(Photo : Ibrahim Mahmoud)
« prends ton livre à la main. Avec une heure de lecture, une fois par semaine à la station Al-Raml, tu participeras au sauvetage du patrimoine d’Alexandrie ». C’est par ces phrases que des Alexandrins protestent contre la démolition des vieux kiosques en plein centre-ville. L’appel fait écho, et de nombreux Alexandrins, un livre à la main, passent un bon moment à la station Al-Raml à lire debout.
Cette station de tramway, qui est aussi une place où se trouve le mythique hôtel Cecil, se distingue par de vieux kiosques devenus au fil des ans l’emblème d’Alexandrie. Ils ne sont pas nombreux, mais pour les habitants, ils participent au rayonnement de la ville. Un matin, les kiosquiers, qui louent cet espace limité, ont été surpris par la violence de la police venue prêter main forte à l’Organisme du transport public, avec pour objectif la démolition des kiosques. « C’est pour développer la station. On leur a envoyé plusieurs avertissements les sommant de quitter l’endroit, en vain. Il a fallu réagir car l’Organisme du transport public veut rénover la station », explique l’un des agents chargés d’exécuter les ordres.
Aujourd’hui, les kiosques ont disparu, mais les kiosquiers n’ont pas quitté les lieux : ils exposent leurs livres sur le trottoir. Assis à même le sol, ils n’ont pas l’intention de partir. Les passants s’arrêtent, les encouragent et leur communiquent leur soutien. « Un bulldozer pour se débarrasser des livres ! Je ne voulais pas vivre ce jour où l’on traite les livres comme des pestiférés dont on veut se débarrasser », exprime avec amertume Hassouna, un kiosquier. Cinq autres kiosques situés un peu plus loin dépendent du gouvernorat et non de l’Organisme du transport. Ils sont également menacés de disparition puisque les travaux de rénovation concernent toute la station Al-Raml.
(Photo : Ibrahim Mahmoud)
Il est vrai qu’ils ne sont en tout qu’une dizaine de kiosques mais leur nombre n’a pas d’importance dans cette affaire. Ils constituent un patrimoine culturel qui intègre l’âme de la ville puisque ces vieux kiosques datent des années 1940. « C’est un héritage culturel que l’on doit défendre bec et ongles », estime ainsi l’ingénieur Sayed Abdel-Zaher. Il affirme que l’affaire va bien au-delà de ces vendeurs de bouquins qui perdront leur gagne-pain. Car des cas pareils, il en existe beaucoup. Mais cela reste une histoire d’identité. « Lorsqu’on a lancé notre appel au rassemblement, on a voulu démontrer qu’il existe des gens amateurs de lecture et de ces kiosques », poursuit Abdel-Zaher qui compare ces kiosques à ceux des bords de la Seine à Paris, et que l’Etat français protège, car considérés comme un héritage culturel et humain remontant au XIXe siècle.
Alors pourquoi supprimer ceux d’Alexandrie maintenant ? Et pourquoi n’avoir pas commencé à rénover d’autres lieux de la ville qui sont dans un piteux état ? Un tas de questions que se posent les Alexandrins et auxquelles ils n’ont pas de réponses. Et c’est ce qui les a poussés à réagir. « Petit à petit, ils vont détruire tout notre patrimoine. Je crains qu’un jour je ne me lèverai et ne trouverai pas la fameuse statue de Saad Zaghloul sous prétexte qu’il faut rénover la place », lance un habitant du quartier de Glim, qui a l’habitude chaque week-end d’acheter ses journaux et quelques livres chez l’un de ces kiosquiers avant d’aller s’attabler au vieux café Délices, situé non loin de la station de tramway. Pour les Alexandrins, ces vendeurs de bouquins sont comme la mer, le port, le phare ou la bibliothèque. « Alexandrie ne sera plus la même sans les kiosques de la station Al-Raml », affirme Soha.
Droit légal
A la station Mahattet Al-Raml, les Alexandrins protestent ... par la lecture.
(Photo : Ibrahim Mahmoud)
C’est que depuis cinq ans, l’ex-gouverneur et son successeur ne cessent de parler du développement de la place Al-Raml. La démolition des kiosques a ensuite commencé, rendant furieux les vendeurs en possession des documents prouvant leur droit légal d’occuper les lieux. « On peut comprendre que le loyer soit modique (100 L.E. par mois) et on leur a même proposé de l’augmenter et de faire ce qu’ils veulent pour embellir la station pour nous laisser notre gagne-pain », explique Hassouna. Cette flexibilité des vendeurs n’a pas satisfait les responsables de l’organisme qui les ont malgré tout expulsés. « Les autorisations de ces vendeurs ont expiré depuis un an, et on leur a dit, à plusieurs reprises, de quitter la station », a déclaré le chef de l’Organisme général du transport public, Khaled Eleiwa. Pourtant, chaque kiosquier possède des reçus de loyer encore valides ce mois. Certains ont même payé leur loyer le jour même de la destruction des kiosques.
Ces kiosques sont aussi une mine d’or pour les étudiants. Ils y trouvent des livres scientifiques à bas prix. Des intellectuels alexandrins discutent avec les vendeurs de leurs nouveaux arrivages. Les touristes, égyptiens ou pas, viennent visiter l’endroit où les célèbres films Miramar et La Vendeuse de journaux ont été tournés. Hassouna a même participé à ce film. « Naguib Mahfouz venait ici », précise fièrement Ahmad Al-Abiad. Il raconte que c’est son grand-père qui a ouvert son kiosque quelques années avant la Révolution de 1952. Puis Nasser les a rénovés et leur a octroyé des autorisations officielles. Son grand-père et son père ont gagné leur vie en vendant des journaux et des livres à de célèbres écrivains et aux anonymes, toujours avec beaucoup de respect pour l’écrit. Aujourd’hui, il a du mal à croire que ces kiosques vont tout simplement être effacés de la carte. « Nous sommes prêts à payer, mais pas des milliers de livres, car la vente de livres et de journaux ne rapporte que quelques sous. La valeur de ces kiosques est plutôt littéraire et culturelle, ce qui n’est évident pas pour les responsables », dit Al-Abiad.
Manne financière
(Photo : Ibrahim Mahmoud)
Les Alexandrins savent bien que si ces kiosquiers quittent la place, les vendeurs de portables et de sandwichs les remplaceront, assurant une jolie manne financière, pas forcément transparente, aux gestionnaires de ces emplacements. « Et puis, il y a une chose que je ne comprends pas : comment l’Etat veut-il d'un côté lutter contre le terrorisme et les idées extrémistes, alors que d’un autre côté, il détruit un tel patrimoine culturel ? Au lieu de l’encourager, on chasse le désir de se cultiver ! », lance, d'un ton amer, Mona Gaber, avocate et activiste des droits de l’homme. Comme d’autres, une fois par semaine, elle participe à un sit-in sur le lieu même des kiosques démolis. Des pages sur Facebook ont été ouvertes pour exposer le problème et alerter les médias. « Si la police vient nous embêter, prétextant l’interdiction de manifester, comme ce fut le cas la dernière fois, on se rassemblera pour protester et lire dans les cafés de la place Al-Raml. Si on reste passif, on perdra tout notre patrimoine et notre identité », prévient l’ingénieur Abdel-Zaher avec colère. D’après le poète Ahmad Chokr, quelle que soit la raison pour laquelle le gouvernorat veut faire disparaître ces kiosques, les Egyptiens s’y opposeront, car cela équivaut à bannir l’identité de la ville. « Si une nation pense à son avenir, qu’elle regarde comment elle traite son patrimoine. La nation, ce n’est pas seulement des pierres et de la terre. C’est surtout de l’histoire et du patrimoine ! ». C’est l’un des arguments de l’appel signé par plus de 120 personnes voulant défendre ces vendeurs qui représentent beaucoup plus que des journaux et des livres. Et l’écrivain Ibrahim Abdel-Méguid de s’insurger : « La ville d’Alexandrie est jonchée d’ordures depuis des années. Personne ne songe à les ramasser. Et on voudrait en finir aussi facilement avec les livres ?! » .
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