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Nostalgie d’une belle époque

Dina Darwich, Dimanche, 04 octobre 2015

Les cabanes de la plage de Montaza rappellent une époque désormais révolue. Visite nostalgique dans ce quar­tier où les locataires des petits chalets relatent les souvenirs du bon vieux temps.

Nostalgie d’une belle époque
Montaza a toujours fait la fierté d'Alexandrie et ce sont ses cabanes et leurs résidents qui ont pu conserver sa beauté
Visiter un vieux cabanon à Montaza, c’est comme dépoussiérer un meuble antique. Derrière les cou­lisses de ces petites résidences d’été qui ont connu leur âge d’or entre les années 1960 et 1980, c’est tout un monde qui est en train de s’éteindre. Ce monde auquel Mona Al-Charqawi, 65 ans, écrivaine, est restée très attachée. Locataire de cabanon, elle passe ses vacances à Montaza depuis 1959. « Cette cabane est une partie inté­grante de ma vie. Elle est le symbole de l’été, des moments heureux que j’ai vécus et des relations chaleureuses que j’ai tissées au fil des années. C’est là que j’ai passé les plus beaux jours de ma vie entourée d’amis d’enfance que j’avais rencontrés sur la plage de Sémiramis », confie Mona.
Nostalgie d’une belle époque
Les souvenirs défilent, et c’est avec nostalgie qu’elle nous livre les moindres détails : les personnes qu’elle a connues, la vue panoramique et la splendeur du lieu. Dans un petit coffre, elle garde encore précieusement des photos en noir et blanc prises sur la plage Aïda, Sémiramis et Cléopâtre, ainsi que des autographes signés par des grandes stars en visite à Montaza. Elle les ressort de temps en temps pour les montrer à sa petite-fille. Dans son agenda, elle a conservé les numéros de téléphone des amies qu’elle rencontrait à Sémiramis. « Les gens étaient beau­coup plus simples, moins pédants. C’était également le lieu de rencontre des politiciens, des intellectuels et des hommes d’affaires. On disait alors que le ministre qui arrivait au pouvoir devait avoir son cabanon à Montaza. D’ailleurs, Al-Nahas pacha, premier ministre jusqu’à la révolution de 1952, en possédait un », dit-elle. Elle se sou­vient de la famille du milliardaire Mohamad Al-Fayed qui avait son cabanon mitoyen au sien. A l’époque, il n’était pas encore l’homme d’affaires dont les photos font la une des jour­naux. L’acteur Kamal Al-Chennawi avait aussi le sien. Il y recevait le jour­naliste Galal Moawad et son épouse la grande actrice Laïla Fawzi qui, lorsqu’elle descendait à la plage, éblouissait les estivants par sa beauté et son élégance. « Achraf Bakir, secré­taire du président Moubarak, dont la famille était formée de sportifs de haut niveau, surtout en natation, passait son temps à jouer avec nous sur la plage de Sémiramis. Il y avait également Chamel Abaza, natif d’Alexandrie et ex-député au parlement. Ces grandes personnalités se comportaient humble­ment. L’ambiance était conviviale. A la plage, toutes les femmes étaient en maillot de bain et personne n’osait leur jeter des regards indiscrets », se sou­vient Mona.
C’est pour honorer ces souvenirs que Mona a décidé de mener une bataille avec 880 autres locataires, contre la décision du ministère du Tourisme en juillet 2014 de restituer ces cabanons à l’Etat.
Une bataille qu’ils ont gagnée puisque la Cour administrative a tranché en leur faveur en annulant la décision du ministère. En effet, le ministère comptait, après la restitution des cabanons, les mettre à la vente aux enchères, pour l’intérêt public. La réaction des locataires n’a pas tardé. Ils ont créé une page Facebook qu’ils ont baptisée « L’union des locataires des cabanons de Montaza contre la violation des droits » et dont l’objectif est d’unifier leur voix et leurs actions et de sensibiliser les médias en faveur de leur cause.
C’est à l’époque nassérienne et après le déclenchement de la Révolution de 1952, que le complexe du palais de Montaza a ouvert ses portes au grand public. Ces petits chalets ont été construits avec des plages privées tout autour. Amira Rachidi, femme d’affaires de 44 ans, raconte que son grand-père avait loué un cabanon à la plage de Cléopâtre en 1963. Tous les ans, avec ses parents, elle y passait ses vacances d’été. « A cette époque, toutes les personnes qui se rendaient à Montaza se connaissaient. Pour les distinguer, on disait : c’est le cabanon de telle ou telle famille. Une sorte de communauté qui se retrouvait pour passer les vacances chaque été. La communauté de Montaza, à l’époque, est l’équivalente de l’élite égyptienne de Hacienda aujourd’hui », raconte Amira. Elle explique qu’à cette époque, on rencontrait aussi bien des officiers de la Révolution de 1952 et leurs familles que des hommes d’affaires et des célébrités, notamment beaucoup d’acteurs.
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« Ma grand-mère recevait plus de 15 personnes par jour dans sa petite résidence. Et tous avaient les mêmes rituels. Tôt le matin, on se rendait à la plage, on se baignait ou prenait un bain de soleil, puis on rentrait pour déjeuner, et à 17h, c’était le moment de servir le thé. On se retrouvait entre amis et voisins. On veillait jusqu’à 2h du matin. Ce n’est pas différent de ce qui se passe à la Côte-Nord aujourd’hui, mais je dois dire que l’époque était différente et les gens aussi. Mes parents ont fini par quitter Montaza ainsi que les gens qu’on connaissait Aujourd’hui, ceux qui fréquentent le lieu ne respectent ni l’environnement, ni les règles instaurées », se souvient Amira.
Rania Hassanein, journaliste et fille d’un ex-ministre, pense que Montaza a toujours fait la fierté d’Alexandrie, cette ville cosmopolite fondée par Alexandre le Grand. Et malgré le changement de la structure sociale vers la fin des années 1980 et 1990, ces cabanons entourés de plages privées ont été préservés grâce aux anciens résidents qui vivaient en communauté et qui ont su conserver la beauté de Montaza. Ce qui n’est pas le cas à la Côte-Nord où les gens ne se connaissent pas. Malheureusement, après le départ des anciens locataires, les nouveaux occupants ont imposé leurs règles, ce qui a entraîné la dégradation des lieux.
Faisant une petite comparaison entre les habitants d’antan et d’aujourd’hui, Salwa Al-Achmawi, 65 ans, qui depuis 1968 passe ses vacances à la plage Aïda, explique pourquoi elle a décidé de quitter son petit chalet. Elle, qui possède une villa à la Côte-Nord, passait une grande partie de ses vacances à Montaza et le reste dans sa villa à la Côte-Nord. « La dernière fois que j’y suis allée, j’ai été choquée par le comportement des gens. Dans le temps, personne n’osait manger sur la plage, ni jeter quoique ce soit sur le sable. Jadis, à l’heure du déjeuner, chaque famille se rendait dans sa cabane pour manger. C’était comme ça et pas autrement. Aujourd’hui, les estivants n’hésitent pas à manger sous les parasols », commente Salwa. Et d’ajouter : « Durant l’époque royale, Khalifa, l’homme qui gérait les affaires de la plage Aïda, triait ses locataires sur le volet, et ce n’était pas par snobisme, mais pour éviter que l’endroit ne se dégrade. Les personnes qui louaient ces cabanons prenaient soin de l’environnement et respectaient les lois. Ainsi, elles ont pu vivre en parfaite harmonie », poursuit Salwa qui raconte avec nostalgie, les belles soirées, qu’elle a passées avec ses voisines en partageant des plats savoureux. Elle dit qu’aujourd’hui ses nouveaux voisins ne la saluent même plus depuis qu’elle a osé leur faire quelques remarques à cause du bruit qu’ils faisaient sur la plage en jouant du tambour et du douff.
Nostalgie d’une belle époque
Une manifestation contre le ministère du Tourisme pour annuler sa décision de confisquer les cabanes de Montaza.
L’écrivain Ibrahim Abdel-Méguid, auteur du livre « Personne ne dort à Alexandrie », explique le changement qu’a connu cette ville. « Quand on parle des cabanons de Montaza, on pense toujours à cette élite d’autrefois, qui a fait partie de la classe moyenne et qui a bénéficié d’une bonne éducation. Son savoir et sa culture ont contribué à préserver la splendeur architecturale du lieu, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. C’est une classe qui possède les moyens matériels seulement et qui a imposé sa propre loi, celle du chaos. Ce qui s’est passé à Montaza n’est qu’un microcosme de tout un changement qu’a connu la société », ajoute Abdel-Méguid. Le son de la musique joué par le groupe Le Petit Chat guidé par le maestro de la guitare des années 1970, Omar Khorchid, résonne encore dans la tête de Mona Al-Charqawi. A l’époque, les locataires des cabanons s’installaient dans le jardin de l’hôtel Palestine où ce groupe venait présenter son répertoire de chansons françaises qui attiraient les jeunes des écoles francophones. Et c’est dans le jardin situé à proximité du palais Al-Montaza que l’on venait écouter les chansons de la troupe Black Coats (manteaux noirs) dirigé par Ismaïl Al-Hakim, fils de l’écrivain Tewfiq Al-Hakim. Son répertoire présenté en anglais attirait les élèves des écoles anglophones.
Et c’est là où Mona a eu le coup de foudre pour celui qui va être plus tard son mari et qui a fait ses études au Collège de La Salle. « En fait, les films des années 1960 et 70 ont donné une fausse image sur le mode de vie des locataires de ces résidences d’été. Ils les présentaient comme des jeunes prétentieux, arrogants et libertins, ce qui n’était pas vrai. La société était conservatrice. On avait peur de sortir en couple pour éviter de rencontrer nos parents qui se connaissaient tous. On se contentait d’échanger des regards amoureux », raconte Mona, qui précise cependant que la plage Aïda était le lieu de rencontre des jeunes filles. Elles portaient toutes des maillots de bain, dernier cri, Quant aux garçons, pour attirer leur attention, ils montraient leur prouesse en matière de raquette. « On allait parfois jeter un coup d’oeil furtif au bar de Aïda qui rassemblait les plus décontractés et qui faisaient des beach-partys sur la plage », ajoute Salwa Al-Achmawi.
Les terrasses de ces cabanons servaient souvent de salon culturel et artistique. Siham, réalisatrice qui vit à l’étranger, raconte que les vacances qu’elle a passées à Montaza ont eu un impact sur son avenir. Elle raconte que le Festival de cinéma se déroulait à l’hôtel Salamlek durant le mois d’août. « C’était l’occasion pour moi de voir de près les stars du cinéma international comme Adam Troy qui a joué dans Adventure in paradise, David Hansen du feuilleton policier Five fingers, ainsi que Roger Moore, star des années 1960 du film Le Saint », confie Mona.
Et ce n’est pas tout. Le décor a changé. Pour les locataires, ces scènes sont restées à jamais gravées dans leurs mémoires.
En fait, c’est avec l’arrivée du roi Farouq qu’un kiosque à thé dans le style classique a été rattaché au palais de Montaza. De même, un cinéma, un bureau à l’extérieur pour le roi et plu­sieurs annexes de services comme le château d’eau, l’écurie et la gare royale, sans oublier une école consacrée aux membres de la famille royale, ont vu le jour. Selon Hind, qui avait une cabine à Sémiramis, il y avait à proximité de cette plage un jardin dans le style anglais où se déroulait chaque vendredi des courses pour les chiens. « Un de mes canidés était toujours classé premier », dit-elle avec nostalgie. Dans les jardins situés tout près du palais royal, Mona se souvient encore des troupeaux de cerfs qui couraient au milieu des arbres. Des scènes d’un temps révolu qu’elle vou­drait tant faire revivre
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