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Une décharge et deux mondes

Hanaa AI-Mékkawi, Mardi, 03 novembre 2015

Malgré la décision de fermer la décharge de Qattamiya à l'est du Caire, celle-ci continue d'alimenter la polémique. Les habitants des zones résidentielles situées autour de la décharge se plaignent de l'insalubrité. Les chiffonniers, eux, luttent pour garder leur gagne-pain. Reportage.

Une décharge et deux mondes

Sur l’autoroute qui relie la capitale à la zone résidentielle du Nouveau Caire, Qattamiya s’étire le long de la plus grande décharge du Caire. On recon­naît la décharge formée d’un amoncellement d’immondices et de déchets. Avant même d’arri­ver sur place, on peut sentir l’odeur des ordures brûlées. Là, des tonnes d’ordures ménagères s’entassent et s’étendent à perte de vue, quand d’autres, réduites en cendres la veille, forment d’énormes taches noires. C’est dans cette décharge, entre autres, que le tri et le recyclage d’une partie des ordures sont faits. Le reste est incinéré.

La décharge de Qattamiya qui s’étend sur une superficie de 70 feddans suscite les antago­nismes entre les chiffonniers et les habitants des zones résidentielles. En effet, depuis près d’un an, plusieurs décisions ont été prises pour trans­férer cette décharge hors de Qattamiya. La der­nière de ces décisions a été prise à la suite d’un important incendie sur les lieux. Certains ont accueilli cette décision avec joie, tandis que pour d’autres, elle représentait une catastrophe. Encore une fois, la récente décision est tombée dans les oubliettes. Le travail continue encore dans cette décharge qui existe depuis 20 ans.

Les habitants tentent d’obtenir gain de cause pour fermer la décharge. En effet, ils sont incom­modés par l’emplacement de la décharge et l’odeur immonde qui s’y dégage. « J’ai quitté la capitale pour m’éloigner de la pollution et me voilà en face d’une décharge qui menace ma santé et celle de mes enfants », explique l’un des habitants de la nouvelle ville de Réhab.

Une décharge qui dérange

Réhab, Tagammoe, Qattamiya, Maadi, Moqattam et Madinet Nasr sont des quartiers situés aux alentours du Caire, et leurs habitants vivent un cauchemar à cause des décharges de Qattamiya et de Wafaa wa Al-Amal proches des habitations. Des familles, qui ont fui les embou­teillages et la pollution de la capitale pour aller vivre dans des quartiers plus résidentiels et plus propres, se sont ainsi retrouvées prises au piège. « On ne cesse de parler du transfert de cette décharge, mais rien de concret n’a été fait », s’indigne Amina Hassan, qui possède un immeuble à Tagammoe où elle habite avec ses trois enfants et leurs familles. Elle ajoute qu’elle a dépensé une fortune pour s’instal­ler dans ce quartier, et qu’au­jourd’hui, elle ne peut se permettre de déménager. A sa création, cette décharge ne semblait déranger per­sonne. Mais, la situation a changé depuis que des projets urbains ont vu le jour. Des complexes résiden­tiels et des quartiers huppés, où le prix du mètre carré dépasse actuel­lement les 6 000 livres, ont attiré la classe aisée.

« Depuis que nous avons démé­nagé, il y a cinq ans, ma fille, âgée de quatre ans, souffre d’asthme, et mon mari et moi, de maux de tête. De plus, j’ai fait trois fausses couches », se plaint Racha, qui habite à Tagammoe Al-Awal. En effet, la fumée causée par l’incinération des déchets est l’un des inconvénients majeurs. Les habitants de cette zone ont conscience du danger qui les guette et des risques qu’ils encourent pour leur santé. L’incinération des ordures est quasi quotidienne, comme l’af­firme la majorité des habitants qui se retrou­vent obligés de respirer tous les jours une odeur nauséabonde. « L’ex-premier ministre avait pris la décision de fermer le site, suite au dernier incendie », dit Kamal Nessim, pharma­cien, qui habite un complexe résidentiel à Qattamiya. Il ajoute que « les pompiers ont été appelés, et il a fallu 15 camions-citernes rem­plis d’eau pour maîtriser cet incendie, après des heures d’efforts. Ce n’est pas la première fois que cela arrive, mais cet incendie aurait pu virer au désastre. En plus, il y a des rats, des chiens et des chats errants, tout le temps ». Outre l’air qui est pollué tout le long de l’auto­route, ces ordures ménagères sont la cause d’une prolifération des moustiques et des mouches qui provoquent des maladies des yeux. « Mes voisins et moi avons dû dépenser des milliers de livres pour acheter des filtres et purifier l’air. Hélas, sans succès. Dès que l’on sort de la maison, cette odeur nauséabonde nous monte au nez », affirme Abdel-Rahmane, habitant une banlieue tout près de Maadi.

Par ailleurs, certains habitants qui vivent près de la décharge ont peur des chiffonniers qui tra­vaillent non loin de ces belles zones résiden­tielles. « Il est facile de nous cambrioler ou de nous tuer. On ne sait pas exactement qui sort ou rentre dans cette décharge », dit Dahlia Farouq, résidant à Qattamiya. D’après plusieurs habi­tants, le grand fossé qui existe entre le niveau de vie des familles aisées et celui des chiffonniers peut inciter ces derniers à commettre des crimes.

D’après un ingénieur de la compagnie qui loue la décharge, et qui tient à garder l’anony­mat, cette décharge a été faite pour enfouir les ordures ménagères et les transformer en engrais organiques. « On reçoit chaque jour près de 600 tonnes de déchets dont on se débarrasse en les enfouissant sous terre. Mais il arrive parfois que les ordures s’accumulent. Elles sont composées de matières organiques, de papiers ou d’autres matières combustibles, causes des incendies, surtout en temps de cani­cule », explique-t-il.

Il accuse les chiffonniers chargés du tri qui, pour faciliter leur tâche, brûlent les ordures pour récupérer plus facilement les matières solides qu’ils recherchent. « Ces derniers sont interdits d’accès à la décharge, mais il est difficile de les contrôler à cause de la superficie immense de la décharge. De plus, ils sont protégés par certains bédouins qui imposent leurs lois », poursuit l’ingénieur.

Quelques employés qui travaillent dans cette décharge, qui ont toujours eu peur de s’exprimer, font savoir qu’il leur est interdit de parler de ce sujet. Ils ne nient pas les paroles de leur direc­teur, mais nous affirment discrètement que par­fois c’est la compagnie elle-même qui a recours à l’incinération des ordures, surtout le soir, afin de diminuer les quantités et de faciliter l’enfouis­sement.

Le gagne-pain des chiffonniers

Plus on s’approche de la décharge et plus on s’enfonce dans des pistes marquées par le sillage des roues des camions, venus vider leurs charge­ments. Au milieu de ces tas d’immondices, des silhouettes que l’on ne peut distinguer sauf si l’on se rapproche, car leurs peaux et leurs vête­ments se confondent avec la couleur des ordures. Ce sont les chiffonniers, pour lesquels cette décharge représente un gagne-pain. « On ne connaît ni d’autres métiers, ni d’autres endroits où aller. Si l’Etat veut régler le problème des habitants riches qui veulent respirer de l’air frais, il doit aussi régler le nôtre et nous trouver du travail. Car si cette décharge ferme, on est perdus », dit Samir Khalil, 16 ans.

Ce dernier et d’autres chiffonniers travaillent en équipe pour faire le tri des déchets. Ils cher­chent surtout du verre et du plastique pour les revendre. A la fin de la journée, chacun peut rentrer chez lui avec une somme qui varie entre 30 et 60 livres. La gestion de ce business est contrôlée par de vieux chiffonniers qui ont de l’expérience dans ce domaine.

Chaque moallem, ou le boss comme on dit, est assis sous une cabane dres­sée au milieu du terrain pour surveiller le travail. La cabane repose sur quatre piliers en bois et est recouverte de car­ton, d’aluminium ou de planches en bois, et meublée de fauteuils de tous genres. « On ne sait pas comment on va gagner notre vie si cette décharge ferme », dit Achraf, en ajoutant que les habitants des alentours ne veulent pas les voir, et ont peur d’eux, alors qu’eux-mêmes ne sentent pas la présence de ces gens, car ils sont toujours concentrés sur leur travail qui est très érein­tant. Ils considèrent ces quartiers résidentiels et ces villes nouvelles qui les entourent comme des mines d’or pouvant augmenter leurs reve­nus. Ils ont tous peur, bien qu’ils ne l’avouent pas. Car selon eux, la compagnie peut tra­vailler à n’importe quel endroit, transférer la décharge et laisser aux habitants un bel espace vert. Quant à ces chiffonniers, ils vont perdre leur travail, car ils ne sont pas employés au sein de la compagnie qui loue la décharge. Ils ne peuvent pas assumer les frais de transport jusqu’au nouvel emplacement de la décharge et qui, selon les rumeurs, sera sur la route de la mer Rouge.

Moyens de pression

Une décharge et deux mondes

Les chiffonniers suivent avec anxiété chaque déclaration officielle annonçant l’approche de la fermeture de la décharge. Quant aux habitants, ils ne voient aucun progrès et se réveillent chaque jour en trouvant cette décharge toujours à la même place. Ils ont frappé à toutes les portes et ont utilisé tous les moyens pour se débarrasser d’elle : des pages sur Facebook, des programmes à la télé, des articles dans les journaux, des lettres adressées aux responsables.

Ces moyens de pression les ont aidés à faire entendre leurs voix auprès de l’ex-premier ministre, mais les habitants n’ont rien vu de concret. « Nous en avons marre des déclarations dans le vide », dit Ramez Moheb, un habitant. Lui et ses voisins sont désespérés, car ils ont entendu une déclaration pareille l’année dernière émanant du gouverneur du Caire et qui n’a pas été appliquée jusqu’à aujourd’hui. Et il y a aussi la décharge de Wafaa wa Al-Amal, supposée être fermée officiellement depuis plus d’un an, et qui continue normalement à fonctionner. « On attend un accident ou une catastrophe pour en parler dans les médias et exiger une révision de ces décisions, qui vont encore être mises aux oubliettes », poursuit Moheb, en affirmant que pour les habitants, il s’agit d’une question de vie ou de mort, et qu’ils « ne comptent pas baisser les bras face à la bureaucratie et la corrup­tion ».

Depuis les années 1950, date à laquelle est née la communauté des zabbaline (les chiffonniers) qui a pris la responsabilité de collecter les déchets du Caire, les ordures ménagères sont une source de polémique récurrente. Des années se sont écoulées et le problème n’est toujours pas réglé. L’Etat réagit suivant les mêmes méthodes, mais jamais personne n’a pensé à une solution définitive.

A chaque fois que ce problème est posé au débat public, des centaines de personnes et d’études proposent des solutions, mais qui ne sont jamais prises en compte. Le gouvernement pense régler le problème des décharges du Nouveau Caire en les transférant vers le désert sur la route d’Al-Aïn Al-Sokhna. Cette nouvelle solution temporaire n’a pas tardé à être remise en cause par les habitants de cette ville côtière qui ont manifesté leur refus d’avoir autour d’eux des décharges d’ordures.

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