour des milliers de personnes, c’est la seule source de revenus », explique Zeinab, villageoise qui possède une trentaine de poules. En 2006, il y a eu de grosses pertes et de nombreux paysans se sont endettés jusqu’au cou. « Pour amortir les dégâts, beaucoup d’entre eux ont caché les oiseaux malades tout en espérant pouvoir les vendre », dit l’un des vétérinaires qui était chargé d’abattre les animaux infectés. Et durant toute cette période, les villageois ont vécu un calvaire. Ils n’avaient pas peur d’attraper le virus, mais de perdre leurs poules, leur seul gagne-pain. Beaucoup d’entre eux ont continué à faire de l’élevage clandestinement. Et les astuces utilisées ne manquaient pas. Au lieu d’élever les poules sur les toits ou dans leurs cours, ce qui est courant, ils les cachaient à l’intérieur des maisons (sous les lits, dans les armoires) ou dans les fours à pain, au risque de mettre en danger leur santé et celle de leurs familles. « C’était pour éviter que les responsables ne les découvrent. Sans ces oiseaux, nous sommes ruinés et personne n’allait nous indemniser », raconte l’un des habitants. Les villageois sont donc restés en état d’alerte. Dès qu’un étranger se présentait au village, les habitants se pressaient pour alerter les voisins qui possédaient de la volaille à la maison. Et même si leurs oiseaux étaient malades, ils ne le déclaraient pas car ils savaient qu’ils n’allaient pas être indemnisés par l’Etat.
Les raëdate sur le terrain
Les villageoises assistent au séminaire sur la prévention du virus H5N1. (Photo : Mohamad Abdou)
Face au risque de propagation de la grippe aviaire, la FAO a opté pour la prévention. En fait, depuis le début de la campagne « Egorger en toute sécurité », 14 000 raëdate rifiya (paysannes choisies par la FAO pour sensibiliser les villageoises) se déplacent dans les 12 gouvernorats où l’on fait de l’élevage de volaille : Qalioubiya, Charqiya, Daqahliya, Gharbiya, Ménoufiya, Béheira, Kafr Al-Cheikh, Minya, Fayoum, Béni-Soueif, Assiout et Sohag. D’un foyer à l’autre et d’une ferme à l’autre, elles expliquent aux villageoises le danger d’avoir des oiseaux malades. Elles donnent aussi des conseils aux 2 millions d’éleveurs et aux 3 millions d’employés qui travaillent dans le secteur de l’aviculture. Les raëdate suivent la même stratégie dans tous les gouvernorats. A Minya, chaque raëda est responsable d’environ 200 dawars (maisons).
Installée au sein d’un groupe, la raëda explique aux villageoises l’histoire de la grippe aviaire et comment ce virus s’est propagé dans le monde. « Cette grippe aviaire, appelée également influenza aviaire ou peste aviaire classique, est une maladie connue de longue date des spécialistes. Cette grippe touche les oiseaux sauvages depuis longtemps. Les éleveurs de volaille ont commencé à la connaître au début des années 1900. Mais le puissant virus H5N1 n’a été découvert qu’en 1997, quand il s’est soudainement manifesté dans une ferme d’élevage d’oies en Chine. Le virus H5N1 a attiré l’attention en raison de la rapidité avec laquelle il a frappé les oiseaux. Depuis, le virus s’est propagé dans plus de 40 pays d’Asie, d’Afrique et d’Europe », explique Nawal, une raëda. Cette dernière donne les informations nécessaires aux habitantes du village. Elle connaît les villageoises des 200 foyers dont elle est responsable, à qui elle doit rendre visite tous les deux jours. Toutes l’écoutent attentivement et ne cessent de lui poser des questions. « Comment le virus atteint-il les volailles ? », demandent les unes et les autres. Et Nawal, la raëda, répond : « Les oiseaux migrateurs, comme les canards ou les oies, sont porteurs du virus, mais n’en manifestent pas les symptômes. C’est pourquoi les chercheurs appellent ces oiseaux migrateurs des réservoirs du virus ». « Est-ce que le virus a contaminé des personnes ? », lui demande une autre. Et Nawal n’hésite pas à lui donner toutes les explications qu’elle a entendues au cours des séminaires organisés au mois de septembre 2015 au sein de la Direction de la médecine vétérinaire du gouvernorat de Minya. « De 2003 à 2006, le virus H5N1 a infecté plus de 250 personnes. Plus de 150 d’entre elles sont mortes. Une personne contaminée par la grippe aviaire peut la transmettre à une autre », dit Nawal. La raëda Fatma relate, elle, des histoires vécues venues du monde entier : « En Thaïlande, un enfant atteint du virus H5N1 a contaminé sa mère en 2004. En Indonésie, en 2006, le virus H5N1 a touché les 8 membres d’une même famille, alors qu’un seul était en contact d’oiseaux infectés ». En fait, les discussions ont lieu chaque jour et tôt le matin. Une fois leurs besognes ménagères terminées, les villageoises se rencontrent dans les champs pour continuer la discussion de la veille. Et les questions fusent : « Comment ce virus se transmet-il d’un oiseau à un autre ou de l’oiseau à l’homme ? ». Hala, la raëda, leur donne la réponse en essayant de parler d’une manière simple pour qu’elles puissent comprendre. « La transmission de la grippe a lieu à travers les contacts fréquents avec les sécrétions respiratoires ou avec les déjections d’animaux infectés. On les reconnaît à leur plumage ébouriffé ou à la diminution de la ponte. La forme hautement pathogène du virus peut être mortelle, et l’oiseau peut mourir le jour même où il est infecté », note la raëda Howayda.
169 cas d’infections ont été détectés en Egypte entre novembre 2014 et mars 2015. (Photo : Mohamad Abdou)
Des médecins vétérinaires ne tardent pas à se joindre au débat. Dr Khalaf Ali Khalaf étale un tapis en paille sur le sol poussiéreux et invite les femmes à s’asseoir autour de ce tapis. Ensuite, il prend une feuille de papier dessin, grand format, et dessine l’intérieur d’une ferme puis pose quelques cailloux dans ce dessin. Ces cailloux sont censés représenter les différents types de volaille qui se trouvent dans une ferme. « A travers ce dessin, je leur simplifie les choses car la plupart de ces femmes sont analphabètes. Le caillou marron désigne l’oie qui est la source de contamination dans une ferme et donc à mettre en quarantaine en cas de contagion », signale Dr Khalaf Ali Khalaf, responsable de l’équipe CAHO (Community Based Animal Health Outreach) ou ACSA (Agents Communautaires de Santé Animale). Cette équipe a été formée par la FAO en Egypte en 2009. Des experts sont venus du Kenya pour appliquer ce système. « On a choisi des experts du Kenya car ce pays a réussi à éradiquer le virus, grâce à cette stratégie. En Egypte, en 2009, il y avait 54 équipes. En 2014, elles étaient 225. A l’intérieur de chaque équipe se trouve 12 membres. Ce sont tous des vétérinaires », ajoute Dr Emad Saleh, vétérinaire qui travaille auprès du bureau de la FAO en Egypte.
Les efforts de la FAO semblent avoir porté leurs fruits. « Depuis le début du mois d’avril 2015 jusqu’à maintenant, nous n’avons recensé aucun cas d’infection ni de décès », conclut Dr Soheir Abdel-Qader, conseillère nationale du programme de prévention contre la grippe aviaire auprès du bureau de la FAO en Egypte.
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