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Ces femmes pilotes qui font parler d'elles

Dina Darwich, Dimanche, 06 décembre 2015

Elles sont une quinzaine de femmes à porter l'uniforme de pilote de ligne chez Egyptair. Habitées par leur rêve depuis l’enfance, elles ont affronté plusieurs défis pour atteindre le cockpit. Leur bataille ne connaît en réalité aucun répit. Rencontres.

Ces femmes pilotes qui font parler d
Magda, copilote, est la dernière recrue d'Egyptair.

« C’était un soir de Noël … J’étais dans le cockpit de l’avi­on avec mon père. Le ciel était obscur, les lumières des boutons et des étoiles s’entremêlaient, m’éblouis­saient. L’instant était magique. Dans les écouteurs, j’avais l’album Old is Gold des grands tubes des années 1970. En même temps, je rêvais du jour où je serais à mon tour aux com­mandes », relate Magda Malek, aujourd’hui copilote d’un Boeing 737 chez Egyptair.

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Elle a voulu suivre les traces d’Elise Deroche, Harriet Quimby, Bessie Coleman … Des noms qui n’évo­quent plus rien en général, car seule l’Américaine Amelia Earhart a échap­pé à l’oubli. En effet, au début du XXe siècle, ces femmes marquèrent l’histoire de l’aviation. Dans le sillage des suffragettes britanniques, elles donnèrent des ailes à l’émancipation de la femme. A son tour, l’Egypte présente au monde sa première avia­trice. En 1933, Lotfiya Al-Nadi est la première femme arabe et africaine à obtenir son brevet de pilote. Elle par­ticipa à une course entre Le Caire et Alexandrie qu’elle remporta face à 33 candidats, ouvrant ainsi la voie aux femmes. Mais il faut attendre 1986 pour que la première femme pilote, Dina Al-Sawi, soit recrutée par Egyptair qui compte aujourd’hui à son effectif une quinzaine de femmes pilotes (sur un total de 900 pilotes). Un chiffre dérisoire qui reflète peut-être les turbulences que doivent bra­ver ces femmes avant de pouvoir s’envoler aux commandes d’un avion de ligne.

Au premier abord, Héba Darwish donne l’impression d’être une femme ordinaire. Portant l’uniforme de pilote, elle marche avec élégance mais agit avec dextérité, et ce contraste lui confère beaucoup de charme. Lorsqu’elle parle de sa carrière, un sourire se dessine sur ses lèvres ... qui s’estompe presque aussitôt pour lais­ser apparaître de la tristesse dans ses yeux. « Mes parents étaient séparés. J’étais la seule fille parmi deux gar­çons. Dans une famille à majorité d’hommes, il fallait avoir du cran pour s’affirmer. A chaque fois que j’allais rendre visite à ma mère durant les vacances d’été en Syrie, je devais prendre l’avion et c’est comme ça que j’ai eu le coup de foudre pour ce métier. Il y a vingt ans, l’idée de pilo­ter un avion, paraissait folle et mon père, qui était magistrat, pensait que je courais derrière un mirage, lui qui travaillait dans un milieu conserva­teur », relate la capitaine Héba Darwish. Et d’ajouter : « Face à ma détermination, il a fini par accepter mais à condition que je termine mes études de lettres françaises ». Aujourd’hui, elle compte plus de 5 500 heures de vols. La bataille menée au sein de sa famille n’a été que le début d’une série. Car l’obtention de son brevet de pilote s’est révélée être un autre défi de taille. Durant plusieurs mois, elle a dû échanger des correspondances avec différents insti­tuts d’aviation aux Etats-Unis. Elle a fini par être acceptée et préparer ses bagages pour quitter son village natal près d’Alexandrie, accompagnée de son père. « Durant six mois, c’était la course contre la montre. Je m’enfer­mais dans le cockpit pour en étudier les différents boutons et commandes, et il fallait assister à des simulations. J’ai dû faire au total 200 heures de vol afin d’obtenir trois brevets qui me permettraient de voler. La facture a été salée : 20 000 dollars (aujourd’hui 80 000 dollars, soit l’équivalent de 620 000 L.E.). J’ai été chanceuse car mon père m’a beaucoup aidée pour réaliser mon rêve. D’autres parents auraient hésité avant de débourser une telle somme pour leur fille, sachant que son recrutement serait difficile », ajoute-t-elle. Un pari, qu’elle a tenu à gagner. Puisque chez Egyptair, sur les 500 candidats ayant passé l’examen, seuls 50 ont réussi, dont 2 femmes.

Riches d’anecdotes

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Héba, collandant de bord, totalise 7 500 heures de vols.

Le capitaine Noha Abdel-Rahman, 49 ans, compte 14 000 heures de vol. Elle est la plus ancienne pilote femme d’Egyptair. Avant elle, la doyenne était Dina Al-Sawi, maintenant pilote chez Air France. Noha confie que son employeur n’est pas encore vraiment habitué à recruter des femmes pilotes de l’air. Ses voyages, durant 20 ans, aux quatre coins du monde, sont riches d’anecdotes et reflètent une discrimi­nation envers la femme. Elle raconte qu’un jour, elle a reçu dans son cock­pit un steward l’informant qu’un des passagers voulait regagner l’aéroport tout juste après le décollage en appre­nant que le pilote était une femme. Le prétexte avancé est que les femmes conduisent déjà mal les voitures, ne respectent pas le code de la route ; donc, il ne voulait pas prendre le risque de perdre la vie. Sur un autre vol, deux villageois ont parié sur son prénom Noha, ne sachant pas s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. « Quand ils m’ont vue sortir du cockpit, l’un d'eux a lancé : Je t’avais dit que le capitaine était une horma (nom péjoratif pour désigner une femme) », relate Noha qui pilote un Airbus 320. Ce jour-là, ses jumeaux et son mari avaient 40 degrés de fièvre. Elle a donc appelé sa mère et sa tante pour prendre soin d’eux durant son absence. La copilote Magda Malek se souvient, quant à elle, du jour où un paysan qui tenait le bas de sa djellaba à la bouche en descendant de l’avion, la relâcha brusquement quand il l’a vue tenant debout dans la cabine. Il s’est mis à réciter un verset du Coran exprimant ainsi son grand étonnement.

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Ces pilotes doivent aussi faire face au dénigrement de quelques collègues hommes. « J’ai ressenti ce genre de discrimination le jour où je suis deve­nue capitaine, il y a 6 ans. Dans le regard du copilote, je pouvais lire du dédain car il était inadmissible pour lui de recevoir les ordres d’une femme qui était sa supérieure », ajoute Héba Darwish. Un machisme qui persiste car, selon l’entendement de beaucoup d’hommes, une femme ne peut piloter un avion de ligne. Il s’agit là d’une opinion largement répandue selon laquelle les émotions ressenties par les femmes sont incompatibles avec les performances exigées dans ce métier. « On a l’impression parfois lors des simulations de vivre 100 ans en arrière quand certains pilotes hommes refu­saient d’enseigner le pilotage aux femmes. Cependant, à force de persé­vérance, elles sont parvenues à leurs fins », assure une pilote qui a requis l’anonymat. Elle ajoute qu’il lui arrive d’exprimer avec excès son côté mas­culin pour s’imposer. « Je fais atten­tion à mon apparence. Je noue mes cheveux en queue de cheval, pour mieux porter les écouteurs. Je ne porte ni boucles d’oreilles, ni bagues. J’adopte une attitude austère dans le cockpit », poursuit-elle.

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La vie du capitaine Hasna est faite d'une série de missions à accomplir, y compris à la maison.

Ces pilotes femmes ont dû égale­ment se lancer dans une autre bataille ... pour que l’uniforme soit adapté à leurs corps. « J’ai dû batailler avant que mon employeur ne se soit rendu compte de la nécessité de chan­ger le patron de l’uniforme pour convenir au corps de la femme. On paraissait comiques dans l’uniforme des hommes, même si on était mince. On voulait tout simplement trans­mettre un message qu’il y a des femmes qui pilotent depuis 20 ans et qu’il ne faut pas négliger leur pré­sence », relate-t-elle.

Série de missions
Sur le plan familial, la passion du pilotage a uni Hasna à son mari. Ce couple a fait des études de pharmacie, et en parallèle prenait des cours de pilotage à l’Académie de l’aviation civile. Lui, il a finalement opté pour la gestion d’une pharmacie. Elle a choisi de s’envoler. La vie du capitaine Hasna Taymour est une série de mis­sions à accomplir, y compris à la mai­son. Souvent absente de la maison pour emmener des passagers à Johannesburg, Pékin ou Bangkok, elle doit jongler chez elle pour accomplir les tâches ménagères et prendre soin de ses quatre enfants, sans oublier d’assister tous les six mois à des for­mations pour le perfectionnement de pilotage. Son agenda est chargé, qu’elle soit dans le ciel ou sur le plan­cher des vaches pour emmener ses enfants au sport, les aider à réviser et prêter oreille à leurs problèmes. « Mon mari me donne un coup de main et mon père m’aide quand je suis absente », dit-elle en riant, sans cacher qu’elle se sent parfois dépassée par toutes les tâches qu’elle doit accom­plir. Elle assure que chaque seconde pour elle a son pesant d’or. « Ce n’est pas un métier traditionnel et le mari doit être compréhensif, car les horaires des repas ne sont pas fixes, y compris ceux du sommeil. Même les jours fériés, je dois travailler puisque les gens voyagent surtout lors de la saison du pèlerinage, de Noël, des vacances de mi-année, des grandes vacances ... », confie Hasna, qui pilote un Airbus A330. « Quand je suis ailleurs, ils me bombardent de vidéos sur Whatsapp pour me donner de leurs nouvelles », ajoute Hasna en maman poule.

Le plus grand défi pour elle est d’oublier tous les soucis de la maison quand elle est dans le cockpit. « Je dois être à l’aéroport deux heures avant le vol pour traiter les diverses informations : météo, poids de l’avion, nombre de passagers, durée du vol, quantité de kérosène, trafic aérien, aéroports alternatifs, etc. Bref, une activité qui exige une concentration extrême. Mais une femme peut aussi tout faire si elle parvient à s’organi­ser », conclut Hasna. Elle admet toute­fois accuser le stress.

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