« En tant que femme, il a fallu que je m’impose dans ce métier. J’ai dû réaliser des reportages photo bien plus difficiles que mes collègues hommes. On m’a toujours conseillé d’exercer un autre métier plus rentable et sans danger. Mais je suis déterminée à braver tous les défis, je ne baisserai pas les bras », martèle Héba Khamis, photojournaliste. Elle a travaillé pour le quotidien Al-Tahrir et coopère actuellement avec l’agence américaine Associated Press (AP). Héba vient de réaliser un reportage photo relatant la vie d’une pauvre paysanne, venue vendre ses produits laitiers au Caire. « Je me suis rendue chez elle, j’ai passé trois jours en sa compagnie pour montrer les difficultés que rencontre cette femme afin de subvenir aux besoins de ses enfants et leur offrir un meilleur avenir », raconte-t-elle. Par le biais de ce reportage, Héba a voulu raconter l’histoire de ces milliers de femmes qui gagnent leur pain à la sueur de leur front, sans assurance ni droit à la retraite.
« Avant de me lancer dans ce reportage photo, et pour garantir ma propre sécurité, il a fallu convaincre cette paysanne postée devant l’immeuble d’une de mes amies depuis une vingtaine d’années », précise la photographe. Cette paysanne n’aurait jamais accepté de recevoir un photographe homme chez elle. Son mari et les hommes de la famille auraient été scandalisés s’ils l’avaient vue ramener dans leur village un homme. Dans une société conservatrice, quand on est femme on préfère avoir affaire à une femme. « Ce reportage photo a connu un grand succès sur Internet. J’ai reçu de nombreuses réactions. Les commentaires m’ont donné envie de continuer à chercher des histoires humaines à couvrir et en même temps faire la sourde oreille aux préjugés qui diminuent la femme dans ce type de travail », souligne Héba.
Ainsi, la mission de ces femmes photographes peut paraître simple si le sujet du reportage concerne les femmes, mais la tâche devient plus ardue lorsqu’elles doivent travailler sur le terrain, appareil en main, pour couvrir l’actualité dans la rue, parmi la foule. Une réalité que Randa Chaath, photographe de presse de renom, a vécue dès le début de sa carrière. Considérée comme la doyenne de ce métier, elle a occupé plusieurs postes dans la photo de presse. « En voyant un homme avec un appareil, les gens se posent déjà des questions.
Mais lorsqu’il s’agit d’une femme, on se demande d’où elle vient, ce qu’elle fait, et pour quelle raison elle est là. C’est toujours très embarrassant pour une femme », lance Randa Chaath, ex-chef de service photojournalisme au quotidien égyptien Al-Shorouk. Chaath a été la première femme en Egypte à être nommée à la tête du département photo dans un journal. En 1990, elle travaillait pour Al-Ahram Weekly, un hebdomadaire en langue anglaise qui dépend du groupe de presse plus que centenaire Al-Ahram. « A l’époque, j’étais la seule femme à faire de la photo. C’est le défunt rédacteur en chef, Hosni Guindi, qui m’a ouvert les portes. Il attachait beaucoup d’importance à la photo de presse qui est pour lui un art en soi. Il discutait des idées à illustrer et avait un point de vue différent de ses collègues de l’époque », poursuit-elle. Guindi a su donner de l’importance aux reportages photo. « J’ai été recrutée à Al-Ahram Weekly grâce à mon reportage photo Watani Ala Marma Hagar (ma patrie est visée) concernant les réfugiés de Gaza.
Il n’a pas hésité à publier un reportage photo à la une de cet hebdomadaire, à une époque où les rédacteurs en chef cherchaient plutôt à complimenter le président de la République ou le gouvernement », relate la photographe. Randa Chaath est peu bavarde. Car pour elle, la photo est son seul moyen d’expression. Elle n’a jamais éprouvé de gêne en exerçant son métier puisqu’elle ne s’est jamais vue comme une femme photographe. « Je suis photographe, un point c’est tout ». Son père, ex-ministre en Palestine, a tout fait pour la dissuader de faire ce métier.
Mais elle n’a pas renoncé. « Je suis partie aux Etats-Unis pour étudier, car dans les facultés égyptiennes il n’y avait pas de filière de photojournalisme. En rentrant en Egypte avec un magistère en communication visuelle, mon père n’avait plus de prétextes pour m’interdire d’exercer le métier que j’aime », dit-elle.
Absence de formation
Ces 5 dernières années, le nombre de femmes photojournalistes a augmenté. « Dans l’ancienne génération, Hassan Diab, Rachad Al-Qossi et Antoine Albert étaient les doyens de la photo. Mais ils n’ont pas transmis leur savoir-faire à la jeune génération. Ajoutez à cela le manque de formations dans le pays », indique Ahmad Chéhata, chef de la filière des photographes de presse, au syndicat des Journalistes. Aujourd’hui, on compte en Egypte 140 photographes de presse dont 15 femmes. C’est le quotidien Al-Shorouk qui a été le premier à recruter plusieurs femmes photographes de presse. Consciente de cette absence de formation dans le domaine, Randa Chaath a tenu à soutenir et encourager toutes celles qui s’intéressaient à ce métier. Elle donne actuellement des cours de photojournalisme à l’Université américaine du Caire et continue d’être une inspiratrice pour beaucoup de photojournalistes. Mais avant la formation technique, elle tient à leur apporter la confiance en elles-mêmes. « Une fois, un journaliste devait assister à une conférence des salafistes et a demandé à être accompagné d’un photographe homme. De quoi irriter Randa. Elle lui a fait comprendre que l’important, c’était d’avoir un photographe professionnel, femme ou homme, peu importe. Et cette chef de service m’a désignée pour la mission », raconte Héba Al-Kholi, photojournaliste à Al-Shorouk. Cette jeune fille, diplômée de la faculté des beaux-arts, a suivi une formation dans un atelier dirigé par Randa Chaath.
Amira Mortada est la première photojournaliste d’Alexandrie. Elle travaille en ce moment pour le quotidien Al-Shorouk. « Au début de ma carrière, mes collègues n’arrêtaient pas de me dire que j’étais une femme et que je devais me contenter de prendre des photos lors des entretiens ou conférences », rapporte Amira, qui ajoute que tous ces conseils allaient à l’encontre de sa nature de journaliste dynamique. « A l’époque, les islamistes avaient fait circuler sur une page Facebook que Héba Khamis et moi étions des agents de renseignements de la police et qu’il fallait nous empêcher de couvrir les manifestations. C’était un moyen d’empêcher des femmes de travailler sur le terrain », relate Amira. Mais, elle n’a jamais eu peur, même après avoir été victime de coups et blessures. « Dans l’une de ces manifestations, j’ai perdu mon portable et quelqu’un a appelé ma mère pour lui dire que j’étais en danger », raconte Amira. C’est d’ailleurs en travaillant comme photojournaliste que sa mère a découvert ses talents. « Au début, j’ai travaillé comme animatrice de bandes dessinées 3D sur ordinateur. Mais cela a commencé à m’ennuyer de rester des heures collée face à l’écran de mon ordinateur ». Aller sur le terrain, croiser des gens et vivre des expériences enrichissantes ont redonné vie à Amira qui pense que l’oeil d’une femme photographe de presse est pointilleux et capte des détails qu’un collègue homme pourrait négliger. Consciente de la liberté de la femme et de l’importance de la cause que défend sa fille, sa mère ne lui a jamais interdit de descendre dans la rue. « C’est seulement le jour où je devais couvrir l’attentat de l’église Al-Qéddissine à Alexandrie le 31 décembre 2010 qu’elle a bloqué la porte avec un fauteuil, pour m’empêcher de sortir, tellement elle avait peur pour moi », dit Amira.
Force de caractère
En effet, pour être femme photographe dans une société peu tolérante envers les femmes, il faut être doté d’une force de caractère certaine. Hadir Mahmoud, photojournaliste à Al-Watan, est toujours prête à courir des risques sur le terrain. Le visage sans maquillage, les cheveux tirés en queue de cheval, cette jeune photographe ne choisit jamais au hasard ses vêtements. Pour elle, l’important est de se déplacer avec aisance tout en prenant certaines précautions pour éviter les harcèlements. « Les regards sont plus insistants, parfois méprisants lorsqu’on voit une femme circuler avec son appareil. Le harcèlement ne manque pas. On me lance souvent que mes parents se soucient peu de moi en me laissant affronter les dangers de la rue », relate May Al-Chami, qui travaille pour le quotidien Al-Youm Al-Sabie. D’autres astuces sont nombreuses pour éviter les déboires. « Nous nous organisons pour descendre en groupe sur le terrain avec nos collègues hommes. Lorsque nous sommes dans la foule, notre ruse est de porter nos sacs à dos collés à la poitrine pour avoir les mains libres mais aussi pour éviter que l’on nous touche les seins », explique Dina Roumia, une photojournaliste à Al-Youm Sabie.
Cette jeune photographe, qui fait le trajet quotidien entre Aïn-Chams et Doqqi en métro, exploite ce temps perdu dans les transports pour réaliser des reportages. « C’est la société égyptienne dans tous ses contrastes. Discussions, bagarres, vente à la sauvette et harcèlement. Même dans le wagon réservé aux femmes, on est coincées faute d’espace, car même parmi les femmes, on n’est pas libre de nos mouvements », commente Hadir qui pense que ce tohu-bohu mérite d’être pris en photo pour montrer combien les femmes souffrent, y compris dans le métro.
Malgré les difficultés, cette jeune fille continue d’exercer sa passion. Et son fiancé l’encourage à persévérer. « Nous travaillons toujours sous pression, on doit à la fois se protéger et combattre ses agresseurs », dit Héba Khamis, qui a été choquée par le fait qu’une présentatrice de télé qui se trouvait dans un quartier populaire, Kom Al-Dekka, à Alexandrie, a été kidnappée par des voyous qui l’ont enfermée dans un café et battu ses collègues hommes. Ce sont les habitants du quartier qui ont réussi à la libérer. Héba craint d’être un jour exposée au même sort.
Quant à Rania Gomaa, elle doit recourir à toutes sortes de stratagèmes pour accomplir sa mission. L’essentiel pour elle est de ne pas rentrer au journal bredouille. C’est Yasser Rizq, ex-rédacteur en chef d’un magazine, qui lui a donné cette chance de travailler parmi les hommes. Il fallait prendre des photos dans un bain maure pour femmes, et seule elle pouvait le faire.
Le jour où une partie de la colline de Moqattam s’est écroulée, « je ne pouvais pas me déplacer dans ce quartier, en pantalon et appareil à la main. J’ai dû enfiler une galabiya (tunique traditionnelle), pour me faire passer pour une habitante de Doweiqa. C’est une femme de ce quartier qui me l’a prêtée, avec une écharpe et un sachet en plastique noir pour dissimuler mon équipement », relate Rania. Et d’ajouter : « D’habitude, on ne me laisse pas tranquille. On me pose souvent la question : qu’est-ce vous avez entre les mains ? Combien coûte cet appareil ? Pouvez-vous nous prendre en photo ? ». Au fil des années, les femmes photographes de presse se sont habituées à de telles questions.
C’est cette passion de la photo qui pousse parfois ces femmes aux sacrifices pour exercer ce métier. Jihane Nasr n’hésite pas à faire un trajet quotidien de 3 heures (aller-retour) au village Al-Bagour à Ménoufiya. Diplômée de l’Institut du service social, Jihane a dû, au départ, suivre son mari sur le terrain, lui aussi photographe de presse. « C’est lui qui m’a appris à utiliser un appareil et faire des reportages photo ». En quelques mois, Jihane est devenue une vraie professionnelle. « Aujourd’hui, nous, les femmes photographes de presse, aspirons à ce que le professionnalisme soit le seul critère de reconnaissance. Que l’on soit femme ou homme, c’est la compétence qui compte », conclut-elle.
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