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Canne à sucre : La Haute-Egypte dans la mélasse

Manar Attiya , Dimanche, 07 février 2016

A Minya en Haute- Egypte, et depuis des décennies, nombreux sont les paysans à vivre de la fabrication de mélasse de canne à sucre. Le produit est très prisé dans les familles égyptiennes, mais l'activité artisanale est aujourd'hui à l'agonie. Visite guidée dans les fabriques de la région.

Canne à sucre :  La Haute-Egypte  dans la mélasse
(Photo: Mohamad Abdou)

Cela fait bien longtemps que la culture de la canne à sucre s’est installée à Minya, ville située à 355 km au sud du Caire. Là, les champs de canne à sucre s’étendent à perte de vue sur des milliers d’hectares. Des bottes s’entassent sur le sol et les tracteurs ne cessent leurs allers-retours pour charger la récolte. Sur les routes longeant les champs, le parfum de la mélasse émanant des petites fabriques envahit les narines. « C’est l’une des principales cultures à Minya, c’est notre gagne-pain saisonnier. La saison de la récolte commence au mois d’octobre et finit en juin. Plus de 10 tonnes de tiges de canne à sucre sont coupées par jour et transformées en mélasse », dit Wafdi, 23 ans, et chauffeur de tracteur. Il commence le travail très tôt le matin et termine vers 20h. Tous les jours, il transporte la canne à sucre des champs à l’usine, soit environ 200 allers-retours.

Pendant la récolte, le travail se fait sans relâche. Deirmawasse, petit village situé au Nord de Minya, est l’un des plus grands producteurs de miel noir en Egypte. On y trouve plus de 20 usines. Mahmoud y est à pied d’oeuvre. Alors que le soleil vient à peine de se lever, il coupe les tiges de canne à sucre avec un sabre, comme le faisaient ses ancêtres. « On vérifie si la tige est riche en sucre, sinon, on la met de côté. Celle-ci par exemple est un véritable concentré en sucre, on va la couper à ras le sol », explique Mahmoud en tranchant la précieuse plante. Puis les bottes de canne à sucre sont acheminées vers l’usine. Mohamad est chargé de les découper en plusieurs morceaux. Ali s’occupe de l’opération de broyage, une presse artisanale composée de trois cylindres verticaux disposés en triangle, dont une partie forme un engrenage assurant le couplage des deux cylindres, et dont le mouvement rotatif est assuré par une courroie reliée à un moteur. Le jus qui en découle s’appelle le vesou qui va couler le long d’une rigole, puis il est porté sur le feu. Il sera ensuite réduit, écumé, clarifié et tamisé. Alors que le vesou est porté à ébullition, Ali le transvase de cuve en cuve. « Le transvasement successif permet notamment de retirer la plus grande partie des résidus encore présents dans le sirop », explique Mohamad. La préparation incristallisable s’appelle alors la mélasse, un liquide visqueux et homogène de couleur marron foncé à noir, d’odeur et de saveur proches de la réglisse. En parlant, Mohamad nous tend une cuillère : « Goûtez sans crainte ! ». Dans cette usine familiale de 8 400 m2, on fabrique la mélasse depuis des décennies. Mohamad, 20 ans, raconte que dans sa famille le métier se perpétue de père en fils. L’entreprise Asrane existe depuis 1930, et au fil des ans, elle a concilié terroir et modernité pour devenir le leader en Haute-Egypte de la mélasse et de ses produits dérivés.

Hadj Fathi Asrane en est le propriétaire. Agé de 85 ans, aujourd’hui à la retraite, il dit avoir commencé à travailler très jeune. « Dans les années 1950, je touchais à peine 25 piastres par jour. Je transportais les bottes de canne à sucre sur le dos pour les livrer à la fabrique de mon père. Aujourd’hui, l’ouvrier touche entre 50 et 60 L.E. par jour, suivant l’expérience », dit-il. Hadj Asrane est là pour donner un coup de main à son fils et surveiller les ouvriers. « Si je restais à la maison, j’en deviendrais malade », précise-t-il. « La mélasse est surtout connue pour sa richesse en minéraux : potassium, calcium, magnésium, phosphore, fer ... Les mères doivent en donner à leurs enfants, surtout à ceux qui se réveillent de bonne heure pour aller à l’école, et d’y ajouter quelques gouttes de citron », conseille-t-il.

150 fabriques dans les champs

Canne à sucre : La Haute-Egypte dans la mélasse
Le vesou, produit initial de la mélasse, doit être porté à ébullition. ((Photo: Mohamad Abdou)

En Egypte, et dans pratiquement chaque foyer, un ou deux bocaux de mélasse sont en stock. Le produit est apprécié pour son goût, consommé seul, avec de la crème de sésame ou de la crème fraîche. Les villageois préfèrent le présenter avec du fétir (sorte de beignets feuilletés) à leurs invités. Hadj Abdel-Aziz, un peu plus instruit, ajoute d’un ton expert : « La mélasse est entrée dans la composition de desserts et de gâteaux dans les pays anglo-saxons. Citons par exemple, les tartes ou les cookies à la mélasse ». Dans les gouvernorats les plus éloignés de Haute-Egypte, plus d’un million de personnes vivent de la culture de la canne à sucre. « Le feddan donne en moyenne 4,5 tonnes de sucre et 2 tonnes de mélasse. Mais le gouvernement achète la tonne de canne à sucre à 358 L.E., alors que son prix réel est de 500 L.E. », se plaignent les exploitants.

A Mallawy, à 10 km de Deirmawasse, plus de 150 fabriques de mélasse se dressent dans les champs. C’est là que l’on trouve la « maassara » (fabrique) de Hussein Al-Baraka, qui a ouvert dans les années 1990 et propose une mélasse « de pure souche saïdie (de la Haute-Egypte) et de fabrication artisanale vendue sur les marchés », comme l’indique Hussein. Diplômé d’agronomie, ce quadragénaire, en plus de produire la mélasse, occupe aussi le poste de directeur commercial dans l’usine que son père et ses frères plus âgés ont fondée il y a 23 ans. « Mon père a vécu au Caire où il a suivi ses études, il y a même travaillé durant de nombreuses années », raconte-t-il. « A son retour à Mallawy, il a décidé de fabriquer de la mélasse alors qu’il n’avait aucune expérience dans le domaine. Il a demandé un prêt de 20 000 L.E. pour monter sa maassara », précise le responsable commercial. Aujourd’hui, l’usine Al-Baraka a une très bonne réputation grâce à la production d’une mélasse de haute qualité. « La région est ensoleillée et son taux d’humidité est élevé, ce qui donne une canne sucrée, juteuse au sirop exquis », affirme Hussein. L’entreprise Al-Baraka vient de signer des contrats avec les meilleurs distributeurs d’Egypte. Parmi les autres ambitions de la direction : élargir la gamme des produits puis les exporter dès l’année prochaine.

Ligne de chemins de fer

Canne à sucre : La Haute-Egypte dans la mélasse
Le feddan (0,42 ha) donne en moyenne 4,5 tonnes de sucre et 2 tonnes de mélasse. (Photo: Mohamad Abdou)

Fabriquer la mélasse a ses inconvénients. « Le métier est saisonnier. L’été, c’est la saison du repos, et nous restons au chômage technique en attendant la récolte pour faire travailler les machines », exposent les propriétaires d’usines. De plus, les revenus de la mélasse ne couvrent pas toutes leurs dépenses : « Notre bénéfice varie entre 200 et 300 L.E. par jour. Le grand problème c’est les impôts, trop élevés pour nous. Nous sommes censés payer les salaires de 40 ouvriers qui touchent 50 L.E. par jour chacun, sans compter les factures d’électricité, d’eau, les prix du transport, etc. », énumère Fouad Abdel-Aziz, propriétaire d’une usine dans le village Al-Bayadiya, à Samallout, dans la région de Minya. Dans les années 1950, lorsque cette industrie a commencé à se développer en Haute-Egypte, une ligne de chemins de fer a été construite. L’objectif était de transporter la canne à sucre des plantations aux fabriques. Hélas, avec le temps, elle s’est détériorée, et aujourd’hui, les agriculteurs sont obligés de l’acheminer par tracteurs. Si un feddan donne environ 4,5 tonnes de sucre, un agriculteur doit recourir à 4 tracteurs. Donc, il débourse une somme qui varie entre 150 L.E. à 200 L.E. par tonne. En période de pénurie de gasoil, les dépenses sont encore plus importantes. Les agriculteurs perdent de l’argent, sans aucune indemnisation.

Zidane, un autre propriétaire qui portait tant d’espoirs sur la dernière récolte de canne à sucre, se retrouve aujourd’hui pieds et poings liés. « Pour alimenter mes engins agricoles en gasoil, je dois passer de longues heures à la station d’essence, et le plus souvent, je reviens bredouille », lance-t-il, tout en ajoutant que beaucoup de stations prétendent être en pénurie de ce carburant pour le revendre en fait 4 à 5 fois plus cher. « 90 % des vendeurs de mélasse n’arrivent plus à la commercialiser, car la concurrence est déloyale, surtout émanant des grandes usines. Et l’Etat ne nous aide pas. Il faut que le gouvernement fixe le prix », poursuit un autre propriétaire en difficulté. De quoi avoir poussé plusieurs fabriques à mettre la clé sous le paillasson. « Al-Khawaga Joseph, Fouad Abdel-Aziz Al-Messlemani, Marawan Al-Asmar … beaucoup d’amis ont cessé de produire de la mélasse », énumère Samir Moussa, commerçant et propriétaire d’une petite usine. « Il faut protéger et sauvegarder ce savoir-faire ancestral qui crée des emplois aux jeunes de Minya », conclut-il.

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